La roue ou le téléphone sans fil sont,
incontestablement, des techniques qui contribuent à configurer l’univers de nos
possibilités. La marche et la lecture sont des techniques fondamentales de
l’homme, des apprentissages qui le définissent plus que quelque nature. Les
allumettes, le briquet, le stylo plume, tout cela constitue des apports qui
marquent un seuil. On peut s’en passer, mais difficilement, car ils simplifient
effectivement la vie.
Les gadgets sont des inventions
techniques qui peuvent être intellectuellement absolument remarquables, mais
dont on peut se passer. Ils sont un pur divertissement, qui captent l’attention
un moment et puis sont oubliés.
On peut rapprocher des gadgets les
objets techniques intermédiaires, dont la rapide péremption est inscrite en eux
dès leur invention, sur le modèle du minitel français que l’invention de l’internet
avait rendu obsolète avant même sa mise en service. Ces objets ne sont pas
entièrement inutiles provisoirement, mais n’ont plus le moindre sens dès que se
trouve inventée une technique plus « performante », ou plus simple,
moins chère etc.
Les techniques prolongent les organes
du corps humain et en multiplient les fonctions. L’organisation du corps humain
est elle-même technique et suppose une évolution sans doute, mais aussi plusieurs
révolutions culturelles dont la marche ou la transformation de la vision sont
des exemples. Quand la vision des formes s’adapte à l’utilisation des formes
symboliques de l’écriture (S. Dehaene, Les
neurones de la lecture, Paris, O. Jacob, 2007), une technique
révolutionnaire apparaît, qui procure à l’homme un immense pouvoir
d’abstraction et de composition. En extériorisant son savoir il libère son
cerveau pour d’autres activités secondes, propres à la réflexion.
La technique de la lecture qui est
l’autre face de l’invention de l’écriture constitue un de ces accomplissements
qui non seulement étendent le pouvoir de l’homme, mais transforment son mode de
fonctionnement du tout au tout. C’est devenu un autre homme.
Les techniques qui ont réussi ont
trait à la mobilité, à la force, à la rapidité, au classement, à la
miniaturisation, à l’extériorisation des fonctions du cerveau, au soulagement
des actes répétitifs et fastidieux. La question qui se pose en chaque cas est
celle de l’appropriation des moyens aux fins visées. Le coupe-œuf est à la fois
simple et efficace, il a l’avantage d’éviter les petits bris de coquille dans
l’œuf à la coque, et constitue certainement une technique qui a fait ses
preuves. Pourtant, si son usage n’est pas plus répandu, c’est que le bénéfice
qu’il apporte est somme toute très menu, qu’il constitue un objet de plus dont
on s’embarrasse en cuisine, qu’il faudrait sans doute une consommation
quotidienne d’œufs à la coque pour rendre son usage intéressant. Bref, malgré
de grandes qualités, y compris esthétiques, il ne s’est pas imposé dans notre
vie.
La chaussure, le chapeau, le parapluie
ont des atouts très différents, qui changent ou peuvent changer avec les
transformations des modes de vie, comme la lente disparition du chapeau au
cours du XXe siècle le signale.
Notre temps voit une invention
grandissante de techniques nouvelles – de technologies le plus souvent, dont la
complexité interne passe évidemment de loin notre coupe-œuf – associées avec
leur reproduction et commercialisation à grande échelle. L’objet technique est
aussi une marchandise. Sa validité ne dépendra dans un premier temps pas tant des
services effectifs qu’il rendra sur le moyen ou long terme, que du fait d’être
acheté. La logique du marché tend à mettre sur le même plan ce qui relève du
gadget et ce qui est une technique proprement dite, puisque ce qui importe est
uniquement d’écouler une marchandise. L’asymétrie entre le temps de l’achat,
qui est instantané, et celui de l’usage effectif, fait que l’on se concentrera
davantage sur ce qui peut motiver un achat que sur le bénéfice réel que l’on
retirera de l’objet. Un des attraits de la marchandise est sa nouveauté. Les
techniques les plus anciennes ne peuvent se prévaloir d’une telle nouveauté. Le
regard que l’on porte sur elles peut tourner en constat de désuétude, non parce
qu’elles n’apporteraient plus les services habituels, mais parce que d’autres
objets les auront remplacées. Le téléphone à fil et le disque vinyle sont de ce
genre. Ils sont remplacés parce que l’on s’accorde, sauf quelques
irréductibles, à considérer que leur fonction est mieux assurée par d’autres
techniques.
Dans l’usage quotidien, les objets
technologiques ont souvent doublé les objets techniques ordinaires. Ils sont
dans tous les cas plus fragiles, dépendant de sources d’énergie, piles ou
secteur, et d’une réparation plus complexe. Il faut de bonnes raisons pour
qu’ils s’imposent. Ils le font d’autant plus facilement que l’environnement est
riche en possibilités de service, donc urbain. Les piles doivent être
rechargées.
A cet égard, la technologie a sur les
techniques les plus simples une faiblesse constitutive.
Mais on ne sait jamais si la nouvelle
technique prendra, séduira, fera montre de son utilité, ou si elle ne sera
qu’un feu de paille. La bataille qui se joue là ne concerne qu’en partie la
qualité même de la technique inventée : elle est une question de marché,
de désirabilité, d’éviction des produits concurrents, de diffusion. Or la
valeur vient du succès de l’échangeabilité maximale. Elle est indifférente au
service effectif apporté par l’objet.
Une des conséquences de cette
évolution est qu’il devient de plus en plus difficile de discerner la technique
du gadget.
(à suivre)
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