L’homme et son génie: Rodin, Rilke, Hofmannsthal,
Berlin, Alte Nationalgalerie, 17 Novembre 2017- 18 mars
2018.
La muséologie contemporaine aspire à raconter des histoires. Le lien qui
relie les trois noms, célèbres, autour desquels s’organise cette exposition
berlinoise[1],
est ténu : le passage d’une commande d’un poète au sculpteur déjà
accompli, puis sa vente, contrainte et forcée, par l’entremise d’un autre
poète, qui avait été quelque temps le secrétaire du sculpteur. Entre 1900 et
1920, la composition a accompagné Hugo von Hofmannsthal dans sa difficile
recherche de l’inspiration. Le second poète, Rilke, joue ici un rôle subalterne
d’intermédiaire. Il facilita la transaction. Voilà pour la story, documentée par un dossier de lettres, fournies par le
catalogue, quelques autographes, dessins, dédicaces et œuvres supplémentaires
qui enrichissent le contexte.
L’exposition choisit le titre « L’homme et son génie ». Ce
pourrait être aussi bien, comme le rapporte Rilke dans la lettre à Georg
Reinhart du 10 avril 1920 où il décrit, pour faire l’article, l’œuvre en
détail, « l’inspiration qui se retire », selon les mots mêmes prêtés
à Rodin. Ou encore : « Le héros », la victoire qui échappe au
héros, cette Nike dont il fit un
poème (une belle trouvaille de l’exposition est d’y reconnaître une
interprétation de cette sculpture). Ce poème (écrit à Noel 1920) rappelle que
Rilke n’était pas simplement un marchand d’art. Mais le point de vue autour
duquel s’organise l’exposition est bien celui de Hugo von Hofmannsthal, se risquant
à une carrière de poète et écrivain après des débuts précoces, géniaux et
remarqués, et confronté à des pannes d’inspiration. Le Rodin, qui semblait ne
pas connaître, à ce moment-là de sa gloire, de telles défaillances, pouvait
constituer un talisman utile. Un bon investissement.
Auguste
Rodin: Le Héros (Le penseur et le génie),
vers 1896, fonte 1900 / Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie / ©
Nationalgalerie – Staatliche Museen zu Berlin / Andres Kilger
L’art n’est-il pas d’abord un ensemble d’objets ? Et les objets ne
sont-ils pas voués à changer de propriétaires ? L’insistance autour de ce
thème de l’inspiration,vers 1900, ne revêt-il pas une signification
particulière ? Le motif avait connu sa renaissance romantique. Il
continue, dans l’ambiance symboliste de la fin du siècle, de nourrir la
réflexion des artistes. Mais les coordonnées en avaient bien changé au cours du
siècle. Quelles sont les conditions de l’inspiration pour un artiste de la
modernité industrielle ? La muse est-elle dans la commande ? Le
marché ne vient-il pas se substituer à l’inspiration absente ? Qui ne
produit plus, ou pas ce qui est demandé, disparaît. La loi de la production se
moque des aléas de l’inspiration. Le talisman est aussi un capital, qui aidera
Hofmannsthal, tout matériellement, dans la crise de l’après-guerre.
Par le fil concret de l’œuvre, ce sont donc des questions essentielles de
la création artistique qui sont posées, dans un temps bien déterminé. On sait
que l’année où il passa commande à Rodin, Hofmannsthal lut la Philosophie de l’argent de Georg
Simmel, qui venait de paraître, et fournissait des clés pour comprendre ces
temps nouveaux. La création artistique, dans un monde transformé par les
relations monétaires, ne pouvait rester indemne.
D’autres aspects rappellent une époque. Le rapport de l’homme à la femme
est aussi bien de ce temps-là. Le titre allemand dilue un peu cela, mais le
génie est bien féminin, autant que l’homme masculin. Au vu du mouvement qui
anime la pièce, le titre évoqué par Rodin, « l’inspiration qui se
retire », paraît plus juste, en phase avec l’art du fragment qui réunit
ces artistes. Mais qu’importe le titre ?
Il s’agit, on le comprend bien en voyant les variations de ce couple qui se
fuit, dans d’autres configurations et assemblages, dont plusieurs sont
exposées, d’une interrogation tenace qui saisit Rodin. De Pygmalion et
Galathée, au poète et l’amour, au monument à Eugène Carrière, au sculpteur et
sa muse, ou à l’homme et sa pensée, ce sont des couples asymétriques qui
servent au sculpteur à approfondir le mystère de la création. La muse est
parfois soudain cette victoire qui fuit, si semblable à celle de Samothrace,
ailée, mais sans bras ni tête (le catalogue nous en persuade). Tous ces groupes
sont des fragments, comme si ne comptait que la saisie du contact évanescent,
érotique assurément, en ce qu’il imprime un mouvement fondamental donnant forme
au bloc primitif d’où il émerge. Carl J. Burkhardt, l’ami de Hofmannsthal,
désignait d’ailleurs la statuette comme « Amor fugit ». Et dans cette
obstination à varier ces corps qui se séparent, on peut voir la répétition du
geste du sculpteur qui aperçoit l’idée indéterminée, et doit la saisir avant sa
disparition imminente. L’homme et son
génie n’est pas forcément le titre le plus suggestif de la série, mais en
tournant autour, on retrouve la sensualité de la fuite de l’idée plastique. On
comprend la mélancolie désabusée de son possesseur au moment de devoir s’en
défaire. Ne s’était-il pas fait une spécialité de ces chants du cygne
inaboutis ? On apprend que cette aliénation lui permettra de retrouver un
peu de mobilité, de voyager…
La ronde des œuvres présentée au milieu des impressionnistes – après la
salle qui arbore les Hans von Marées, Segantini et autres Böcklin – nous mène
de l’Âge d’airain au Penseur, qui sont en effet l’un et
l’autre impliqués dans les variations de ces couples impossibles. Le visiteur
qui a parcouru dans tous les sens les suggestions de ces pièces peut s’apprêter
à pénétrer dans le petit cabinet retiré où il contemplera l’objet central
surmonté de son commentaire rilkéen, et entouré de lettres, autographes,
livres, photos et affiches, ainsi que de gravures de Max Klinger. C’est bien
ainsi, car l’anecdote n’écrase pas la perception. L’effet de la disposition des
Rodin dans la grande salle suffit à préparer l’œil à saisir ce qui, dans le
petit groupe qui accompagna Hofmannsthal, résumait un tourment. Les dimensions
liées au contexte se déploient comme d’elles-mêmes, une fois la contemplation
de l’œuvre phare accomplie.
Par cet agencement privilégiant la mise en présence des œuvres, la story qui avait servi d’argument se
trouve justement contenue. Elle fournit une entrée, non la clé. L’objet qui la
portait est replacé au centre d’une grande valse de couples se fuyant, masculin
et féminin, concret et abstrait, puissant et gracieux. Il en reste l’impression
du mouvement et de la naissance des formes, puis de leur fuite.
[1] Les
curateurs sont Maria Obenaus et Ralph Gleis, qui éditent le catalogue, Rodin Rilke Hofmannstahl. Der Mensch und
sein Genius (.125 p.).
À paraître dans Esprit.
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