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Voir ce que l’on voit

 


Je lis dans une chronique de Michael Foessel qui me tombe sous les yeux par hasard (Libé 27.II.2025) cette belle phrase de Péguy écrite apparemment au sujet de Joseph Reinach, dans le contexte de l’Affaire Dreyfus : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » En peu de mots, Péguy réussit assez génialement à conjoindre la perception et le dire, à en faire une injonction qui ne regarde pas seulement l’accord de l’un à l’autre, ce qui serait encore facile, mais l’interprétation inhérente au voir lui-même.

J’apprends aussi que cette formule serait utilisée « par des influenceurs d’extrême droite » dans une perspective dénonciatrice, pour suggérer que le discours public ment sur la réalité des faits controversés et qu’il y aurait donc un dévoilement à opérer en se fiant au voir, posé comme factualité brute, contre le dire, ramenée à une intoxication des esprits.

Le chroniqueur interprète l’injonction de Péguy comme une invitation à « ne pas fermer les yeux devant le scandale », contre sa récupération complotiste. Il évoque la prolifération de salut nazis ou du moins de bras tendus dans une direction qui rappelle ceux-ci, notamment dans la gestique des puissants de l’heure. Or ceux-ci, tout en reprenant le geste, sont dans le déni : « il n’y a rien à voir ». Contre cette hypocrisie, il faut, suivant Péguy, dire ce que l’on voit, ce qui suppose à son tour de voir ce que l’on voit : l’œil écoute, il interprète aussi. L’œil est informé et pour cette raison il est aussi désinformable. Il y a le combat pour les mots, pour lequel sont couramment invoqués Gramsci, Klemperer ou Orwell. Mais il y a aussi le combat pour le visible. Une double vigilance est donc requise.

Il y a "voir ce que l’on voit", pris dans la force de cette formulation, il y a "dire ce que l’on voit" (et par exemple appeler un chat un chat). Mais il y a aussi "penser quelque chose de ce que l’on voit". Voir n’est pas neutre, il est pris dans une interprétation et peut donc être aussi bien éduqué que désinformé. On rêve bien sûr de l’état d’un voir innocent tel qu'Andersen l'a mis en conte au sujet des habits de l’empereur. Le voir démasquant et décapant. Mais il faut aussi considérer la force de l’habituation commune du voir qui produit l’illusion collective. Comme le langage commence à penser pour nous quand il ne fait plus que ronronner, que ses expressions sont reprises sans être remotivées ni interrogées, le voir peut nous endormir. Nous dormons alors les yeux grand ouverts. Voir ce que l’on voit serait une façon de rester éveillés.

Mais il y a aussi la réflexion. À rapprocher de la formule de Péguy est donc cette phrase de Nelson Mandela rappelée en plusieurs de ses écrits par Barbara Cassin : « Que pensez-vous de ce que vous voyez ? ». Une telle phrase aurait servi de commentaire principal au musée anthropologique et raciste issu de l’Afrique du sud ségrégationniste. Elle indique le gain de la réflexion, car il eût été commode de faire disparaitre d’un seul coup la muséologie raciste. S’y confronter et être invité à prendre position et surtout à réfléchir pour soi-même mène bien plus loin.

Quand il nous enjoint à « voir ce que l’on voit », Péguy nous incite à la réflexion, c’est-à-dire à refuser un voir passif et partagé par le sens commun de l’heure. « Voir ce que l’on voit » ; c’est bien y regarder ou encore: y regarder à deux fois ; c’est savoir ce que l’on fait en voyant ; c’est donc réfléchir.

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