lundi 21 décembre 2015

Penser en lisant



En partie paru sous le titre « Quel lire est penser » dans Critique 817-818, juillet 2015, p. 562-568.


 Reading Woman with Child - Jean Baptiste Simeon Chardin.png


 Chardin, femme lisant, creative commons


Lire = ne pas penser.
D'autre part, il y a un lire qui donne à penser.
Valéry, Oeuvres II, p. 896.


L’inflation sémantique du terme d’herméneutique au XXe siècle a recouvert ce qui en avait été le point de départ  : un savoir-faire de l’interprétation, notamment mais, non exclusivement, de la chose écrite. Un art de lire et par-là un art de penser. C’est à cette conception plus sobre de l’herméneutique qu’il convient de retourner.
Il faut pour cela d’abord  dissiper un autre malentendu : l’herméneutique consisterait principalement en une opération seconde de prise en compte d’un effort de connaissance déjà effectué par d’autres et déposé sous forme de livres. Il s’agirait d’une activité secondaire, venant après tant d’autres, et par cela même peu importante. En bonne tradition cartésienne, en effet, penser est recommencer à partir de soi en s’assurant pas à pas de sa progression. Penser est affaire de méthode, donc d’ordre à suivre. Et l’ordre qui s’impose va du simple au complexe. Chacun n’a affaire directement qu’à soi, et le reste, les autres, ce sont d’abord des apparences, des silhouettes.
L’herméneutique ne serait donc qu’un pis aller, un grand bavardage évitant surtout l’effort d’une pensée propre et autonome. En effet, aller lire un texte suppose qu’on en attende une vérité. Mais pour accéder à cette supposée vérité il faut l’avoir lu, c’est-à-dire compris. L’activité de lecture se subordonnerait ainsi à la présupposition de la validité du texte lu. Elle se plierait donc à une autorité qu’elle ne peut contrôler qu’après coup.
Le philosophe cartésien reconnaît que dans certaines situations bien précises où le consensus général indique le caractère fondamental de certains textes, une telle démarche est justifiée : ainsi dans l’ordre religieux pour ceux qui adhèrent à une religion fondée sur des dépôts écrits, ou bien dans l’ordre juridique, où les lois sont sanctionnées par la vie publique et valent pour tous. La loi est l’écrit par excellence que tous sont tenus de connaître : elle est l’écrit qui transforme l’ordre social en imposant sa propre force normative. Mais selon le philosophe, dans tout autre domaine, le respect des autorités livresques tiendrait d’une vénération purement traditionnelle qui n’aurait rien à voir avec la pensée. Bref, lire revient à devenir l’historien des pensées des autres. On lirait donc les auteurs, à défaut de penser. Si l’herméneutique mène à cela, on aurait raison de se méfier d’elle : elle ne serait qu’une répétition affaiblie, un souper réchauffé, un lointain écho de la pensée.
Si les philosophes se mettent à lire, ils deviennent des historiens des pensées des autres. On lirait donc les auteurs, à défaut de penser. L’ère de l’épigonalité se serait ouverte et la philosophie serait pour une large part devenue de l’histoire de la philosophie. Le commentarisme, dit-on non sans une pointe de mépris, aurait tout envahi. Descartes, Kant ou Nietzsche n’ont pas commenté leurs prédécesseurs, tout au plus les ont-ils discutés quand il leur semblait bon. Mais les cartésiens, les kantiens, les nietzschéens, ce sont des commentateurs. Si elle y mène, ce serait une bonne raison de se méfier de l’herméneutique qui ne serait qu’une répétition affaiblie, un souper réchauffé, un lointain écho. Il n’y a guère qu’un certain romantisme assigné à l’idée de la dépendance qui assume l’idée que les livres pensent pour moi. Books think for me[1].
Mais est-ce bien le cas ? L’herméneutique n’est-elle qu’une technique d’appropriation des contenus extérieurs ? Ou bien peut-elle être tenue pour une véritable activité de pensée ? Si nous prenons l’herméneutique en son sens le plus simple d’art de comprendre, nous aurons à nous interroger sur les rapports entre une telle « compréhension » et la pensée. Si nous élargissons l’activité intellectuelle de la compréhension à l’ensemble des modes de la lecture, y compris dans leurs dimensions matérielles et historiques, nous pouvons poser la question de la pensée à l’œuvre dans la lecture.

La raison étrangère
La possibilité d’une pensée à partir d’autrui a été fermement posée par un philosophe qui est pourtant tout sauf un commentateur des pensées d’autrui : Kant. Il a fourni en différents endroits de son œuvre des règles de pensée qui sont censées nous permettre d’éviter l’erreur. Elles ne concernent pas le contenu, mais l’usage que nous pouvons faire de notre raison. Il les appelle les maximes du sens commun. Il n’est pas inutile de les rappeler avant de s’arrêter sur l’une d’elles : 1) Penser par soi-même. 2) Penser en se mettant à la place d’autrui. 3) Penser toujours en accord avec soi-même.
Les maximes 1 et 3 ne posent pas de problème particulier : elles correspondent à notre conception ordinaire de la rationalité. Penser par soi-même, c’est la devise des Lumières dans sa validité universelle qui correspond bien à la leçon cartésienne. L’autonomie intellectuelle est une des revendications de la modernité qui a un écho politique immédiat. Cette injonction suppose un lien fort entre l’affirmation de soi comme sujet et le fait de penser :  une pensée pour Kant n’est pas objective, mais doit être assumée par un sujet, elle fait partie d’une expérience singulière de notre pouvoir d’universalité. La cohérence que nous attendons d’une pensée sans doute devenue moins évidente aujourd’hui où des fragments de discours se croisent et recroisent à un rythme tourbillonnant. Elle reste néanmoins un réquisit tout à fait classique d’une pensée rationnelle, dans lequel on peut retrouver aussi bien le principe de non-contradiction, que nous sommes invités à respecter, que l’injonction bien plus forte encore d’être en accord avec nous-mêmes, autrement dit avec le contenu de ce que nous disons. Il s’agit là d’assumer existentiellement son discours et ne pas considérer que ce ne soit qu’un jeu. Les contemporains ont appelé ce désaccord qui se glisse entre notre pensée et nous-mêmes, et qui est visible dans nos actions, la « contradiction performative ». Il faudrait donc éviter non seulement que nos pensées se contredisent, mais aussi que notre comportement, notre agir contredise notre pensée.
On peut considérer que la troisième maxime ne fait que développer dans le temps les implications de la première. Il en va autrement de la seconde, et c’est elle qui nous intéresse ici. La raison, même pensée au comble de son autonomie et dans la rigidité morale de l’interdit de l’auto-contradiction, est redevable des autres. Il n’y a pas de sens commun sans cet échange virtuel de mes convictions avec autrui. Il ne s’agit pas de se mettre effectivement à la place d’autrui, mais, par une expérience de pensée, de « se placer en pensée à un autre point de vue ». C’est cet exercice qui produit ce que Kant appelle une pensée « élargie », qui prend le large et ne reste pas auprès de soi. C’est une pensée qui, pour reprendre un concept mis en valeur par Josef Simon, va au-devant de la « raison étrangère »[2]. Notre propre raison doit s’y confronter, à moins de demeurer bornée. On pourrait l’appeler la maxime de la pensée libérale, au sens où elle nous rappelle constamment qu’autrui pourrait bien avoir raison, qu’autrui peut être le visage de cette raison étrangère qui peut corriger, voire déstabiliser nos assurances (Toute cette analyse inspirée de Kant, nous l’aurions pu aussi bien mener en suivant la structure intentionnelle et plurielle des jeux de langage de Wittgenstein[3]). Nous voyons bien comment se dessine ici la place d’une herméneutique qui serait partie prenante de la pensée. On peut en effet se confronter à d’autres positions en simulant un dialogue, une dispute, un échange épistolaire. Mais on peut aussi se mettre à lire.

Se mettre à lire
On présente parfois l’opération herméneutique comme un dialogue où le lecteur poserait des questions à un texte qui, par la vertu de l’herméneutique, lui répondrait. Mais en réalité, la lecture n’est pas un dialogue, car l’interlocuteur s’est absenté de son texte. Ce dernier est tout seul pour répondre. Il est tout seul et ne peut pas répondre. C’est le lecteur qui va le faire pour lui, qui va assumer cette responsabilité. Il s’interroge sur le texte et interroge aussi celui-ci. Or le texte a déjà répondu et ne parle plus. Le lecteur doit donc faire les questions et les réponses. N’est-ce pas une situation paradoxale, voire absurde ?
C’est au contraire tout le sens de la démarche herméneutique que d’être abandonnée à ses propres ressources pour faire surgir de l’écrit muet l’altérité d’une perspective autre. L’exercice du lecteur est en effet de retrouver, à partir des traces laissées dans le texte, le point de vue de son auteur. C’est à cette condition que la lecture est un exercice de la raison. Le lecteur se démultiplie ainsi. Il se confronte à une altérité qui l’est d’autant plus qu’elle s’est absentée. C’est à la fois une raison, nous pourrions dire une subjectivité, qui est visée, laquelle a donné forme à sa perspective dans le texte, et cette raison est étrangère, au sens où sa perspective singulière doit être reconstruite à partir des signes sans qu’il y ait aucune garantie que nous puissions la rejoindre. Le texte lu est l’invite à reconnaître la perspective adoptée par l’auteur absenté. Cette reconnaissance participe de la pensée. Kant ne dit pas que toute notre pensée proviendrait de telles rencontres avec la raison étrangère, mais que c’en est une des modalités, dont l’importance est partagée avec les deux autres évoquées plus haut.
L’intérêt que peut présenter ce détour par la lecture et cet « exercice de pensée » n’est pas simplement d’enrichissement empirique ou de dépassement de notre tendance à la pensée casanière. Il peut être aussi critique. Car il est manifeste que, pour rationnelle qu’elle puisse être, une communauté de discussion se forme sur le partage d’un certains nombre de règles, mais aussi de valeurs. Or ces valeurs sont rarement explicitées parce qu’elles forment précisément le socle de préjugés d’une communauté donnée, son « sens commun » : c’est tout ce qui va sans dire, mais qui pourrait bien paraître à un autrui venu d’une autre époque ou d’un autre horizon comme étant extrêmement discutable, voire complètement incongru. Même si nous vivons l’exercice de la raison dans la présupposition d’un accord sur les principes de la rationalité assurés de sa progression cumulative parce que la discussion contradictoire y est encouragée, une grande part de son fonctionnement relève de l’ordre de « ce qui va sans dire », d’une évidence pratique non questionnée. Une forme de consensus accompagne la marche de la connaissance, ne serait-ce que parce que les contemporains partagent toujours un même socle d’évidence. Se confronter à un livre, parce qu’il est coupé de nos préoccupations immédiates, parce qu’aussi les préjugés de son auteur sont eux-mêmes désamorcés, peut effectivement être l’occasion de repenser nos positions au moyen de ce déplacement des perspectives qui est impliqué en toute lecture.
L’herméneutique peut se comprendre comme l’effort pour aller le plus loin possible dans la restitution du point de vue de l’autre raison. Commencer à lire est engager d’entrée de jeu un double rapport à soi. D’abord une concentration, un retrait, qui peut se traduire physiquement par le choix d’un lieu, d’une position, voire d’une posture particulière. L’œil balaye la page et, durant ce temps, notre attention est entièrement prise. Mais lire est aussi s’engager sans savoir, aller à la rencontre de ce que l’on ne sait pas, et ceci vaut aussi bien des textes narratifs que des textes qu’on peut appeler méditatifs. Le lecteur revient à soi pour se donner aussitôt à autre chose. Dans ce mouvement on peut distinguer trois moments, trois figures de la lecture.

Au sens le plus élémentaire, lire un texte veut dire accéder au contenu de ce qui a été codé dans une écriture donnée. C’est certes une condition minimale de l’acte de lire, mais ce n’est qu’une condition. Lire un texte peut vouloir dire être capable d’exploiter sans obstacle toute information fournie par écrit, qu’il s’agisse des journaux, des publicités, des panneaux d’orientation, des écrans. C’est devenu une dimension indispensable à l’orientation dans les sociétés complexes contemporaines, et la qualité de l’accès à cet usage marque certainement une ligne de démarcation sociale contre laquelle il est trop peu entrepris. Ce mode de lecture est l’enjeu d’une bataille de géants en vue de la captation de l’attention, dont le livre de Roberto Casati, Contre le colonialisme numérique. Manifeste pour continuer à lire, fournit les coordonnées essentielles.[4] Son « manifeste pour continuer à lire » expose avec clarté et une parfaite aménité, les menaces que le « passage au numérique » fait peser sur la lecture.
Au delà de la lecture de déchiffrement se situe la lecture d’usage. Plus encore que la première, elle est la condition universelle de la lecture. Elle dénote l’habileté à circuler dans l’écrit. C’est une lecture cursive pour dire qu’elle court sur les textes et permet une première orientation. Elle permet de formuler des premières attentes et d’aimanter le mécanisme des projections et anticipations. Mais s’orienter n’est pas encore penser. Ne distinguons pas à ce stade la fiction de l’essai : le lecteur s’engouffre dans l’histoire, ou dans le raisonnement. Il parcourt les étapes tout en s’assurant qu’il comprend bien. Emporté par le mouvement des pages, c’est sa pensée qui suit un parcours inattendu.
C’est ainsi que le lecteur accède à ce qui constitue le troisième moment de la lecture, celle où l’esprit du lecteur s’exerce à repasser dans les traces déposées par l’écrivain. Car c’est l’écriture qui rend  possible la lecture comme cette « capacité de notre esprit à se détacher de lui-même, à s’introduire dans un autre esprit » dont parle Pierre Bergougnioux dans son raccourci foudroyant qui retrace l’invention du style depuis celle de l’écriture[5]. Une collaboration nécessaire s’installe, où le lecteur n’est pas simplement aspiré par les suggestions narratives ou logiques, mais concourt à les produire en fournissant par son imagination le complément intuitif indispensable aux effets suggérés par le texte. A ce niveau, nous pouvons assentir largement à la phénoménologie de la lecture proposée par Ricœur, où le lecteur accomplit et poursuit l’interprétation du texte[6]. De même, il est impossible de lire un texte philosophique sans philosopher avec lui, car il pousse à penser ; sans philosopher non plus à partir de lui, car il incite à aller outre. Lire les autres, c’est déjà penser. En cela l’herméneutique est bien une expérience de pensée, qui s’atteste dès la lecture.



[1] Charles Lamb, “Detached Thoughts on Books and Reading”, The Essays of Elia, Londres, s.d., p. 202.
[2] Josef Simon. Kant. Die fremde Vernunft und die Sprache der Philosophie, Berlin, NY, de Gruyter, 2003. En français, Signe et interprétation, Lille, P. U. du Septentrion, 2004.
[3] Gunter Gebauer, Wittgensteins anthropologisches Denken, Munich, Beck, 2009, p. 113 et suivantes.
[4] Roberto Casati, Contre le colonialisme numérique. Manifeste pour continuer à lire, Paris, Albin Michel, 2013.
[5] Voir Pierre Bergougnioux, Le style comme expérience, Paris, Ed. de l’Olivier, 2013, p. 60
[6] Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 151 s.

lundi 28 septembre 2015

La ligne et le cadre


Tableau I. 1921. huile sur toile. 103 × 100 cm . La Haye, Gemeentemuseum Den Haag (Commons wikimedia)



L’exposition Piet Mondrian Die Linie organisée dans le cadre des Berliner Festspiele 2015 en partenariat avec le Gemeente Museum Den Haag va à l’essentiel. Il ne s’agit pas d’une écrasante rétrospective, mais d’un parcours d’étape. Organisée en forme de L, on voit d’abord la (bonne) peinture figurative, des paysages, des campagnes hollandaises massives, des ciels prêts à renverser au crépuscule l’ordre du jour. S’opère une décantation progressive par des stades moins séduisants de symbolisme coloré, avant d’arriver de nouveau à un langage propre. Puis, au coude du L le visiteur aperçoit au fond d’une suite de 2-3 salles le point de fuite de l’ensemble, la Composition de lignes et couleur III de 1937. C’est exactement où l’on veut procéder. Couleur est au singulier. Le dépouillement a progressé. Restent les lignes qui font composition. Le stade de l’œuf ovale est lui aussi abandonné en chemin, comme une peau d’une ancienne mue.
Les tableaux de cette dernière salle proviennent des années 1920 à l’exception de ce point de fuite à la seule couleur qui est de 1937. Vu de loin, ce dernier fascine doublement : une fenêtre vient stabiliser la vue, qui émerge d’une échelle de ligne et d’une grille heureusement si irrégulière qu’elle n’oppresse nullement. Un mouvement ascensionnel se dégage, posé avec solidité sur une structure qui n’est pas un simple tréteau, mais l’expression des lignes de forces de ce nouvel espace. Or sur la droite, dans la partie inférieure, l’unique bloc de couleur intrigue, et vient proposer une autre logique à cette construction qui s’échafaude, en revendiquant crânement l’asymétrie. Le spectateur fait l’expérience que ce qui pourrait déstabiliser le tableau est en fait ce qui lui donne son ancrage. L’équilibre passe par le choix d’un côté contre un autre. Un travail de péréquation s’effectue subrepticement dans l’esprit du spectateur, comme si les volumes blancs ou vides ajustés dans les espaces opposés équivalaient de quelque façon à ce petit bloc de bleu. Comme si la couleur avait un rapport différent à son espace, une autre densité qui pourtant trouvait à s’équilibrer dans le jeu des intervalles dessinés par le cadre.
Mais peut-on parler de cadre ? Ne sont-ce pas plutôt des tableaux où il n’y a plus de cadre ? Il n’y a plus de cadre car le cadre est descendu dans le tableau lui-même pour venir interroger la vue et la façon de voir. Les Falaises de craie à Rügen de C. D. Friedrich (1818, au musée de Winterthur) faisaient déjà de même. Le cadre s’inscrivait dans le paysage.
C’est ici un peu plus poussé.
Le peintre met en page avant de mettre en scène. Il organise un espace et s’essaye à diverses tentatives d’ordre. Quand un équilibre fugace est obtenu avec les lignes, on peut, comme dans un délicat mikado, introduire un peu de couleur, en redoutant que l’édifice ne s’écroule. Il faut imaginer qu’il s’est d’ailleurs écroulé bien souvent avant que la proposition d’un accord entre ces deux entités si étrangères l’une à l’autre que sont les lignes et les couleurs ait pu s’imposer au jugement du peintre.
Le cadre est descendu dans la toile et oblige à repenser son espace, à repenser avec elle l’appareillage de notre vision. Le rapport des lignes, du blanc, du noir et de la couleur a été médité. Il s’impose une proposition de sens qui évite les symétries faciles et la téléologie d’un ordre commandé. L’ordre s’y affirme, dirait-on, dans son ordre, pour lui-même, rendu à sa gratuité propre. C’est un ordre libérateur. Il ne suppose pas la nécessité ni l’exclusivité, mais se donne comme une possibilité parmi d’autres. Le critère de sélection de cet ordre sur d’autres est esthétique. Il y a quelque chose dans le sensible qui rend l’attrait de cette configuration de lignes non pas nécessaire, mais offerte certainement à la contemplation insistante. Cela se tient. Il n’y a pas à aller au-delà.
Maintenant, venons-en au malaise de cette dernière salle. Ces tableaux-cadre sont eux-mêmes encadrés, un fond blanc séparant la toile du cadre. L’effet est irrémédiablement brouillé. La toile a des proportions que l’on peut supposer étudiées. En la doublant d’un cadre assez grossier, on s’interdit de les percevoir. La vue est floutée. Ces cadres sont accrochés eux-mêmes sur des vastes parois blanches mal préparées à cela. Blanc sur blanc sur blanc. La séparation pensée dans la toile est annulée par le cadre matériel qui parodie le travail du peintre, et l’accrochage paresseux accentue l’effacement des contours. A force de mettre par pure nonchalance la toile dans un cadre, alors que le peintre mettait le cadre dans la toile, on perd la possibilité de le voir pour ce qu’il était. On annule Mondrian en l’accrochant, en l’encadrant.
Ce malaise est une réaction de visiteur. L’attrait du dernier tableau que l’on aperçoit de loin s’estompe en s’approchant, car l’empilement des encadrements efface finalement l’effet escompté. Cela manque de tenue. Ouvrons le catalogue Piet Mondrian Die Linie, en quête d’indices. Car après tout, si l’artiste lui-même ratifiait ce genre d’encadrement au carré, cela ne devrait-il pas minimiser notre émoi ? L’avantage des œuvres reproduites dans ce catalogue est peut-être aussi d’échapper à tout cadre !
Une photo de l’exposition de mai 1917 « Hollandsche Kunstenaarskring » permet de voir p. 175 Komposition in Farbe B, 1917, Komposition in Linie 1916/17 et Komposition in Farbe A, 1917. On devine un encadrement minimum, un bord de quelques centimètres, qui ne heurte en rien la perception des compositions. 1917, c’est l’année de la formation du groupe De Stijl, avec Van Doesburg notamment.
Les photos de l’atelier de Mondrian rue du départ en 1933 et 1934, et au boulevard Raspail en 1936, ne permettent pas de voir de tels cadres (p. 178-179). L’exposition de New York au New Art Center de Helena Rubinstein en avril 1942 laisse deviner derrière Mondrian lui-même une de ses toiles dernière manière posée sur un socle débordant de 10-15 centimètre et légèrement plus foncé (beige ? blanc cassé ?). Mais la page 181 montre le peintre devant deux toiles abstraites, l’une de Van Doesburg (Contra-Komposition XIII de 1926) et l’autre sa propre Komposition N°5 de 1939-1942 alors inachevée. Est-ce pour cette raison ? Elle ne porte en tout cas aucun cadre.
Les toiles ont besoin d’un support pour être accrochées. Mais quand elles consistent en une interrogation de ce support, donc dans une remise en cause de l’encadrement ordinaire, pourquoi s’obstiner à les contredire en les plaquant, on pourrait dire en les crucifiant sur des cadres. Il suffit de leur marge blanchâtre pour noyer l’effet recherché au niveau des couleurs. Et le débordement disproportionné qu’ils imposent à la toile désorganise la recherche maniaque d’un ordre, fût-il minime.
Piet Mondrian, Composition de lignes et couleur: III, 1937. gemeentemuseum Den Haag
Le tableau sur lequel s’achève la traversée en ligne brisée de l’œuvre de Mondrian proposée au Martin Gropius Bau de Berlin.