samedi 2 janvier 2021

Victor Segalen, enfin.

 

En 1907, Max-Anély rate le Goncourt. Le succès de Claude Farrère, avec Les civilisés, deux ans plus tôt, l'avait encouragé à tenter sa chance à ce très jeune prix. Le primitivisme qu'on pouvait voir dans les Immémoriaux aurait pu plaire à l'auteur de La guerre du feu, juré influent, et le jeune écrivain avait tenté sa chance en suivant les règles, sondant les différents membres du cénacle, faisant ses visites et se pliant aux politesses. Octave Mirbeau l'avait à demi encouragé, lui avouant pourtant que "son" candidat était Charles-Louis Philippe. En fait, seule Rachilde, parmi les jurés, s'enthousiasma. Mais lui expliqua pourtant : «Seulement si vous voulez reconcourir, baissez d'un ton. Il faut être moins fort que ça pour réunir tous les suffrages.»[1]


 

En 1956, Jean Malaurie ressuscitait l'ouvrage oublié sous le nom de son véritable auteur en l'accueillant dans sa collection «Terre humaine», troisième titre après Les derniers rois de Thulé de lui-même et Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss. En voulant décloisonner l'ethnologie et l'ouvrir à une anthropologie culturelle aux méthodes renouvelées, Jean Malaurie faisait d'un échec romanesque un grand livre d'ethnologie[2]. Il était cela aussi. Victor Segalen, sous sa véritable identité, médecin de la marine, breton, tenté par une carrière littéraire depuis son engouement précoce pour la littérature symboliste, ne pouvait s'attendre à être couronné par les représentants d'un milieu dont il dénonçait fondamentalement les principes. Son exotisme n'était pas celui de Loti ou de Farrère, mais sa contestation : contre les projections colonialistes des auteurs en vogue, il concevait son "exotisme" comme un apprentissage du divers, une inversion de perspective, une remise en question de la civilisation occidentale. A ce titre, et bien que sa langue ait reçu l'empreinte de Mallarmé et celle de Huysmans, il prolongeait le refus de Rimbaud et de Gauguin, auxquels il rendit hommage, dans leurs lieux. Les Immémoriaux sont l'éloge mortuaire d'une civilisation orale désormais condamnée, plus inspiré de Gauguin, dont il sauva une partie de l'héritage aux Marquises, que d'une soumission aux conventions littéraires du jour. C'est pourquoi il participe de la réflexion poétologique moderne.


 

En même temps, l'ouvrage est documenté. Rencontré sur un transatlantique en 1903, l'ethnologue Léon Lejeal l'a encouragé à s'informer, à entrer en rapport avec d'autres ethnologues, à tirer profit de son séjour en Océanie. Une fièvre typhoïde, en l'immobilisant trois mois à San Francisco, lui permet d'effectuer systématiquement des lectures sur Tahiti, dont il se servira pour la rédaction des Immémoriaux, comme l'indiquent les éditions récentes qui rapportent, à la suite de la publication dans la collection "Terre humaine", ses références en regard des chapitres. Elles couvrent plus de 70 pages. Si la forme du livre est narrative, sa méthode n'est pas pour autant arbitraire : documentation exhaustive en son temps sur la question, enquêtes sur le terrain avec questionnaires, et au moins un témoignage d'une vieille maorie pour compléter l'ensemble[3]. Le séjour de trois ans dans la région océanienne lui a permis de se faire sa propre impression des lieux. L'objectivité dépend parfois d'un dépassement des formes de l'objectivation, et c'est justement ce qui sauve le livre de Segalen aux yeux des ethnologues[4].

Le problème de Segalen est de faire parler une civilisation orale dont le déclin est déjà consommé. Il s'agit de l'oralité et de la mémoire. Le roman évoque les derniers maoris au début du XIXe siècle, ébranlés par le contact avec les Européens et décimés en particulier par l'action des missions. Une première partie évoque ce peuple avant qu'il ait reçu l'influence européenne, une seconde rappelle une navigation jusqu'à l'île de Pâques, vain effort de retrouver le lien aux ancêtres et en particulier une forme propre d'écriture, une dernière partie enfin, vingt ans après, décrit de l'intérieur la décomposition de la société maorie sous l'acculturation européenne.

L'originalité du livre est dans son projet poétique: rendre de l'intérieur la vision d'un peuple oral ébranlé par la rencontre de l'écriture. L'écriture poétique de Segalen s'efforce de rendre immédiatement cette oralité. Comme il l'écrivait à Georges de Monfreid:

 

« J'ai essayé "d'écrire" les gens tahitiens d'une façon adéquate à celle dont Gauguin les vit pour les peindre: en eux-mêmes, et du dedans en dehors. »[5]

 

Le premier chapitre est significatif de l'ensemble. Il présente Térii le Récitant, un haèré-po "à la mémoire longue", autrement dit un aède, dépositaire de la mémoire collective des siens, de leurs "beaux parlers originels". Terii est un apprenti, il prendra la relève des maîtres. La description n'est pas extérieure, mais nous fait voir le monde dans la représentation des maoris (style indirect libre). Le thème exposé d'entrée est ainsi celui de la fragilité de la parole et de la transmission orale.

 

« Pour aider sa mémoire adolescente, il recourait aux artifices tolérés des maîtres, et il composait avec grand soin ces faisceaux de cordelette dont les brins, partant d'un nouet unique, s'écartent en longueurs diverses interrompues de nœuds réguliers. Les yeux clos, le récitant les égrenait entre ses doigts. Chacun des nœuds rappelait un nom de voyageur, de chef ou de dieu, et tous ensemble ils évoquaient d'interminables générations. Cette tresse, on la nommait «Origine du verbe», car elle semblait faire naître les paroles. »[6]

 

En l'absence d'écriture, ce sont les nœuds d'une corde qui rappellent les séquences du récit des origines. Les cordelettes mnémotechniques qu'on rencontrait en Nouvelle Guinée et que Segalen a pu voir aux Marquises représentaient une forme abstraite et limitée d'aide-mémoire[7], mais dans tous les cas une non-écriture. La dernière partie du récit décrira l'importation pathétique de l'écriture et du "parler-nouveau" des européens[8].

Mais en s'exerçant déjà à part soi, Terii oublie des mots, et s'en inquiète[9]. Quand vient le jour de la récitation publique, c'est la catastrophe. Alors qu'il déroule une généalogie, il s'emmêle, cherche l'appui des "nœuds secourables de la tresse-origine", mais rien n'y fait; il balbutie, il doit se taire[10] : le fil est rompu. La colère est générale. Segalen entend montrer ici que le mal est déjà dans le rapport affaibli des maoris à leur propre mémoire et non pas dans la seule action des Européens, qui n'a fait que précipiter les choses. C'est une crise de la performance de l'aède qui facilite le passage à l'écrit, la défaite devant la civilisation de l'écriture.

Cette scène était prémonitoire du reniement consécutif de l'installation des Européens et de l'évangélisation des îles que montre la troisième partie du récit. Le culte de l'écriture et du livre va de pair avec la christianisation.

 

« Des gens, —que leur métier d'autrefois désignait pour cette tâche: dérouler sans erreur les beaux récits du Livre, les haèré-po des temps ignorants, —étouffaient avec joie leur mémoire païenne. Et désormais, c'étaient les séries d'ancêtres de Iésu-Kérito, fils de Davida, qu'ils répétaient sans trêve, les yeux clos, le cou tendu, avec des lèvres infaillibles. »[11]

 

La tentative de Paofaï, le chef des récitants et le maître de Terii, d'aller chercher les signes-parleurs des ancêtres jusque dans l'île de Pâques pour mettre à l'abri la mémoire, a échoué. Enumérant les êtres évoqués par les différentes figures inscrites sur le bois, il souffle bientôt de dépit:

 

«…mais après? après tout cela? Comment fixer, avec ces mots et ces figures éparses, une histoire que d'autres —qui ne la sauraient point d'avance, —réciteraient ensuite sans erreur?» (…) «Non! ce n'est pas là autre chose que les tresses nouées, si faussement nommées "Origine-de-la-parole" et bonnes seulement à raconter ce que l'on sait déjà! et impuissants à vous enseigner davantage…»[12]

 

Si lui résiste encore, par orgueil, à l'envoûtement du livre que lui tendent les pasteurs, le relais d'une forme de culture à l'autre s'est opéré ou achevé dans l'intervalle qui sépare la première partie, peu après le débarquement de Cook et des premiers Européens, et la troisième. Térii, rebaptisé Iakoba, laisse aller sa mémoire des origines et la remplace par les savoirs des Ecritures. Même par jeu, il ne peut plus restituer les généalogies maories. Il s'en justifie désormais:

 

«Je ne veux plus disperser les paroles conservées, afin de les employer toutes à garder les dires du vrai dieu. Je récite déjà la moitié du livre selon Ioané.»[13]

 

Ce retrait de la mémoire et la défaite de l'oralité devant les récits écrits du Livre est l'objet du livre étrange de Segalen. Il ne s'agit pas seulement d'entamer un chant de deuil plus ou moins nostalgique d'un monde disparu, mais de repérer de l'intérieur le travail de l'oubli. La décadence des maoris vient de ce qu'ils ont été infidèles à la mémoire, immémoriaux, selon le mot un peu étrange de Segalen. Un tel regard sur l'emprise de l'écriture depuis le point de vue des membres d'une société orale est l'innovation principale du texte. Il remet en question les fondements de la communication et du rapport au langage de la société occidentale.

Bien sûr, on peut voir dans cet exotisme à rebours des traits d'époque: une langue un peu affectée, qui se souvient de Flaubert et de Huysmans, une critique de l'Europe et du christianisme qui n'est pas la première, des accents nietzschéens …Remy de Gourmont et Jules de Gaultier ne sont pas loin. Et pourtant, par la rigueur conjointe de l'objectivation documentaire, qui a contrôlé les informations reprises dans le récit et fourni la substance des descriptions, et de la subjectivation poétique, qui transporte le lecteur dans un "monde sonore" et visuel inhabituel, Segalen a sans doute réussi par son "roman ethnographique" (Malaurie) à poser radicalement la question de l'oralité au sein d'une culture donnée. Par une voie résolument différente de celle des avant-gardes et de leur rejet systématique de la culture, il a articulé une autocritique des préconceptions occidentales du langage dont la portée poétologique reste entière.


[1] Rachilde à Max Anély, 28 novembre 1907, BNF, Catalogue Victor Segalen Voyageur et visionnaire, éd. par M. Berne, Paris, 1999, n. 57, p. 66. Il ne s'était épargné ni la visite à Jules Renard, ni celle à Mirbeau.

[2] Jean Malaurie, "Les Immémoriaux de Segalen dans "Terre humaine" (Plon) 1956", ibid., pp. 69-75. Je cite la reprise de cette édition en poche, ainsi que les Œuvres complètes I-II, éditées par H. Bouillier, Paris, Laffond, 1997 (OC I et II).

[3] Cf. H. Bouillier, Victor Segalen, Paris, Mercure de France (1961), 1986, p. 78. Elle lui récita Les Origines, le peuplement des îles, la succession des générations depuis le débarquement des jumeaux sans pères ni mères.

[4] "Segalen réussit là où l'ethnologie, lorsqu'elle est réduite à n'être qu'elle-même, échoue." écrit Henri Lavondes, "Tahiti au fond de soi", dans E. Formentelli (éd.), Regard/Espaces/Signes Victor Segalen, Paris, L'Asiathèque, 1979, pp. 181-200, p. 194.

[5] Lettre du 12 avril 1906, inédite, citée par Henri Bouillier, Victoir Segalen, op. cit., p. 126.

[6] Segalen, Les Immémoriaux, p. 13 (OC I, 109).

[7] Segalen amalgame des traits empruntés à plusieurs cultures, cf. H. Lavondes, art. cit., p. 185. Sur le rôle des cordelettes qui ne sont ni image ni écriture, voir les analyses de Carlo Severi, "Protée ou la propagation d'une forme. Art primitif et mémoire", dans Künstlicher Austausch, Berlin, Akademie-Verlag, 1999, sp. p. 129 sq.

[8] "Et pourquoi ces signes peints quand on avait la tresse Origine-de-la-parole, pour aider le souvenir?", Les Immémoriaux, p. 20 (OC I, 112); "(…) les nouveaux-venus, trop attentifs à considérer sans cesse de petits signes tatoués sur des feuilles blanches (…)", p. 25 (OC I, 114). A ce titre, comme l'a justement remarqué Giorgio Agamben, les Immémoriaux sont le récit d'un combat entre deux formes de mémoire, et d'abord entre l'oral et l'écrit, "L'origine et l'oubli. Parole du mythe et parole de la littérature", dans regards/espaces/signes, pp. 169-179. Agamben évoque non seulement Jakobson et Bogatyrev, mais aussi Milman Parry et Albert Lord, ainsi que Marcel Jousse, p. 172-173.

[9] Ibid., p. 14.(OC I, 109)

[10] p. 62-63.(OC I, 135).

[11] p. 186-187. (OC I, 205).

[12] p. 198-199. (OC I, 212).

[13] p. 257. (OC I, 144-145).