Schleiermacher traducteur de
Mungo Park : un intermède africain dans la rédaction des Discours sur la religion*
Pour Alain Ricard
A la différence du Travel through the States of
North America (1795, 1796, 1797) d’Isaac Weld (Londres, 1790), où il
s’était contenté de conseiller Henriette Herz et de la relire, le rôle de Schleiermacher dans la traduction des voyages de Mungo
Park fut majeur. Le livre Reise im Innern von Afrika auf Veranstaltung der
Afrikanischen Gesellschaft in den Jahren 1795 bis 1797, unternommen von Mungo
Park, Mundarzt parut la même année que l’ouvrage qui devait le rendre
célèbre, sans plus de nom de traducteur que le Über die Religion ne
comportait d’indication d’auteur (Schleiermacher 1799). Schleiermacher vint en
effet au secours de son amie Herz début mai 1799 (Schleiermacher à Spener, 4
mai 1799, voir Schleiermacher 1984, 771, note), palliant la défection de Ludwig
Tieck qui devait initialement seconder Henriette Herz, alors même qu’il était
pris par la rédaction des Discours sur la religion. Il s’agissait de
tirer d’embarras son éditeur Spener, engagé dans la publication en comptant sur
le fait que le marché des traductions de récits de voyage était florissant (la
traduction de Park devait reparaître dans la Bibliothèques des voyages les
plus neufs et les plus intéressants, puis dans une autre traduction abrégée
à destination d’un public enfantin ; Park 1800, 1805 et 1807). Schlegel
venait peu auparavant de lui proposer de s’engager avec lui dans la traduction
de Platon, projet qu’il qualifie d’« idée divine » dans une lettre à
Henriette Herz du 29 avril 1799. Spener date sa note de l’éditeur rédigée avec
son associé Haude (Nachschrift der Verleger) du 1er août 1799. Le
travail a donc occupé Schleiermacher à ses heures libres de mai à juillet. Il
maintiendra la discrétion promise, le livre parut sans nom de traducteur, Herz
ne signant pas non plus. Un an après, il confirme son intervention dans une
lettre à sa soeur du 25 juillet 1800 (ou de septembre de la même année),
évoquant le Mungo Park « dont j’ai aussi traduit la plus grande
part », den ich auch größtentheils übersetzt habe (Schleiermacher
1992, 172. Lettre 917 à Christiane Schleiermacher, début septembre 1800). Notons
que Schleiermacher parle bien ici d’Übersetztung !...de traduction
donc, et pas de Dolmetschen , d’interprétariat, qui est la qualification
retenue dans le Discours académique pour évoquer les travaux ordinaires de
traduction de textes sans prétention littéraire, comme les récits de voyage
précisément (Schleiermacehr 1813, 35).
Alors qu’il écrivait ses Discours sur la religion entre Platon et
saint Paul, ce petit travail annexe a dû dépayser fortement le
théologien romantique. Mungo Park (1771-1806) était un représentant des
Lumières écossaises, liant une réflexion morale et anthropologique au souci de
l’expérience. Il avait ainsi fréquenté Fergusson et Walter Scott (Voir
l’introduction d’Adrian Adams dans Park 1980). Lui-même dentiste (Mundarzt
pour l’édition allemande) voire chirurgien (surgeon),
il avait incorporé l’empirisme au quotidien. Pas un aventurier né, il
entreprend son voyage pour l’African Association, une société
capitaliste qui entend explorer les zones inconnues de l’Afrique pour y sonder
les possibilités de commerce et donc de profit. Un propos bien peu
romantique ? Sans doute, mais assez romanesque, à suivre Jules Verne, dont
le héros Ferguson refera le trajet en ballon, mais dans l’autre sens, en
partant de Zanzibar et non de la côte Ouest :
« Vient alors l’illustre Mungo-Park, l’ami de
Walter Scott, Ecossais comme lui. Envoyé en 1795 par la Société africaine de
Londres, il atteint Bambarra, voir le Niger, fait cinq cent mille avec un
marchand d’esclaves, reconnait la rivière de Gambie et revient en Angleterre en
1797 : il repart le 30 janvier 1805 avec son beau-frère Anderson, Scott le
dessinateur et une troupe d’ouvriers ; il arrive à Gorée, s’adjoint un
détachement de trente-cinq soldats, revoit le Niger le 19 août ; mais
alors, par suite des fatigues, des privations, des mauvais traitements, des
inclémences du ciel, de l’insalubrité du pays, il ne reste plus que onze
vivants de quarante Européens ; le 16 novembre, les dernières lettres de
Mungo-Park parvenaient à sa femme, et, un an plus tard, on apprenait par un
trafiquant du pays qu’arrivé à Boussa, sur le Niger, le 23 décembre,
l’infortuné voyageur vit sa barque renversée par les cataractes du fleuve, et
que lui-même fut massacré par les indigènes. » (Verne 1867, 226-227)
Si la fin fut sans doute moins cinématographique
que ne le veut Verne, il reste que Park a bien exploré un no (european)
man’s land en remontant le fleuve Niger dans l’idée d’en identifier les
sources. Un périple qui le mènera de Gorée jusqu’à Bamako, Segou, Silla, en
ayant passé aussi à Tombouctou. Un second voyage, à l’occasion duquel il trouva
la mort, le fit pousser jusqu’à Bussa en 1805 sans parvenir non plus à
identifier les sources du Niger, comme si le tracé elliptique du fleuve
déjouait la recherche de l’origine. Si le récit de Park est d’une sobriété
désarmante, ne masquant pas la difficulté qu’eut son auteur à le rédiger à
partir de ses notes, il est manifeste que le choc de cette lecture effectuée à
travers l’acte de traduire, qui suppose une forme d’appropriation du récit, ne
pouvait laisser Schleiermacher indemne. Il est plaisant d’imaginer que la
rencontre avec le continent noir pouvait continuer de hanter le rapport de
Schleiermacher à la traduction, bien qu’il n’en reste aucune trace publique…
Bibliographie
Park, Mungo
(1799), Reise im Innern von Afrika auf Veranstaltung der
Afrikanischen Gesellschaftg in den Jahren 1795 bis 1797, unternommen von Mungo
Park, Mundarzt, aus dem Englischen, [sans nom de traducteur], Berlin:
Haude und Spener.
Park, Mungo
(1800), Reise im Innern von Afrika, Berlin und Hamburg, 1800 [Bibliothek
der neuesten und interessantesten Reisebeschreibungen];
Park, Mungo
(1805), Mungo Park’s Reise in Afrika, für die Jugend bearbeitet,
übersetzt von Chr. M. Schulz und F. Gaimpel: Schüppel.
Park, Mungo
(1807), Neueste und letzte Reise ins Innere von Afrika, traduit par
Harry Wilkens, Hambourg: H. D. Müller.
Park, Mungo (1980), Voyage à l’intérieur de l’Afrique, traduction de
J.H. Castera (1799), Paris : Maspero, La Découverte.
Schleiermacher, Friedrich (1992), Briefwechsel 1799-1800, éd Andreas Arndt et Wolfgang Virmond. Berlin und New York : de Gruyter (KGA V/3).
Schleiermacher,
Friedrich (1799), Über die Religion. Reden an die gebildeten unter ihren
Verächtern, Berlin: Spener.
Schleiermacher,
Friedrich (1984), Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren
Verächtern (1799), in: Kritische Gesamtausgabe, I. Abt. Bd. 2: Schriften
aus der Berliner Zeit 1769-1799, éd. Meckenstock, Günter, Berlin/New York :
de Gruyter.
Schleiermacher, Friedrich (1999), Des
différentes méthodes du traduire, trad. Antoine Berman, éd. Christian
Berner, Paris : Seuil, 1999.
Verne, Jules (1867), Cinq semaines en
ballon. Voyage de découverte en Afrique par trois Anglais, Paris :
Hetzel.
* Ce texte a été publié comme appendice à l’article « Passer entre les
langues. Réflexions en marge du discours de Schleiermacher sur la traduction.
Avec un appendice sur la traduction de Mungo Park », dans Larissa Cercel
et Adriana Serban (éds.), Friedrich
Schleiermacher and the Question of Translation, 1813-2013, Schleiermacher
Archiv 25, Berlin, Boston, de Gruyter, 2015 (p. 59-73).
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