Il faut peut-être
profiter de la lecture à peine faite du petit livre de la « douceur des
larmes » (La dolcezza delle lacrime.
Il mito di Orfeo d’Eva Cantarella, Milan, Mimesis, 2016) pour tenter de rappeler
quelques aspects de l’histoire d’Orphée. Une figure du pouvoir, une figure de
mage tout d’abord, qui unit par son chant, qui pacifie, qui civilise. Il étend
son charme au règne des bêtes, qui le suivent, dociles.
Une sirène
inversée, car le chant des sirènes menait à sa perte qui l’écoutait, le faisait
sortir de lui-même. Puis la fin : la dispersion des membres du poète. Le
retour sauvage du refoulé, la violence inouïe de la dévoration du poète, garant
d’unité. Souvent les vers d’Horace sur la dispersion des restes sont cités
comme s’il ne s’agissait que d’une étrange poétique de la fragmentation, en
oubliant cette fin atroce et furieuse.
Orphée est le
technicien du chant. Il maîtrise un instrument, qui fait son pouvoir. La
musique matérialise son emprise sur les esprits. Il fascine. Mais il va passer
par l’abîme. Son épouse, Eurydice, meurt en fuyant des séducteurs, pour se
garder à lui, mordue d’un serpent. Elle est aux Enfers. Il vit l’amour désespéré.
Par le chant, il
se dédouble, parvient à la réflexion. Il y parvient par l’amour. La lyrique d’amour
que développe Orphée a cette particularité de ne s’adresser que pour lui à l’autre.
Ce que note Virgile en Géorgiques IV,
465 : il chantait à lui-même sur toi, de toi, à ton propos. De ce dédoublement
il devient fou. Il veut plonger dans l’abîme à son tour, l’y retrouver.
Le reste est
raconté par Ovide. Orphée proteste de son intention véridique, en s’avançant
dans les Enfers. Son chant reste si puissant que ni Perséphone ni Hadès ne
peuvent lui barrer l’entrée des Enfers. On retient ses larmes. Puis commence la
comédie, Offenbach. D’abord, Orphée le poète vient pour marchander. C’est en
fait un rhéteur, un sophiste. Eurydice, explique-t-il, n’a pas vécu assez longtemps.
Laissez-lui accomplir un nombre d’années plus conséquent, puis faites-en ce que
vous voudrez. Il y a un juste âge pour mourir. Le fil de sa destinée a été
taillé prématurément, il leur demande de le retisser, de le recoudre, retexere (mot qui veut aussi bien dire defaire, découdre).
Puis, il aménage sa requête. Ce n’est pas qu’Orphée veuille de nouveau sa
femme. Il en veut l’usufruit. Il ne réclame rien de plus qu’un prêt, qui lui en
restitue pour un temps la jouissance. Pro munere proscimus usum (X, 37), ce que Eva Cantarella cite
dans la traduction de Nino Scivoletto, qui accentue la portée juridique de la
demande : vi chiedo in luogo della proprietà completa l’usufrutto. Orphée
ne veut pas ou ne prétend pas à recouvrer complétement son « bien »,
mais au moins négocier un usage temporaire de sa bien-aimée. Est-il scène plus
touchante ?
Comme il s’agit
d’un marchandage serré, Hadès et Proserpine posent leurs conditions. D’accord,
tu peux la reprendre, si cela te chante… mais ne la regarde qu’une fois sorti
de chez nous !
On sait la suite :
presque parvenu à la surface et donc tiré d’affaire, Orphée jette un coup d’œil,
impatient de la voir : et elle rechute dans la mort. Il la voit et elle
meurt de nouveau. Il la voit mourir. Il la tue de son regard. Il paiera son
crime, un peu plus tard.
Orphée, fort de
son pouvoir, est entré vivant dans l’Hadès. Il s’est évité cette mort-là. Et il
a pourtant presque réussi à récupérer l’épouse, là où d’autres n’ont plus vu
que des ombres, des images nébuleuses, ou ont dû se sacrifier pour sauver un
proche précipité dans la mort. Le sacrifice d’Alceste, cela avait quand même une
autre allure !
En se retournant,
Orphée succombait-il simplement à l’impatience ? Ou bien avait-il déjà
sombré dans cette folie du dédoublement, où l’on ne savait plus si c’était la
femme aimée ou la beauté de son propre chant qui l’enchantait ? Et peut-être
se croyait-il encore seul, en quittant l’Erèbe ? Il a négocié un allongement
du bail avec le propriétaire des vies. Cela lui a été concédé. Que ne s’en
est-il contenté ?
Représentant des
techniques et des arts civilisateurs, maître dans l’art d’enchanter, avocat
adroit, Orphée a provoqué sa propre mort violente en supprimant sa bien-aimée d’un
ultime regard porté sur Eurydice.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire