dimanche 12 novembre 2017

Hommage aux voyages africains d'Alain Ricard (1945-2016)

Alain Ricard (1945-2016) parlait avec passion de l'Afrique, des hommes et femmes, et des histoires d'Afrique. Disparu depuis le 27 août 2016, il n'est pas oublié.


Schleiermacher traducteur de Mungo Park : un intermède africain dans la rédaction des Discours sur la religion*
Pour Alain Ricard




A la différence du Travel through the States of North America (1795, 1796, 1797) d’Isaac Weld (Londres, 1790), où il s’était contenté de conseiller Henriette Herz et de la relire, le rôle de Schleiermacher dans la traduction des voyages de Mungo Park fut majeur. Le livre Reise im Innern von Afrika auf Veranstaltung der Afrikanischen Gesellschaft in den Jahren 1795 bis 1797, unternommen von Mungo Park, Mundarzt parut la même année que l’ouvrage qui devait le rendre célèbre, sans plus de nom de traducteur que le Über die Religion ne comportait d’indication d’auteur (Schleiermacher 1799). Schleiermacher vint en effet au secours de son amie Herz début mai 1799 (Schleiermacher à Spener, 4 mai 1799, voir Schleiermacher 1984, 771, note), palliant la défection de Ludwig Tieck qui devait initialement seconder Henriette Herz, alors même qu’il était pris par la rédaction des Discours sur la religion. Il s’agissait de tirer d’embarras son éditeur Spener, engagé dans la publication en comptant sur le fait que le marché des traductions de récits de voyage était florissant (la traduction de Park devait reparaître dans la Bibliothèques des voyages les plus neufs et les plus intéressants, puis dans une autre traduction abrégée à destination d’un public enfantin ; Park 1800, 1805 et 1807). Schlegel venait peu auparavant de lui proposer de s’engager avec lui dans la traduction de Platon, projet qu’il qualifie d’« idée divine » dans une lettre à Henriette Herz du 29 avril 1799. Spener date sa note de l’éditeur rédigée avec son associé Haude (Nachschrift der Verleger) du 1er août 1799. Le travail a donc occupé Schleiermacher à ses heures libres de mai à juillet. Il maintiendra la discrétion promise, le livre parut sans nom de traducteur, Herz ne signant pas non plus. Un an après, il confirme son intervention dans une lettre à sa soeur du 25 juillet 1800 (ou de septembre de la même année), évoquant le Mungo Park « dont j’ai aussi traduit la plus grande part », den ich auch größtentheils übersetzt habe (Schleiermacher 1992, 172. Lettre 917 à Christiane Schleiermacher, début septembre 1800). Notons que Schleiermacher parle bien ici d’Übersetztung !...de traduction donc, et pas de Dolmetschen , d’interprétariat, qui est la qualification retenue dans le Discours académique pour évoquer les travaux ordinaires de traduction de textes sans prétention littéraire, comme les récits de voyage précisément (Schleiermacehr 1813, 35).

Alors qu’il écrivait ses Discours sur la religion entre Platon et saint Paul, ce petit travail annexe a dû dépayser fortement le théologien romantique. Mungo Park (1771-1806) était un représentant des Lumières écossaises, liant une réflexion morale et anthropologique au souci de l’expérience. Il avait ainsi fréquenté Fergusson et Walter Scott (Voir l’introduction d’Adrian Adams dans Park 1980). Lui-même dentiste (Mundarzt pour l’édition allemande) voire chirurgien (surgeon), il avait incorporé l’empirisme au quotidien. Pas un aventurier né, il entreprend son voyage pour l’African Association, une société capitaliste qui entend explorer les zones inconnues de l’Afrique pour y sonder les possibilités de commerce et donc de profit. Un propos bien peu romantique ? Sans doute, mais assez romanesque, à suivre Jules Verne, dont le héros Ferguson refera le trajet en ballon, mais dans l’autre sens, en partant de Zanzibar et non de la côte Ouest :



« Vient alors l’illustre Mungo-Park, l’ami de Walter Scott, Ecossais comme lui. Envoyé en 1795 par la Société africaine de Londres, il atteint Bambarra, voir le Niger, fait cinq cent mille avec un marchand d’esclaves, reconnait la rivière de Gambie et revient en Angleterre en 1797 : il repart le 30 janvier 1805 avec son beau-frère Anderson, Scott le dessinateur et une troupe d’ouvriers ; il arrive à Gorée, s’adjoint un détachement de trente-cinq soldats, revoit le Niger le 19 août ; mais alors, par suite des fatigues, des privations, des mauvais traitements, des inclémences du ciel, de l’insalubrité du pays, il ne reste plus que onze vivants de quarante Européens ; le 16 novembre, les dernières lettres de Mungo-Park parvenaient à sa femme, et, un an plus tard, on apprenait par un trafiquant du pays qu’arrivé à Boussa, sur le Niger, le 23 décembre, l’infortuné voyageur vit sa barque renversée par les cataractes du fleuve, et que lui-même fut massacré par les indigènes. » (Verne 1867, 226-227)



Si la fin fut sans doute moins cinématographique que ne le veut Verne, il reste que Park a bien exploré un no (european) man’s land en remontant le fleuve Niger dans l’idée d’en identifier les sources. Un périple qui le mènera de Gorée jusqu’à Bamako, Segou, Silla, en ayant passé aussi à Tombouctou. Un second voyage, à l’occasion duquel il trouva la mort, le fit pousser jusqu’à Bussa en 1805 sans parvenir non plus à identifier les sources du Niger, comme si le tracé elliptique du fleuve déjouait la recherche de l’origine. Si le récit de Park est d’une sobriété désarmante, ne masquant pas la difficulté qu’eut son auteur à le rédiger à partir de ses notes, il est manifeste que le choc de cette lecture effectuée à travers l’acte de traduire, qui suppose une forme d’appropriation du récit, ne pouvait laisser Schleiermacher indemne. Il est plaisant d’imaginer que la rencontre avec le continent noir pouvait continuer de hanter le rapport de Schleiermacher à la traduction, bien qu’il n’en reste aucune trace publique…


Bibliographie

Park, Mungo (1799), Reise im Innern von Afrika auf Veranstaltung der Afrikanischen Gesellschaftg in den Jahren 1795 bis 1797, unternommen von Mungo Park, Mundarzt, aus dem Englischen, [sans nom de traducteur], Berlin: Haude und Spener.

Park, Mungo (1800), Reise im Innern von Afrika, Berlin und Hamburg, 1800 [Bibliothek der neuesten und interessantesten Reisebeschreibungen];

Park, Mungo (1805), Mungo Park’s Reise in Afrika, für die Jugend bearbeitet, übersetzt von Chr. M. Schulz und F. Gaimpel: Schüppel.

Park, Mungo (1807), Neueste und letzte Reise ins Innere von Afrika, traduit par Harry Wilkens, Hambourg: H. D. Müller.

Park, Mungo (1980), Voyage à l’intérieur de l’Afrique, traduction de J.H. Castera (1799), Paris : Maspero, La Découverte.

Schleiermacher, Friedrich (1992), Briefwechsel 1799-1800, éd Andreas Arndt et Wolfgang Virmond. Berlin und New York : de Gruyter (KGA V/3).
Schleiermacher, Friedrich (1799), Über die Religion. Reden an die gebildeten unter ihren Verächtern, Berlin: Spener.

Schleiermacher, Friedrich (1984), Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Verächtern (1799), in: Kritische Gesamtausgabe, I. Abt. Bd. 2: Schriften aus der Berliner Zeit 1769-1799, éd. Meckenstock, Günter, Berlin/New York : de Gruyter.


Schleiermacher, Friedrich (1999), Des différentes méthodes du traduire, trad. Antoine Berman, éd. Christian Berner, Paris : Seuil, 1999.

Verne, Jules (1867), Cinq semaines en ballon. Voyage de découverte en Afrique par trois Anglais, Paris : Hetzel.




* Ce texte a été publié comme appendice à l’article « Passer entre les langues. Réflexions en marge du discours de Schleiermacher sur la traduction. Avec un appendice sur la traduction de Mungo Park », dans Larissa Cercel et Adriana Serban (éds.), Friedrich Schleiermacher and the Question of Translation, 1813-2013, Schleiermacher Archiv 25, Berlin, Boston, de Gruyter, 2015 (p. 59-73).