mardi 7 avril 2020

La Peste et le Corona (fin)


Non moins que l’envahissement sournois de l’épidémie qui suscite d’abord une incrédulité générale, le sujet du roman de Camus est la sortie de cet état d’auto-contrainte, de crise et de remise en question général que matérialise l’enfermement. Est-ce que tout doit reprendre son cours « comme avant » ? Ou bien n’est-ce pas la possibilité de se reprendre et d’intervenir précisément sur le cours des choses et de l’organisation de la vie humaine qui se présente ici ? Ces questions sont au centre du roman paru en 1947.
Que faire de la Résistance et de la victoire ? comment garder l’expérience d’un autre regard (moins égoïste ?) que les circonstances ont rendu possible, permettant à des aspects négligés en temps de paix, où chacun suit son quant-à-soi, de se déployer ? Ce sont les questions du journaliste de Combat, ce sont les inquiétudes du Résistant[1]. C’est qu’une fois la guerre passée, une fois le danger écarté, chacun n’a rien de plus pressé à faire que de l’oublier, de « repartir à zéro » (1449).
Qu’est-ce à dire ? il y a bien deux façons de l’entendre. Ce peut être, en effet, faire table rase, oublier ce qui est advenu, et éventuellement faire comme si cela n’était pas advenu, retrouver donc ses habitudes, une fois le mauvais rêve dissipé. Un des moyens est d’ériger un monument officiel « aux morts de la peste » (1473). On se réunit, on fait des « discours » et … l’on va « casser la croûte ». Et voilà !
Mais ce peut être aussi « recommencer » au fort que suggère Camus, à savoir reprendre sur d’autres fondements et au plus près des principes essentiels qui se sont dévoilés pendant l’épreuve. C’est la raison d’être du roman qu’il expose à la toute fin, alors que son narrateur contemple depuis la terrasse qui surplombe la ville le commencement des festivités et les premiers feux d’artifice sur le port. En contemplant ces « gerbes multicolores », Rieux décide d’écrire « pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser au moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. » (1473).
Le roman se donne comme un acte. Faire la chronique de ce qui a eu lieu, c’est d’abord témoigner, remémorer les actes et les situations. Depuis une telle récapitulation qui maintient la tension et la déchirure, une expérience collective traumatisante peut donner la possibilité d’un recommencement. On voit que Camus est déjà perplexe quant à la profondeur de celui-ci[2].


Combat, 10 mai 1947 (Gallica)

La peste nous parle-t-elle en nos temps de Corona ? Sans doute, mais pas forcément pour ce que le récit fait passer de l’épidémie, pas forcément pour la similitude des motifs ou les parallélisme manifestes. Le livre échappe à son objet pour avoir d’emblée été dans le décalage entre l’idée générale et la diversité des situations qu’elle pouvait évoquer. La rigueur de l’écriture et le maintien d’une certaine abstraction (qui a pour inconvénient sans doute que l’on ne parvient guère à s’attacher vraiment aux personnages) l’ont libéré de tout ancrage référentiel trop réaliste.
Conçu avant la Guerre (à laquelle Camus a pris sa part) dès 1938-39, le roman suit son cours autonome tout en réagissant et en commentant les événements qui ont lieu. Il reçoit en quelque sorte un contenu de l’expérience de l’Occupation et de la Résistance, tout en permettant de les commenter à distance. À la Libération, il permet de poser, grâce à son approche indirecte, les questions brulantes de l’après. En tant que chronique et témoignage, il se dresse en faux contre les tentations d’un oubli de ce qui a eu lieu, qui serait un double oubli : celui des valeurs morales de solidarité apparues au cours des années noires chez les résistants, mais non moins celui des crimes, qui comportent de l’impardonnable. La composition ouverte du projet rendait possible ce va et vient : « Il y a un plan que les circonstances d’une part, l’exécution d’autre part, modifient ». L’écriture s’efforce de mettre de l’ordre dans des fragments épars, travail d’autant plus pénible, confiait-il, « que mon anarchie profonde est démesurée. » (1935)
C’est peut-être ce qui sauve le tout. Le désordre dans la composition rendait le projet ouvert à la contingence. Malgré le risque, ce n’est pas un roman à thèse. En même temps, la sobriété de l’écriture préserve sa lisibilité. Le texte est ainsi doté de sa propre puissance interprétative. S’il peut donner une lecture oblique des événements contemporains de son écriture, sans leur être ordonné ; il peut aussi interpréter ce qui n’a pas encore lieu et même ce qui paraît échapper à sa perception romanesque, comme la situation coloniale. On a vu que le journaliste Camus est au fait des enjeux essentiels (et aveuglé par ailleurs quant à bien des aspects) alors que le roman semble ignorer tranquillement ce contexte. Mais en l’ignorant si manifestement, rien ne dit qu’il ne permette pas de s’y affronter, ni que sa leçon de solidarité ne puisse être reçue de ceux qui n’apparaissent pas en lui et paraissent oubliés. Si le roman a gagné son pari d’universalité, il ne peut en aller autrement.
Nos contemporains sont-ils prêts à leur tour à se laisser interpréter par un tel roman ? Et dans ce cas, que leur dirait-il ?
Un gain immédiat est qu’il permet d’objectiver, en les anticipant, les réactions collectives : la peur, l’espoir, l’impatience, le découragement. Il dit particulièrement bien l’incrédulité d’une part, la solidité des habitudes, l’être dans le confort qui n’a plus la capacité d’imaginer que les choses pourraient en aller autrement. Il prévient d’autre part les recours farfelus de la crédulité. Il trouve les mots pour décrire la fréquentation quotidienne du drame et le malaise d’une catastrophe qui se traduit par des informations chiffrées, des graphiques à interpréter, et des cadavres qu’on va enterrer à la sauvette.
Il sait dire la séparation et l’exil qui résultent de l’enfermement. Sans doute cette dimension est-elle à même de nous parler plus fortement encore, nous qui nous sommes peu à peu habités à considérer les déplacements comme une dimension essentielle de notre mode de vie. Le blocus de la ville donne ici à penser.
Mais c’est sans doute dans l’attention à la permanence de la peste après qu’elle a passé que le texte de Camus est porteur d’un « message ». La fin de l’épidémie ne peut signifier un retour à la « normale » si l’épidémie a pu avoir prise sur une société affaiblie, d’emblée prise de cette fatigue morale comme ces Français « fatigués d’avance en 1940 »[3].
Et si l’effondrement des économies, la bravoure des soignants, la conscience retrouvés de « nos concitoyens », la révolte contre les hypocrisies des discours officiels, l’indignation contre leur teneur bonapartiste, la disposition soudain d’un temps d’abord vide et inquiétant, hors rythme, n’étaient pas l’occasion de … recommencer autrement ?



[1] Actuelles I donne en quelque sorte un commentaire par anticipation de La peste. Voir A. Camus, Essais, édités par R. Quilliot, Paris, Gallimard, Pléiade, 1965 (cité Essais).
[2] Voir l’article de Combat paru le 10 mai 1947, intitulé « La contagion » dont il est opportun de citer quelques passages : « Il n’est pas douteux que la France soit un pays beaucoup moins raciste que tous ceux qu’il m’a été donné de voir. C’est pour cela qu’il est impossible d’accepter sans révolte les signes qui apparaissent, cà et là, de cette maladie stupide et criminelle. [suivent quelques exemples]. Oui, ce sont là des signes. Mais il y a pire. On a utilisé en Algérie, il y a un an, les méthodes de la répression collective [il fait allusion aux massacres de Sétif de mai 1945]. Trois ans après avoir éprouvé les effets d’une politique de terreur, des Français enregistrent ces nouvelles avec l’indifférence des gens qui en ont trop vu. Pourtant, le fait est là, clair et hideux comme la vérité : nous faisons, dans ces cas-là, ce que nous avons reproché aux Allemands de faire. […] C’est pourquoi il est nécessaire de dire clairement que ces signes, spectaculaires ou non, de racisme révèlent ce qu’il y a de plus abject et de plus insensé dans le cœur des hommes. Et c’est seulement quand nous en aurons triomphé que nous garderons le droit difficile de dénoncer, partout où il se trouve, l’esprit de tyrannie et de violence » (Essais, 321-323).
[3] Article de Combat, 29 octobre 1944, dans Essais (278).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire