mercredi 3 juillet 2019

Berlin de marbre rose





Au carrefour des rues les plus centrales de Berlin, la Friedrichstrasse et la Leipzigerstrasse, se trouve depuis quelques années le centre franco-allemand de recherche en sciences sociales créé sous le patronyme de l’historien Marc Bloch.

Il partage les locaux flambant neufs de l’ensemble immobilier « Stadtquartier », soit « quartier urbain », entre autres avec le Ministère allemand de la Justice, l’institut d’histoire de l’Université Humboldt et un prestataire de bureaux, Regus. Ce dernier ne laisse pas de vanter son « adresse impressionnante » dans un des quartiers d’affaire principaux de la ville. Nous sommes dans la « Friedrichstadt », en fait la ville anciennement huguenote, dans la partie sud de Gendarmenmarkt.


Figure 1 Immeuble Stadtquartier, CMB.


C’est beau, central, et propre. On tombe, en sortant de cet immeuble, sur la station de métro « Stadtmitte », soit « Centre ville ». Que peut-on désirer de plus ?

Quant à Marc Bloch (1886-1944), c’est un des grands historiens français de sa génération, un des fondateurs de l’Ecole dite des Annales, qui sut rapprocher l’histoire des sciences sociales, économiques et sociologiques. Médiéviste, il écrivit aussi sur la fabrique de l’histoire et sur la défaire de 1940, l’étrange défaite. À la suite de celle-ci, il fut résistant et bientôt arrêté par la Gestapo, torturé puis exécuté le 16 juin 1944.


Figure 2 Marc Bloch, wikicommons


Il est désormais célébré et de nombreuses institutions ou lieux publics portent son nom, du moins en France. Et depuis 2012, également au plein centre de Berlin.

L’entrée est somptueuse. L’immeuble a vraiment du standing.



Figure 3 Entrée de l'immeuble Stadtquartier (photo DT)



De part et d’autre de l’entrée où règne un vigile affable, des couples d’ascenseurs distribuent les visiteurs jusqu’à leur destination. Un ballet silencieux d’ascenseurs si rapides qu’ils ne permettent jamais l’enclenchement d’une conversation qui serait aussitôt interrompue. On se contente donc d’un salut pour se quitter, tschüss ou auf wiedersehen, suivant la tête du client. Et le plus souvent rien du tout.



Figure 4 Entrée d'un ascenseur (photo DT)


Mais pourquoi tant de marbre ?

Et pourquoi si rose ?


Promenons-nous un peu dans les alentours immédiats. Et faisons un peu d’histoire, après tout notre Marc Bloch était historien.


Nous pouvons lire dans une encyclopédie en ligne les choses suivantes :

« Fin janvier 1933, Hitler qui jugeait la chancellerie du Reich indigne du Reich allemand, convoqua Albert Speer dans son cabinet de travail et lui confia une nouvelle mission : « Je dois bientôt engager des pourparlers d'une extrême importance. Pour cela, j'ai besoin de grands salons et de grandes salles pour pouvoir en imposer aux potentats étrangers, surtout aux plus petits. Comme terrain, je vous donne la Vosstrasse en entier. Le coût de l'opération m'est égal. Mais ça doit aller très vite et malgré cela être du solide. Combien de temps vous faut-il ? (...) Pourriez-vous vous être prêt pour le 10 janvier 1939 ? Je veux que la prochaine réception du corps diplomatique ait lieu dans la nouvelle Chancellerie. »


Figure 5 La façade de la nouvelles chancellerie du Reich (encyclopédie wikipedia)


Il affecta tout un terrain sur la Voßstrasse à cet effet, entre Potsdamerplatz et la Wilhelmstrasse. Le bâtiment « d'un volume de 400 000 mètres cubes » devait manifester « le renouveau et la force du Reich allemand ». Il était notamment doté d’une galerie de prestige, vaguement parodique de celle de Versailles, revêtue de marbre rose jusqu’à son sol glissant. Ne pas glisser constituait pour les visiteurs une première épreuve de leur capacité politique à endurer des temps agités.





Figure 6 Marmorgalerie de la Reichkanzlei


La couleur évoquait, plus que les glaces bien trop réfléchissantes de Versailles, un air de Trianon, alliant la dureté de la matière au prestige de la couleur.




Figure 7 Trianon (wiki commons)


Ce grandiose édifice fut détruit à la fin de la guerre que son occupant principal contribua grandement à déclencher. En attendant de savoir comment occuper cet espace difficile, on s’y gare (à bon prix).



Figure 8 Parking de la Voßstrasse (photo DT)


Un grand vide significatif en ces zones si centrales, déjà cernées au sud par l’immense « Mall of Berlin » (telle est la désignation officielle), frétillant de boutiques que l’on retrouverait dans toutes les autres villes. 




Figure 9 Parking de la Voßstrasse (Photo DT)


Les fantômes d’un passé qui continue de rôder prennent à l’occasion la forme de figures de cires d'un Madame Tussauds de circonstance, et cherchent – selon moi en vain – à introduire un peu de rose et de divertissement dans cette ambiance qui pourrait devenir pesante. Mais le rose qui nous intéresse est d’abord celui de ce marbre somptueux. Où est-il passé ?

Pour partie, on en fit des monuments, à la mode soviétique. Le grand mémorial de Treptow, par exemple, qui a nécessité 40 000 m3 de granit et permis la réutilisation d’une bonne quantité de marbre.



Figure 10 Mémorial de Treptow (wikicommons)


Le marbre garde ici son caractère majestueux.




Figure 11 Cénotaphe (wiki commons)


Mais il y avait vraiment beaucoup de marbre rose. Les monuments soviétique, malgré leurs dimensions conséquentes, ne suffisaient pas au recyclage. La station de métro la plus proche en bénéficia. C’est pour cela que la station Mohrenstrasse quoique peu fréquentée est si imposante.




Figure 12 Station Mohrenstrasse (photo DT)




Figure 13 Le marbre et les poubelles de l'histoire (photo DT)




Figure 14 Sortie Est d'une longue traversée (photo DT)



En sortant, le passant qui veut se rapprocher de la Friedrichstrasse peut admirer sur sa gauche des restes de l’architecture des années 30,




Figure 15 Mohrenstrasse (photo DT)


Et sur sa droite un coin de Corée du Nord, un hôtel controversé (mais cela est une autre histoire…)




Figure 16 Ambassade de Corée et City Hostel (photo DT)



…avant de retrouver l’entrée somptueuse du Centre d’histoire qui perpétue la mémoire du grand historien français …




Figure 17 Entrée du 191 Friedrichstrasse (photo DT)



Mais, à propos, ce marbre rose, cela ne vous rappelle pas quelque chose ?