Sakura. Il est vrai qu’ils sont partout, les cerisiers en fleurs, et les
pruniers, poiriers et pommiers. Dans les villes et les campagnes, au bord des
routes et dans les parcs. Ils ont tout envahi. On est sensible à leur caducité
bien plus qu’aux fleurs --- simplement florales. Des fleurs qui ne seront
suivies d’aucun fruit, on si chétifs. Cette suspension fait manifestement
partie de leur beauté.
Ils sont là pour
dire l’instant fugace, que l’hiver rude est passé, et que l’été assommant n’est
pas encore installé. La neige se terre encore dans les hauteurs, au fond des
vallées, derrière l’horizon des monts. Et déjà les journées peuvent être
chaudes. Les cherrry blossoms en
rappellent toute la fragilité. Rien du symbole pascal de la renaissance ici. La
chute de pétales plaisait tant aux samouraïs, memento d’une mort pouvant
survenir à tout moment. La vie n’est pas plus accrochée à nos corps que ces
pétales aux branches tortueuses qui les portent.
C’est aussi une
esthétique du transitoire, du refus de la pérennisation. Les floraisons sont
d’autant plus magnifiques que vouées à disparaître au plus vite. Le rapport
contrasté des branches tortueuses et noueuses à la neige des pétales. Le foncé du bois cerclé des cerisiers d’où se
détachent les infiniment pâles pétales. Une esthétique du temps furtif, donc,
qui s’apprécie aussi dans la saisie de l’instant que captent les haikus.
Sommets poétiques sans substance, sans signification générale, pure saisie d’un
regard plié en peu de mots. Sans doute cet art de voir se retrouve-t-il dans
l’amour des Japonais pour la photographie, qui allie la condensation technique
et artistique de l’objet à l’instant insaisissable qui décide de tout. Un
haiku, comme un déclic.
L’asymétrie et le
fragment d’emblée recherchés, où l’Occident en fit une découverte tardive, et
si incomplète.
La nature intégrée
au système esthétique, dans un échange de respect et d’intervention : la
taille des arbres en accentue les formes inattendues. La science des pins.
Musée National de
Tokyo, exposition Chanoyu, sur la cérémonie du thé. Affluence nombreuse,
japonaise, attentive, admirative. Le grand metteur en scène : Rikyū. Il ne s’agit bien sûr nullement de boire
du thé. C’est une œuvre d’art complète. L’entretien autour du beau. 259 objets,
des tasses, des bols, magnifiques de refuser la perfection. La recherche de
formes à la fois rondes et carrées, qui semblent un sommet de cet art de la
poterie. Peintures sur soie, encres aussi.
Le monde dans un
bol. L’expérience ancestrale de formes simples, un rapport aux glaises
utilisées, le jeu des couleurs et la réussite inattendue d’une bavure qui
réjouit le cœur.
Pas un empire des
signes, car ne sont signes que ce que le voyageur ne comprend pas. Or tous,
hormis lui, sont dans un monde saturé de signification, non de signes. L’écriture
japonaise est une invention d’une complexité désarmante, combinant les
sinogrammes et leur lecture syllabique, y ajoutant des signes propres pour
noter les noms et mots nouveaux, et recourant à des clés pour aider à la
lecture.
Comment ne pas
être frappé par l’extrême disciplinarisation de cette société, mise en œuvre dès
le plus jeune âge ? Les pique-niques si propres sur des bâches bleues sous
les cerisiers en fleurs, dans les parcs, dont ne dépasse pas un orteil ?
Jusqu’à quelle lointaine inspiration faut-il remonter ? Le système
militaire d’éducation mis en place il y a un siècle et demi, et jamais abandonné ?
Une lointaine éthique des samouraïs ? L’ordre social si fortement intégré
en chacun, avec les agréments que comportent un monde si bien ordonné, et l’angoisse
qu’il produit aussi bien.
Un trait parait
caractériser la rationalité de la différenciation sociale dans sa forme
japonaise. L’excellence est dans la spécialisation.
Dans l’art de la poterie, peut-on lire, l’apprenti en reste une dizaine d’années
à travailler les formes les plus simples, et seulement après, s’il a montré sa
maîtrise, il peut s’attaquer à des formes plus audacieuses. Il en va de même
dans les instructions données à l’apprenti Herrigel quand il veut pénétrer par
le tir à l’arc traditionnel l’essence de la spiritualité zen. Et, sur le plan
de l’organisation du travail, le fonctionnement du marché au poisson de
Tsukiji, complètement rénové en 1928, repose sur la stricte séparation des
rôles. Les pêcheurs montrent les prises et les experts, acheteurs en gros, les
évaluent tôt le matin : il faut le coup d’œil, connaître les temps et les
mers et les usages qu’on en fera. La communication est essentielle, chaque jour
est différent. Les enchères notent cet éphémère commercial. Puis les
détaillant, qui se sont informés, se partagent la marchandise, et les
restaurants, qui les connaissent, savent où ils achètent, et à qui (Tsukiji Wonderland, film documentaire de
Shôtarô Endô, remarquable, sorti en 2016). Une séparation
stricte des tâches. Un refus cohérent de la polyvalence. Dans l’organisation de
l’espace, il en va inversement : une pièce sert à tout. Elle ne doit pas
être encombrée de meubles, elle existe dans la succession de ses usages.
En marge du grand
marché, en train de se déplacer, après 80 ans, dans un autre lieu, reste le
quartier du poisson, et surtout des couteliers, qui aiguisent avec une science
sans âge les longues lames qui vont découper la multitude marine en petites
bouchées appropriées à chaque occasion. Le mangeur n’a plus à se battre avec
des couteaux. Il peut se concentrer sur l’essentiel.
Ces deux extrêmes
donnent à penser. Serait-ce cela, « l’extrême » Orient ?
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