mercredi 30 novembre 2016

La question saussurienne: une question homérique pour les sciences humaines ?




Sept villes se disputaient dans l’antiquité la fierté d’avoir été la patrie d’Homère. On sait bien Saussure est de Genève. Mais n’est-il pas aussi un peu de Leipzig ou de Berlin ? un peu beaucoup de Paris ? voire de Rome ? Ou d’Alger, qui lui consacre cette année aussi un grand colloque ? C’est la première querelle homérique de Saussure, qui ouvre sur la seconde, bien plus décisive.
Il y a des auteurs qui deviennent célèbres pour un livre qu’ils n’ont pas écrit, ou pas publiés eux-mêmes, et c’est sur ce paradoxe de l’histoire des sciences humaines et sociales que Jürgen Trabant nous invite à réfléchir à partir du cas de Saussure.

Nous savons maintenant que le Cours qui a été le texte de référence – disons-le la Bible – du structuralisme n’était pas de Saussure mais de ses disciples (et non auditeurs) Charles Bally et Albert Sechehaye. Et nous savons qu’il ne reflète pas toute la pensée de Saussure, mais qu’il la contredit parfois. Il est une dogmatisation ultérieure d’un penseur exigeant et souvent sceptique. « Si Saussure nous apparaît, à travers la publication du Cours, comme un auteur, cette image est parfaitement illusoire, non seulement parce qu’il n’a pas écrit ce livre-là, mais aussi – plus profondément peut-être – parce qu’il n’en a écrit aucun. » (Simon Bouquet, Introduction à la lecture de Saussure, Paris, Payot, 1997, p. 64). Il n’aurait publié que des ouvrages obligés pour le parcours académique qu’il eut, passant par Leipzig, Paris et Genève, dont le génial Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-europénnes paru à Leipzig en 1878. Cela fait de lui un cas intéressant et exemplaire, au-delà de ceux qui s’intéressent à la linguistique ou même au structuralisme. Comment est-ce tout simplement possible ? Ferdinand de Saussure est-il devenu « Saussure » (l’auteur du Cours) à son corps défendant ?
Nous savons aussi que les Pensées de Pascal ne sont pas une œuvre, qu’il en existe différentes éditions qui ont chacune leur cohérence et leur justification (Condorcet, Ernest Havet, Léon Brunschvicg, Louis Lafuma, Le Guen, Philippe Sellier etc.), mais dont aucune ne correspond à la visée de Pascal. On peut s’appuyer sur des copies d’époque, ou bien tenter une reconstitution d’après la logique propre du projet apologétique ou d’après des plans de Pascal lui-même, ou en se fiant à l’examen des papiers : jamais on ne parviendra aux « Pensées de Pascal ». Il en va de même pour les Recherches philosophiques de Wittgenstein, encore une Bible de la philosophie contemporaine, qui correspond à des séries de réflexion qui sont bien de Wittgenstein, mais dont rien n’indique qu’il les aurait publiées dans ce choix et dans cet ordre. Le Big Typescript récemment apparu montre la mine de textes aphoristiques sur le fond duquel on a prélevé ce « livre ». Pour prendre un dernier exemple de texte fantôme, dont le statut n’empêcha nullement l’immense succès : La Volonté de puissance de Nietzsche, deux forts volumes d’aphorismes posthumes sélectionnés par sa sœur, et dont on sait l’influence qu’ils ont eue dans les années vingt et trente, donnant largement des gages à une lecture orientée autour des Archives Nietzsche de Weimar, mais continua d’inspirer aussi la réception française jusqu’à Deleuze. Faut-il revenir à la pensée de Nietzsche lui-même, en corrigeant cet artefact, ou considérer, comme on semble vouloir le faire pour le Cours, que la Wirkungsgeschichte, autrement dit l’influence, en fut telle, qu’il serait vain de vouloir revenir à un état d’innocence antérieur à ce livre pour retrouver le Nietzsche ou le Saussure authentique ?
Au 19e siècle, la question principale qui agitait la discipline phare des sciences humaines, la philologie, était la question homérique. D’une part on se demandait si Homère avait été l’auteur des poèmes qui lui sont attribués, ce qui était largement remis en question par la réflexion critique de Friedrich August Wolf sur les conditions de composition, de correction, complément et transmission des poèmes. Celui-ci avait notamment mis en avant le rôle essentiel des critiques alexandrins dans la sélection et normalisation des poèmes, étonnamment répartis en 24 chants égaux. Les diascévastes avaient ajouté leur savoir et leur savoir-faire à des productions sans doute orales, appuyées sur des traditions diverses, déclamées dans des circonstances spécifiques.
D’autre part on se demandait si l’auteur de l’Iliade pouvait avoir été le même que celui de l’Odyssée. Ce débat opposait les tenants de l’unité aux chorizontes ou tenants de la distinction des deux poèmes.
Jürgen Trabant retrace la situation des études saussuriennes en jetant un regard sur les colloques commémoratifs de la parution posthume (Saussure étant mort à 53 ans en 1913) du Cours de linguistique générale. Il y aurait les tenants d’une unité fondamentale de l’œuvre, tantôt fétichiste, à Paris, tantôt rationnellement résigné, conciliant le dogme nécessaire avec les enquêtes historiques, comme à Rome, voire affichant un scepticisme grandissant quant à la possibilité de parler d’un Saussure et envisageant l’essor d’une seconde linguistique vraiment saussurienne cette fois, après la mystification de la fabrication du Cours. Ce courant philologique n’est pas vraiment représenté dans les colloques commémoratifs. Notamment l’éditeur avec Rudolf Engler des Ecrits de linguistique générale retrouvés en 1996 dans l’Orangerie de la maison de famille des Saussure et publiés en 2002, Simon Bouquet, brille par son absence.
Paris reste donc unitarien par nécessité, puisque c’est bien le Cours et non les Ecrits qui a largement permis de fonder le paradigme dans lequel les linguistes francophones ont appris à penser. Rome peut être chorizonte comme déjà l’était Tullio De Mauro en annotant le Cours de réserves philologiques, sans en tirer toutes les conséquences : le fait est que l’école italienne est traditionnellement attachée à la dimension historique et philologique des phénomènes, il n’est pas besoin de remonter jusqu’à Vico pour le constater. Mais la voie d’une exploitation intellectuelle des inédits authentiques qui contredisent souvent le Cours édité mais apocryphe n’est empruntée que par une partie de la recherche : Bouquet, s’appuyant sur la philologie saussurienne suisse et allemande (R. Godel, Rudolf Engler, Johannes Fehr) qui avait constaté des discordances et des contradictions entre les textes autographes et le cours, mais sans en tirer de conclusions, milite, lui, pour un retour au Saussure philosophe, linguiste de la parole, en phase avec beaucoup des correctifs opposés ces dernières décennies au Saussure du Cours. F. Rastier le soutient en cette démarche (Ludwig Jäger favorise aussi une lecture herméneutique). Une question qui se pose est : pourquoi n’y aurait-il pas de consensus quant à la nécessité d’explorer et éventuellement d’exploiter le corpus authentique ressurgi ces dernières années, à la fois pour corriger le Cours et ses dogmes, mais aussi pour aller plus loin, rendant en quelque sorte Saussure à lui-même ? Les derniers textes sont-ils vraiment « parasitaires » par rapport au Cours, comme un article certes polémique de J. Trabant l’avançait en 2005 ? (dans un article intitulé: « Faut-il défendre Saussure contre ses amateurs ? », Langages, 2005, p. 23).
Rappelons les dogmes fondateurs : la synchronie contre la tradition historique tant de la grammaire comparée que des néogrammairiens, qui va de pair avec le privilège de la statique sur la cinétique ; l’idée de système ; l’opposition de la langue à la parole et le privilège accordé à celle-là ; la langue comme système de signes, signifiant et signifié ; le concept d’opposition et de valeur. Tous ces concepts étant liés entre eux.
Se trouveraient exclues les dimensions de la parole individuelle, de l’histoire et de la culture, de l’acte (le rhétorique et le pragmatique). On lit pourtant dans les Ecrits de linguistique générale publiés en 2002 : « La conquête de ces dernières années est d’avoir placé tout ce qui est le langage et la langue à son vrai foyer, exclusivement dans le sujet parlant soit comme être humain soit comme être social » (ELG, 130, Nouveaux documents). Il est difficile d’imaginer la formation des principaux dogmes structuralistes à partir de cette position, qui le rend proche en revanche de Benveniste.
Le travail d’unification et de simplification opéré par les éditeurs du cours fut accentué par l’interprétation donnée par Hjelmslev et l’Ecole de Copenhague, puis radicalisée encore par Greimas, pour produire un ensemble théorique diamétralement opposé aux visées propres de Saussure. Celui-ci avait assurément une ambition épistémologique immense, très critique de l’état des théories du langage de son temps, mais aspirait à une science unifiée de la langue et de la parole, ne négligeant pas la dimension textuelle, comme les écrits authentiques permettent de le constater, aussi bien que ses nombreuses études sur les Nibelungen (bien présenté par Johannes Fehr, Saussure entre linguistique et sémiologie, Paris, Puf, 2000, p. 83-104). Indépendamment de la portée qu’on sera prêt à accorder à la catégorie d’auteur dans le domaine scientifique, n’y a-t-il pas de bonnes raisons de se confronter au tumulte des écrits aphoristiques ou notes item qui émanent bien de Saussure pour réévaluer sa pensée, l’infléchir et la compléter, tout en dégageant mieux qu’auparavant la part de reconstruction due à Bally et Sechehaye ? S’en tenir au CLG, ne serait-ce pas privilégier la Volonté de puissance contre le travail de Colli et Montinari ?

On fait sans doute, par piété structuraliste, trop de cas du Cours, alors que son historisation et sa recontextualisation ne nuiraient nullement à une réflexion sur les principes d’une linguistique structurale – ni n’invaliderait automatiquement les différents usages faits de Saussure par les lecteurs les plus divers +



+ Centre Marc Bloch, 7 novembre 2016, réponse à Jürgen Trabant.

vendredi 2 septembre 2016

Rue Humboldt



Rue Humboldt

En 1925, le 18 juin très exactement, peu d’années après la fin de la Grande guerre, la rue Alexandre-de-Humboldt, sise à proximité de l’Observatoire de Paris, fut débaptisée. Elle réunissait une des plus anciennes rues de Paris, la rue Saint-Jacques, à celle de la Santé, longeant la prison du même nom. Elle s’appelle désormais la rue Jean Dolent, critique d’art (1835-1909) dont il n’est nullement ici question de vouloir diminuer les mérites.


Impasse Longue-Avoine (de la rue de Humboldt). Paris (XIVème arr.), vers 1865. Photographie de Charles Marville (1813-1879). Bibliothèque administrative de la Ville de Paris.
© Charles Marville / BHdV / Roger-Viollet



Alexandre de Humboldt (1769-1859) a été une des grands savants allemands du XIXe siècle, un immense voyageur et découvreur. Il parti jusqu'à Cuba, visita Carthagène, Lima, fit l'ascension du Chimborazo, parcouru le Mexique et l'Amérique du nord... La parution de son Voyage aux régions équinoxiales (1807-1831) entrepris avec Amédée Bonpland marquera l’Europe savante.
Installé en 1798 à Paris, qu’il ne quitta que pour ses voyages américains (1799-1804) jusqu’en 1826, pour continuer d’y retourner fréquemment. Autrement dit, Alexandre de Humboldt est parisien, son milieu intellectuel et savant se trouve à Paris :François Arago, Biot, Gay-Lussac, outre Cuvier, Lamarck, Laplace, Vauquelin, Berthollet, Chaptal et tant d’autres qui composent ensemble une toponymie parisienne d’où il a été sans raison exclu en 1925. C’est en outre, pour une large partie de son œuvre, un écrivain français.
Le 21 décembre 1988, par une sorte de dédommagement peu glorieux, un fragment de rue, l’ancienne BX/19 dans le 19e arrondissement est attribué à Humboldt : 25 m. de long (contre plus 300 auparavant), longée d’immeubles modernes sans caractère, et, symboliquement, en impasse (elle débouche sur le quai de la Marne).

Compte tenu du petit nombre de toponymes allemands dans la Ville de Paris, plutôt présents à travers les noms de bataille napoléoniennes que par les serviteurs de l’esprit, il serait juste de rétablir en ses lieux Alexandre de Humboldt, exemple de l’internationalité des échanges savants avant et malgré les guerres. Rue Goethe, rue Henri Heine, soit. Plus récemment une rue Thomas Mann. C’est bien peu. C’est trop peu pour le parisien d’adoption qu’était Alexandre. Ne pourrait-on pas laisser à son frère, lui aussi longtemps parisien (on lui doit un passionnant Journal parisien des années postrévolutionnaires), la nouvelle rue Humboldt, et restituer la sienne à Alexandre ?
En mai 2014 eut lieu à l’Observatoire de Paris une magnifique exposition consacrée aux « Frères Humboldt et l’Europe de l’esprit » (les curateurs étaient Bénédicte Savoy et David Blankenstein), soutenue par les meilleures institutions savantes de la capitale. C’était un plaisir particulier que de les revoir dans leurs lieux naturels. Ne pourrait-on pas pérenniser le geste ?

samedi 7 mai 2016

Effets de la diversité des langues sur la recherche, la communication et l’enseignement des idées



La réflexion devrait se porter concrètement sur le gain cognitif de la pratique de plusieurs langues. S’agit-il vraiment d’un élargissement de ma capacité à penser, comme le suggérait Humboldt ?
Les SHS tendent par un pôle à la formalisation par ambition de souligner leur universalité et le caractère contrôlable de leurs procédés, mais demeurent par un autre pôle irrémédiablement liées aux langues naturelles. L’inventivité est pour partie liée à celles-ci. Les poètes sont ainsi tous (il est à peine d’exceptions) des traducteurs : c’est que leur investissement créatif de la langue passe par la confrontation à d’autres langues. Dans quelle mesure peut-il, voire doit-il en aller de même pour la rechercher en SHS ? Qu’apporterait pour l’enseignement la confrontation soutenue à plusieurs langues ? 1) au plan des contenus, l’étudiant doit-il être assigné à un état fini de traductions ? (limitation objective de son horizon) 2) au plan des concepts, peut-il compenser l’ignorance d’une langue en recourant à des traductions dans une autre langue, soit parce qu’elles sont inexistantes en la sienne, soit parce qu’elles sont inintelligibles (Freud ou Heidegger en français et donc lus plutôt en anglais) ? (secondarisation de son accès aux sources – peu important dans la masse ou de loin, mais vite essentiel dans le détail)
La mise en place d’une Europe de la recherche qui commence avec les échanges Erasmus et s’affine dans les structures internationales est-elle la bonne réponse ? Quels en sont les effets positifs et négatifs ? comment l’infléchir ? Quels sont les atouts des structures multilingues – et quelles leur pathologies ?
A partir de réflexions concrètes, il s’agira de s’interroger sur nos certitudes, loin des discours de doctrine, pour tracer des perspectives.


Premier cas : la parole politique.
Donald Tusk ist ein sympathischer und kluger Mensch, den die Jahre in Polens antikommunistischer Opposition geprägt haben und der sich vor dem großen europäischen Umbruch mit gefährlichen Arbeiten in großer Höhe sein Brot verdiente. Sich auf Gipfeln in englischer Sprache zu bewegen, ist eine Sache, die Tusk hingegen erst mühsam lernen musste, und noch immer ist er gezwungen, sich einfacher und damit eindeutiger auszudrücken, als ihm und anderen lieb ist.
Also spricht Tusk: „Wir können ein schwarzes Szenario nicht ausschließen.“
Nach einem für Brüsseler Verhältnisse vergleichsweise kurzen Abend ist das der Satz, der bleibt. Es ist ein Satz, der eher resigniert klingt als aufgeregt. Der einräumt, dass nach fünf Jahren des Kampfes um Griechenland gerade einmal fünf Tage bleiben, um ihn zu gewinnen. Und dass die Chancen dafür miserabel stehen.
(tiré de Süddeutsche Zeitung, 9 juillet 2015, Die Seite Drei)

Dans un milieu international où l’anglais est la langue parlée au plus haut niveau, ce sont justement les nuances qui peuvent avoir des conséquences incalculables. Car apprendre à parler la langue de bois (ou à parler diplomatiquement) est plus facile dans sa propre langue que dans une langue apprise. Le langage nous piège en nous poussant à dire plus que nous ne le désirons parfois. Le choix d’une langue commune n’est qu’en partie la meilleure solution, car elle introduit des malentendus dès qu’on quitte la pure communication de contenus dénotatifs, mais aussi des disparités entre les locuteurs qui ne sont pas sur le même pied.

Deuxième cas : la contribution du chercheur.
Il y a une quinzaine d’année, on m’a demandé de participer à un colloque en langue allemande, mais la publication qu’on souhaita en extraire devait être en français. N’ayant pas eu le temps ni l’énergie alors de refaire le travail, je me suis contenté de traduire mon texte allemand. Las ! comment pouvait on être si plat, si « plakativ » comme on dit en allemand, si maladroit. On eût dit un ours balourd. L’expérience de la retro-traduction est extrêmement significative de ce qui passe et de ce qui ne passe pas dans l’expression dans une autre langue assez bien sue. Les thèses, les hypothèses passent, les exemples et les citations, les concepts aussi. Mais ce qui ne passe pas est la permanente modalisation de l’écriture qui donne sa profondeur à la réflexion et sa finesse à l’expression. C’est finalement une dimension essentielle de la communication qui disparaît : la modalisation. Il s’agit manifestement de plus que la simple connotation. Les thèses sont là, les concepts aussi, pourtant, la scientificité en pâtit. Il est nécessaire de s’interroger sur ces limitations, qui ne sont pas réductibles à la dimension stylistique personnelle, non plus qu’à la maîtrise de la rhétorique scientifique requise dans telle ou telle langue, mais qui engagent la qualité scientifique du discours dans l’autre langue.

Troisième cas : de l’ignorance à l’exclusion.
Il sera ici question du prisme imposé par le choix d’une langue dans la connaissance d’une question. Qu’est-ce qui est traduit, disponible, en quelle langue ? A maints égards, sur le marché académique, ce qui n’est pas publié ou traduit en anglais n’existe pas. C’est donc ignoré. En anglais, le mot n’est pas passif, il est au contraire intentionnel. Ignorer, c’est le vouloir, c’est exclure.
Les conséquences sont patentes : uniformisation, appauvrissement, psittacisme.
L’historien du droit Michael Stolleis le rappelait en octobre 2014 (Wir Europäer lesen einander immer weniger, FAZ 1.10.14) : Wenn alles aus dem Gesichtsfeld schwindet, was nicht durch das Nadelöhr des Englischen gelangt, dann entsteht Fremdheit. (…) Beim sprachlichen Zwangsumtausch über das Englische oder Amerikanische geht nicht nur die Masse verloren, sondern auch die Qualität differenzierter Verständigung.
Stolleis cherche à circonvenir la langue-pont qu’est de facto l’anglais, au moins quant à la communication intraeuropéenne, où rappelons-le l’anglais n’est nullement la langue la plus parlée. Il s’agit d’échapper à une logique de l’aliénation entre les locuteurs et les institutions mais aussi les discours scientifiques qui les entourent. Ce qui fonctionne à peu près pour la transmission des résultats, cela ne va plus pour l’invention, la production de résultats nouveaux. Et la maîtrise de l’anglais entraîne un avantage stratégique indépendant de la qualité scientifique, conduisant à surévaluer des recherches banales mais bien troussées en anglais sur des études plus novatrices mais limitées dans leur internationalisation (je songe à un grand spécialiste français de la statistique dans une discussion d’économistes franco-allemands, il était un peu comme l’albatros de Baudelaire). Il y a donc une aliénation au sens d’une séparation des capacités subjectives et des formes dans lesquelles elles peuvent se déposer. Cette aliénation a pour conséquence une non reconnaissance de pans entiers de la réalité, en l’occurrence du monde intellectuel.
Ne faut-il pas faire en sorte que l’on distingue plus nettement entre la langue pour échanger et celle pour penser, innover, écrire ? Attendre de tout chercheur un bon niveau d’anglais pour la communication, mais sans l’inciter à ne publier qu’en anglais. Il s’agirait dès lors de mutualiser des services de traduction pour que ce qui est le plus pertinent en chaque domaine puisse être traduit en anglais – quelques articles suffisent en général.

Quatrième cas : l’écho des langues
Parler une langue n’est pas parler une langue. Une langue est parlée toujours dans un horizon de pratiques et de savoirs préalables qui ne disparaissent pas avec le passage à l’écrit qui les rend invisibles. C’est particulièrement le cas des langues mondialisées. L’anglais des Anglais est saturé de King James Bible et de Shakespeare. Dans d’autres parties du monde on aura encore la saturation biblique, mais moins ou plus du tout de Shakespeare (perçu par les locuteurs, à part last not least etc.). Ailleurs encore plus rien de biblique (j’imagine l’anglais parlé en Inde). Selon qui la parlera, la langue sera donc différente comme elle l’est déjà en Angleterre même relativement aux accents qui sont des classeurs sociaux plus sûrs que les apparences (Orwell dans la dèche démasqué par son accent etonien – on ne se refait pas). Le français a des saveurs différentes au Québec et en Afrique, saveur voulant dire que l’ensemble du système de référence des locuteurs est différent, donc que c’est aussi une autre langue.
Rapportée à l’écriture de recherche, cette réflexion signifie que chaque usage de la langue suppose des renvois culturels implicites. Autrement dit une langue internationale entièrement explicite n’est pas imaginable. Nous avons pourtant le modèle de la philosophie dite analytique : mais précisément l’univocité n’est gagnée qu’au prix d’une réduction des problèmes à des micro-unités. Les traditionnelles et inévitables jokes censées détendre l’atmosphère sont le plus souvent complètement intraduisibles et inintelligibles (idem chez Winnicott, dans les conférences : l’humour est situationnel et souligne par contraste le caractère désossé du propos exagérément technicisé). Ce qui veut dire qu’on réduit la science à des micro-démonstrations, toute discussion au niveau des catégories « meta » et tout retour sur les formes de conceptualisations étant exclu d’emblée, ce qui est en contradiction avec l’orientation des sciences humaines et sociales comme étant à la fois empiriques et réfléchissantes.


Ces notes ont été préparées en vue d'une rencontre sur les incidences de la traduction et du multilinguisme sur les sciences humaines et sociales à Menagio (Villa Vigoni), les 12-14 octobre 2015.