Publié sur le site de la revue Multitudes, le 1er
octobre 2012
Il faut avoir
parfois entendu ou lu sous des vêtements extrêmement divers ces contes de Grimm
pour qu’ils commencent à s’imposer dans leur vigueur subversive.
Les musiciens ne
sont pas des musiciens, mais des laissés pour compte. Ils sont rejetés par une
société qui les a utilisés tant qu’elle pouvait, et maintenant que les voilà
trop vieux et qu’ils ne peuvent plus fournir la même quantité de profit à leurs
maîtres, on s’en sépare, ou bien on les destine à la casserole.
L’âne ne peut plus
porter. Le coq est mis au chômage de sa basse cour. Le chien ni le chat ne sont
plus d’aucune utilité à faire fuir voleurs ou souris.
Aucune assurance ne
vient compenser cette péremption sociale, dont la violence s’exprime au mieux
dans la dernière perspective qui leur est offerte : être mangés.
Contre cet avenir
qui n’en est pas un, ils se rebellent, indignés à leur façon. Ils aspirent à
une sécurité qu’ils n’ont jamais connue et rêvent de devenir fonctionnaires de
la ville de Brême.
Ils forment une
bande autour du minimum qui leur reste : un peu d’art, un peu de musique.
La bande est le moment de la recomposition d’une solidarité qui a fait défaut
dans la société telle qu’elle est. Dans celle-ci, ce qui ne sert plus est jeté.
C’est autrement plus vrai de notre société que de celle des contes. Mais c’est
une vérité que ceux-ci portent déjà.
Ceux qui sont
repoussés de toute part ne se repoussent pas mutuellement. Ils font bande. Ils
font société. Ils font société autour d’un projet qui a l’art pour moyen et la
sûreté pour fin. Ils refont la société en artistes baladeurs, mais autour d’une
revendication sociale. Ils luttent contre ce qui a fait défaut.
Ces canards boiteux
sont usés par une vie de travail, de service, de domesticité, dont ils n’ont pu
attendre aucune gratitude. Ensemble, ils réinventent l’art. Un art effrayant,
sans doute, qu’on n’écoutera pas pour se distraire.
Ils n’ont qu’une
visée lointaine et la fantaisie avec eux. Le but les sauve. Où que soit et quoi
que soit « Brême ». C’est devenu leur utopie.
Ils sont dans la
forêt. Il fait noir et l’espérance commence à peser peu contre le ventre vide,
le froid, l’incertitude où passer quelques heures dans la nuit. Mais une lueur
les attire.
Pas une étoile, la lueur
d’un bouge. Le salut passe par l’inversion de la rapine ordinaire. La bande des
musiciens va chasser la bande des brigands. Les animaux malades de la société
du profit vont se venger des voleurs. Ils vont montrer qu’on peut voler les
voleurs, effrayer les effrayants, les puissants.
Ils en font la
démonstration en exhibant leur véritable solidarité, l’appui mutuel de la
pyramide animale, les uns sur les autres, alors que les voleurs, littéralement,
se débandent.
Les voleurs sont le
visage découvert de la société bourgeoise d’oppression qui les a presque tués
après les avoir usés jusqu’à la corde. Le retournement est parfait. Leur opposition
les renverse, forte de ce qu’ils n’ont pas. Le chant suffit à les faire enfuir.
Pour sûr, ils ne sont pas adeptes du bel canto. Ils chantent faux sans doute et
leur guitare n’a que des cordes cassées. Qu’importe. Leur appropriation de
l’art les dote d’un pouvoir magique qui non seulement effraierait les
« honnêtes gens » qui n’avaient plus besoin d’eux, mais qui est aussi
en mesure d’éloigner les voleurs de grand chemin, qui sont la vérité des
précédents.
La voix qu’on ne
reconnait pas d’ordinaire aux animaux est la force qui a brisé le carreau. La
porte d’un nouveau domicile leur a été ouverte par un art farouche qu’ils se
sont inventé comme un cri de guerre.
Pourquoi les brigands
se sont-ils laissé intimider ? Il faisait nuit, la fatigue et le vin ont
joué sur leur imagination, révélant une profonde mauvaise conscience.
L’intranquillité du crime les a poussés hors de la cabane.
Ce moment de vérité
n’a de sens que comme l’inversion des outrages subis en commençant, qui ont
jeté ces animaux pelés sur la grand’ route. Ils évacuent une société de peur et
de tromperie par l’artifice même de l’art qu’ils improvisent. L’envie leur
tient lieu de talent. Car peu de choses les séparerait des brutes qu’ils
parviennent à chasser, si ceux-ci n’étaient encore qu’un produit des maîtres
ingrats.
La contre-société
des brigands repose sur un ensemble de croyances et d’illusions, comme le monde
des maîtres. Leur tentative de reconquête de la maison échoue parce que leur
imagination est prise par la peur où toutes les superstitions, voire toutes les
religions s’engouffrent. La déformation du récit du brigand envoyé en
éclaireur, et battu par les animaux réveillés de leur sommeil en une scène
rejouant les châtiments infernaux est la contrepartie du pouvoir improbable de
l’art qui a permis aux quatre musiciens d’entrer dans la maison.
Cette scène de
jugement dernier est dans la tête du brigand. Les musiciens n’en n’ont pas
idée, loin qu’ils l’aient aucunement préméditée.
La contre-société ne
fait que révéler l’étroitesse de la société, qui se prend à son propre piège. Plutôt
que de se déjuger de leur première frayeur, les brigands préfèrent entériner un
conte qui les dépossède. Tant il leur est impossible de se remettre en
question. L’abandon du but de la sécurité municipale est la conséquence de sa
réalisation précoce dans l’asile forestier qui s’est offert à eux. Brême, ou
tout autre but lointain, attendra.
Les animaux ont-ils
simplement pris la place des anciens maîtres en les chassant sous la figure des
voleurs qu’ils sont en vérité ?
Ils restent plutôt
fidèles à leur premier refus. Ils ne se glissent pas dans des rôles déplaisant,
dans le confort de l’intérieur bien propre, mais s’installent librement dans la
maison pour y couler des jours tranquilles, faits de musique et de
convivialité. Car ils gardent l’élan artistique pour lequel ils n’ont sans
doute pas de génie particulier, mais qu’ils se plaisent à cultiver comme une
façon d’exister sans exploiter. Il se peut que les sonorités rauques des
premiers essais se fassent avec le temps plus mélodieux. Ou qu’ils inventent
une véritable musique pour le seul plaisir de la jouer.
Dans la forêt, pour
les arbres silencieux, plutôt que pour les bourgeois de Brême.
Ils préservent leur
refus d’un monde réellement sauvage en se fixant aux marges de la société, en
des forêts que personne n’ose traverser de nuit, pas même ces pleutres
brigands.
Le salut entrevu
dans la sécurité du fonctionnariat a fait place à la bonne grâce d’une liberté
dans les marges, où la lyre cabossée qu’ils manipulent et accompagnent de leur
voix éraillée réinvente une autre société. C’est à quoi servent les contes.
Denis Thouard,
26.XII.2011
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