Non moins que l’envahissement sournois de l’épidémie qui
suscite d’abord une incrédulité générale, le sujet du roman de Camus est la
sortie de cet état d’auto-contrainte, de crise et de remise en question général
que matérialise l’enfermement. Est-ce que tout doit reprendre son cours
« comme avant » ? Ou bien n’est-ce pas la possibilité de se
reprendre et d’intervenir précisément sur le cours des choses et de
l’organisation de la vie humaine qui se présente ici ? Ces questions sont
au centre du roman paru en 1947.
Que faire de la Résistance et de la victoire ?
comment garder l’expérience d’un autre regard (moins égoïste ?) que les
circonstances ont rendu possible, permettant à des aspects négligés en temps de
paix, où chacun suit son quant-à-soi, de se déployer ? Ce sont les
questions du journaliste de Combat, ce sont les inquiétudes du Résistant[1]. C’est qu’une fois la
guerre passée, une fois le danger écarté, chacun n’a rien de plus pressé à
faire que de l’oublier, de « repartir à zéro » (1449).
Qu’est-ce à dire ? il y a bien deux façons de
l’entendre. Ce peut être, en effet, faire table rase, oublier ce qui est
advenu, et éventuellement faire comme si cela n’était pas advenu, retrouver
donc ses habitudes, une fois le mauvais rêve dissipé. Un des moyens est
d’ériger un monument officiel « aux morts de la peste » (1473). On se
réunit, on fait des « discours » et … l’on va « casser la
croûte ». Et voilà !
Mais ce peut être aussi « recommencer » au fort
que suggère Camus, à savoir reprendre sur d’autres fondements et au plus près
des principes essentiels qui se sont dévoilés pendant l’épreuve. C’est la
raison d’être du roman qu’il expose à la toute fin, alors que son narrateur
contemple depuis la terrasse qui surplombe la ville le commencement des
festivités et les premiers feux d’artifice sur le port. En contemplant ces
« gerbes multicolores », Rieux décide d’écrire « pour ne
pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés,
pour laisser au moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur
avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des
fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à
mépriser. » (1473).
Le roman se donne comme un acte. Faire la chronique de ce
qui a eu lieu, c’est d’abord témoigner, remémorer les actes et les situations.
Depuis une telle récapitulation qui maintient la tension et la déchirure, une
expérience collective traumatisante peut donner la possibilité d’un
recommencement. On voit que Camus est déjà perplexe quant à la profondeur de
celui-ci[2].
Combat, 10 mai 1947 (Gallica)
La peste nous
parle-t-elle en nos temps de Corona ? Sans doute, mais pas forcément pour
ce que le récit fait passer de l’épidémie, pas forcément pour la similitude des
motifs ou les parallélisme manifestes. Le livre échappe à son objet pour avoir
d’emblée été dans le décalage entre l’idée générale et la diversité des
situations qu’elle pouvait évoquer. La rigueur de l’écriture et le maintien
d’une certaine abstraction (qui a pour inconvénient sans doute que l’on ne
parvient guère à s’attacher vraiment aux personnages) l’ont libéré de tout
ancrage référentiel trop réaliste.
Conçu avant la Guerre (à laquelle Camus a pris sa part)
dès 1938-39, le roman suit son cours autonome tout en réagissant et en
commentant les événements qui ont lieu. Il reçoit en quelque sorte un contenu
de l’expérience de l’Occupation et de la Résistance, tout en permettant de les
commenter à distance. À la Libération, il permet de poser, grâce à son approche
indirecte, les questions brulantes de l’après. En tant que chronique et
témoignage, il se dresse en faux contre les tentations d’un oubli de ce qui a
eu lieu, qui serait un double oubli : celui des valeurs morales de
solidarité apparues au cours des années noires chez les résistants, mais non
moins celui des crimes, qui comportent de l’impardonnable. La composition
ouverte du projet rendait possible ce va et vient : « Il y a un plan
que les circonstances d’une part, l’exécution d’autre part, modifient ».
L’écriture s’efforce de mettre de l’ordre dans des fragments épars, travail
d’autant plus pénible, confiait-il, « que mon anarchie profonde est
démesurée. » (1935)
C’est peut-être ce qui sauve le tout. Le désordre dans la
composition rendait le projet ouvert à la contingence. Malgré le risque, ce
n’est pas un roman à thèse. En même temps, la sobriété de l’écriture préserve
sa lisibilité. Le texte est ainsi doté de sa propre puissance interprétative.
S’il peut donner une lecture oblique des événements contemporains de son
écriture, sans leur être ordonné ; il peut aussi interpréter ce qui n’a
pas encore lieu et même ce qui paraît échapper à sa perception romanesque,
comme la situation coloniale. On a vu que le journaliste Camus est au fait des
enjeux essentiels (et aveuglé par ailleurs quant à bien des aspects) alors que
le roman semble ignorer tranquillement ce contexte. Mais en l’ignorant si
manifestement, rien ne dit qu’il ne permette pas de s’y affronter, ni que sa leçon
de solidarité ne puisse être reçue de ceux qui n’apparaissent pas en lui et
paraissent oubliés. Si le roman a gagné son pari d’universalité, il ne peut en
aller autrement.
Nos contemporains sont-ils prêts à leur tour à se laisser
interpréter par un tel roman ? Et dans ce cas, que leur dirait-il ?
Un gain immédiat est qu’il permet d’objectiver, en les
anticipant, les réactions collectives : la peur, l’espoir, l’impatience,
le découragement. Il dit particulièrement bien l’incrédulité d’une part, la
solidité des habitudes, l’être dans le confort qui n’a plus la capacité
d’imaginer que les choses pourraient en aller autrement. Il prévient d’autre
part les recours farfelus de la crédulité. Il trouve les mots pour décrire la
fréquentation quotidienne du drame et le malaise d’une catastrophe qui se
traduit par des informations chiffrées, des graphiques à interpréter, et des
cadavres qu’on va enterrer à la sauvette.
Il sait dire la séparation et l’exil qui résultent de
l’enfermement. Sans doute cette dimension est-elle à même de nous parler plus
fortement encore, nous qui nous sommes peu à peu habités à considérer les
déplacements comme une dimension essentielle de notre mode de vie. Le blocus de
la ville donne ici à penser.
Mais c’est sans doute dans l’attention à la permanence de
la peste après qu’elle a passé que le texte de Camus est porteur d’un
« message ». La fin de l’épidémie ne peut signifier un retour à la
« normale » si l’épidémie a pu avoir prise sur une société affaiblie,
d’emblée prise de cette fatigue morale comme ces Français « fatigués
d’avance en 1940 »[3].
Et si l’effondrement des économies, la bravoure des
soignants, la conscience retrouvés de « nos concitoyens », la révolte
contre les hypocrisies des discours officiels, l’indignation contre leur teneur
bonapartiste, la disposition soudain d’un temps d’abord vide et inquiétant, hors
rythme, n’étaient pas l’occasion de … recommencer autrement ?
[1] Actuelles I donne en quelque sorte un commentaire par anticipation de La peste.
Voir A. Camus, Essais, édités par R. Quilliot, Paris, Gallimard,
Pléiade, 1965 (cité Essais).
[2] Voir l’article de Combat paru le
10 mai 1947, intitulé « La contagion » dont il est opportun de citer
quelques passages : « Il n’est pas douteux que la France soit un pays
beaucoup moins raciste que tous ceux qu’il m’a été donné de voir. C’est pour
cela qu’il est impossible d’accepter sans révolte les signes qui apparaissent,
cà et là, de cette maladie stupide et criminelle. [suivent quelques exemples].
Oui, ce sont là des signes. Mais il y a pire. On a utilisé en Algérie, il y a
un an, les méthodes de la répression collective [il fait allusion aux massacres
de Sétif de mai 1945]. Trois ans après avoir éprouvé les effets d’une politique
de terreur, des Français enregistrent ces nouvelles avec l’indifférence des
gens qui en ont trop vu. Pourtant, le fait est là, clair et hideux comme la
vérité : nous faisons, dans ces cas-là, ce que nous avons reproché aux
Allemands de faire. […] C’est pourquoi il est nécessaire de dire clairement que
ces signes, spectaculaires ou non, de racisme révèlent ce qu’il y a de plus
abject et de plus insensé dans le cœur des hommes. Et c’est seulement quand nous
en aurons triomphé que nous garderons le droit difficile de dénoncer, partout
où il se trouve, l’esprit de tyrannie et de violence » (Essais,
321-323).
[3] Article de Combat, 29 octobre
1944, dans Essais (278).
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