dimanche 23 février 2014

Technique et gadget. Considération sur la technique de la lecture 1



La roue ou le téléphone sans fil sont, incontestablement, des techniques qui contribuent à configurer l’univers de nos possibilités. La marche et la lecture sont des techniques fondamentales de l’homme, des apprentissages qui le définissent plus que quelque nature. Les allumettes, le briquet, le stylo plume, tout cela constitue des apports qui marquent un seuil. On peut s’en passer, mais difficilement, car ils simplifient effectivement la vie.


Les gadgets sont des inventions techniques qui peuvent être intellectuellement absolument remarquables, mais dont on peut se passer. Ils sont un pur divertissement, qui captent l’attention un moment et puis sont oubliés.


On peut rapprocher des gadgets les objets techniques intermédiaires, dont la rapide péremption est inscrite en eux dès leur invention, sur le modèle du minitel français que l’invention de l’internet avait rendu obsolète avant même sa mise en service. Ces objets ne sont pas entièrement inutiles provisoirement, mais n’ont plus le moindre sens dès que se trouve inventée une technique plus « performante », ou plus simple, moins chère etc.


Les techniques prolongent les organes du corps humain et en multiplient les fonctions. L’organisation du corps humain est elle-même technique et suppose une évolution sans doute, mais aussi plusieurs révolutions culturelles dont la marche ou la transformation de la vision sont des exemples. Quand la vision des formes s’adapte à l’utilisation des formes symboliques de l’écriture (S. Dehaene, Les neurones de la lecture, Paris, O. Jacob, 2007), une technique révolutionnaire apparaît, qui procure à l’homme un immense pouvoir d’abstraction et de composition. En extériorisant son savoir il libère son cerveau pour d’autres activités secondes, propres à la réflexion.


La technique de la lecture qui est l’autre face de l’invention de l’écriture constitue un de ces accomplissements qui non seulement étendent le pouvoir de l’homme, mais transforment son mode de fonctionnement du tout au tout. C’est devenu un autre homme.


Les techniques qui ont réussi ont trait à la mobilité, à la force, à la rapidité, au classement, à la miniaturisation, à l’extériorisation des fonctions du cerveau, au soulagement des actes répétitifs et fastidieux. La question qui se pose en chaque cas est celle de l’appropriation des moyens aux fins visées. Le coupe-œuf est à la fois simple et efficace, il a l’avantage d’éviter les petits bris de coquille dans l’œuf à la coque, et constitue certainement une technique qui a fait ses preuves. Pourtant, si son usage n’est pas plus répandu, c’est que le bénéfice qu’il apporte est somme toute très menu, qu’il constitue un objet de plus dont on s’embarrasse en cuisine, qu’il faudrait sans doute une consommation quotidienne d’œufs à la coque pour rendre son usage intéressant. Bref, malgré de grandes qualités, y compris esthétiques, il ne s’est pas imposé dans notre vie.


La chaussure, le chapeau, le parapluie ont des atouts très différents, qui changent ou peuvent changer avec les transformations des modes de vie, comme la lente disparition du chapeau au cours du XXe siècle le signale.


Notre temps voit une invention grandissante de techniques nouvelles – de technologies le plus souvent, dont la complexité interne passe évidemment de loin notre coupe-œuf – associées avec leur reproduction et commercialisation à grande échelle. L’objet technique est aussi une marchandise. Sa validité ne dépendra dans un premier temps pas tant des services effectifs qu’il rendra sur le moyen ou long terme, que du fait d’être acheté. La logique du marché tend à mettre sur le même plan ce qui relève du gadget et ce qui est une technique proprement dite, puisque ce qui importe est uniquement d’écouler une marchandise. L’asymétrie entre le temps de l’achat, qui est instantané, et celui de l’usage effectif, fait que l’on se concentrera davantage sur ce qui peut motiver un achat que sur le bénéfice réel que l’on retirera de l’objet. Un des attraits de la marchandise est sa nouveauté. Les techniques les plus anciennes ne peuvent se prévaloir d’une telle nouveauté. Le regard que l’on porte sur elles peut tourner en constat de désuétude, non parce qu’elles n’apporteraient plus les services habituels, mais parce que d’autres objets les auront remplacées. Le téléphone à fil et le disque vinyle sont de ce genre. Ils sont remplacés parce que l’on s’accorde, sauf quelques irréductibles, à considérer que leur fonction est mieux assurée par d’autres techniques.


Dans l’usage quotidien, les objets technologiques ont souvent doublé les objets techniques ordinaires. Ils sont dans tous les cas plus fragiles, dépendant de sources d’énergie, piles ou secteur, et d’une réparation plus complexe. Il faut de bonnes raisons pour qu’ils s’imposent. Ils le font d’autant plus facilement que l’environnement est riche en possibilités de service, donc urbain. Les piles doivent être rechargées.


A cet égard, la technologie a sur les techniques les plus simples une faiblesse constitutive.


Mais on ne sait jamais si la nouvelle technique prendra, séduira, fera montre de son utilité, ou si elle ne sera qu’un feu de paille. La bataille qui se joue là ne concerne qu’en partie la qualité même de la technique inventée : elle est une question de marché, de désirabilité, d’éviction des produits concurrents, de diffusion. Or la valeur vient du succès de l’échangeabilité maximale. Elle est indifférente au service effectif apporté par l’objet.


Une des conséquences de cette évolution est qu’il devient de plus en plus difficile de discerner la technique du gadget.





 (à suivre)