Graphique du covid19, Daily deaths from Covid-19 in the world and top 5 (CC) |
« C’est un bon, c’est un excellent graphique »
commenta le docteur Richard : le « graphique des progrès de la
peste » montrait enfin un « long plateau » après avoir affolé
les esprits « avec sa montée incessante ». « Désormais, elle ne
pourrait que décroître. » (1412). On commençait de se rassurer et
peut-être de se réjouir un peu « lorsque le docteur Richard fut enlevé par
la peste, lui aussi, et précisément sur le palier de la maladie. » La
chose avait été si rapide qu’il n’avait même pas fallu changer de paragraphe.
De fait, avant de nous proposer le retournement de la
catastrophe, Camus, au quatrième acte de sa tragédie, en nourrit la péripétie.
Dans le temps flottant de la diffusion épidémique, des arrêts, plateaux ou
paliers, suivis de rechutes ou de rehausse, selon la perspective graphique
adoptée, maintiennent la tension – on pourrait dire aussi bien : la
fièvre.
« Les formes pulmonaires de l’infection qui
s’étaient déjà manifestées se multipliaient maintenant aux quatre coins de la
ville, comme si le vent allumait et activait des incendies dans les poitrines.
[…] La contagiosité risquait maintenant d’être plus grande, avec cette nouvelle
forme de l’épidémie. » (1413)
On ne sait plus trop quoi penser. La courbe se stabilise,
mais le danger s’accroît. Le désarroi guette. « Au vrai, les avis des
spécialistes avaient toujours été contradictoires sur ce point ». Voilà le
problème d’une discussion ouverte, savante et informée… C’est que l’on a besoin
de l’autorité des spécialistes, l’autorité est en quête d’autorité. Il faudrait
choisir les « bons » spécialistes…. C’est plus facile avec la presse.
« Les journaux, naturellement, obéissaient à la consigne d’optimisme à
tout prix qu’ils avaient reçue. » (1413). Mais le « sang-froid »,
si vanté, de la population, n’était apparemment pas tellement partagé. Les
failles et les crevasses de la société confinée s’accusaient à la faveur des
restrictions.
Rayons vides (cc) |
Car en attendant la grande égalisation promise par la
mort, la « spéculation s’en était mêlée et on offrait à des prix fabuleux
des denrées de première nécessité qui manquaient sur le marché ordinaire. Les
familles pauvres se trouvaient ainsi dans une situation très pénible, tandis
que les familles riches ne manquaient à peu près de rien. » (1413). La
nécessité montre son visage. Et derechef la peur.
Des « vêtements démodés » faits
d’« étoffes caoutchoutées et brillantes » s’arrachaient soudain en
raison de leur supposée vertu protectrice grâce à laquelle « chacun
espérait une immunité » (1411). Quant aux acteurs principaux, médecins et
soignants, ils n’ont aucune raison de céder trop tôt à l’optimisme imposé. Les
signes et les courbes peuvent bien aller dans le bon sens : « Pour
plus de sûreté cependant, le personnel sanitaire continuait de respirer sous
des marques de gaze désinfectés. » (1413).
Le cloisonnement confine à l’enfermement, le confinement
à la prison. C’est alors que Camus place une scène qui rouvre l’espace et
permet d’envisager une échappée hors de l’ambiguïté indéfinie du renfermement.
Rappelons-nous que nous sommes à Oran, ville dont il est dit pour commencer
qu’elle est laide et que l’on s’y ennuie. (1219) On n’y perçoit même pas le défilé
des saisons. C’est, est-il aussi écrit, une ville « sans soupçon »,
expression étrange qui est glosée aussitôt par « tout à fait
moderne » (1220). Une ville quelconque, donc.
Vue d'Oran (cc) |
Mais pour un port de mer, elle a cette particularité un
peu ingrate qu’on n’y voit pas la mer (un peu comme Barcelone avant
qu’elle ne s’ouvre sur ses plages). L’auteur n’omet pas de le préciser, quand
il nous présente cette « cité sans pittoresque, sans végétation et sans
âme », sans doute enserrée dans un « paysage sans égal, au milieu
d’un plateau nu, entouré de collines lumineuses », mais « construite
en tournant le dos à cette baie », en sorte que « il soit impossible
d’apercevoir la mer qu’il faut toujours aller chercher. » (1221)
Alors que la ville commence à bouillir d’impatience et de
fièvre, que les perspectives d’avenir demeurent ambiguës car les signes
prognostiques sont contradictoires et que le discours officiel inspire une
méfiance de plus en plus fondée, une scène vient soudain poser une tache de
couleur dans cette grisaille. Vers la fin de la quatrième partie, Tarrou et
Rieux ont soudain le pressant désir d’un bain de mer. Les voilà bientôt au
port :
« Derrière eux s’étageait la ville et il en venait
un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. Ils montrèrent leurs
papiers à un garde qui les examina assez longuement. Ils passèrent et à travers
les terre-pleins couverts de tonneaux, parmi les senteurs de vin et de poisson,
ils prirent la direction de la jetée. Peu avant d’y arriver, l’odeur de l’iode
et des algues leur annonça la mer. Puis ils l’entendirent. » (1428)
Ils utilisent les laissez-passer dont ils disposent en
tant que personnels soignant, qui leur permettent de sortir un moment de la
nasse. En même temps, il est clair qu’ils annoncent une percée hors du siège.
Qui d’autre aurait pu la tenter ?
La mer, « souple et lisse comme une bête »,
dont les « eaux se gonflaient et redescendaient lentement » « en
une respiration calme », est une puissance plus profonde que la peste[1]. En se plongeant en elle,
les deux personnages se préparent à l’après de la peste, au
recommencement. Ils nagent ainsi quelque temps en cadence, « solitaires,
loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste ». (1429). Une
sorte de baptême.
La peste recule, les statistiques baissent enfin. Les signes
deviennent enfin convergents et positifs. Pourtant, « il était difficile
de décider s’il s’agissait d’une victoire » (1440). La maladie semblait
plutôt partir comme elle était venue. Bientôt, c’est officiel. La liesse
s’empare des rues. On se croirait soudain à Libération. Le narrateur, qui se
dévoile à la fin de l’histoire comme étant Rieux, rappelle pour finir que
l’allégresse est « toujours menacée ». (1474)
À ce moment-là, la peste n’est plus qu’un prétexte. La
véritable question est celle du recommencement. Quelles possibilités de
renouvellement réel ce bain de jouvence apporte-t-il ? S’est-on lavé déjà
de l’expérience oppressante, négative, de l’enfermement ? Déjà les prix
redescendent…
Qu’appelle-t-on « le retour à la vie
normale » ? C’est la question de Cottard : « Il voulait
savoir si l’on pouvait penser que la peste ne changerait rien dans la ville et
que tout recommencerait comme auparavant, c’est-à-dire comme si rien ne s’était
passé. » (1448) La discussion prend d’abord ces termes dans leur plus
grande banalité. Mais peu à peu les interlocuteurs, ici Tarrou et Cottard,
entrevoient qu’il faut aller plus loin : « tout le monde devra tout
recommencer ». « D’une certaine manière, c’est une vie nouvelle qui
va recommencer. » (1449). Vita nova.
(à suivre)
[1] Une variante donnée par Roger Quilliot
dans l’édition Pléiade tirée du premier manuscrit terminé en janvier 1943
suggère une tentation nihiliste dans cette scène capitale : « Rieux
s’arrêta le premier en songeant soudain à la profondeur qui se creusait sous
ses pieds. Il en sentait l’attirance et l’oubli. Il lui semblait que sa longue
fatigue trouverait enfin un repos dans le cœur d’eau et de sel d’une vie encore
inexplorée. Stephan [nom d’un personnage alors envisagé, remplacé ici par
Tarrou] revenait déjà vers lui et soufflait l’eau en avançant. « La mer
est bonne », dit-il d’une voix essoufflée qui parut imperceptible
au-dessus des eaux. « Oui, dit Rieux, on a presque envie de se laisser
couler. » C’est vrai, mais ça empêcherait de recommencer…. »
(2001).
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