Le petit garçon avait abandonné le livre au bout de
quelques chapitres. L’ennui d’un empilement de connaissances ne servant qu’à
faire retarder l’action avait eu raison de lui. Pourtant l’ouvrage se
recommandait de toutes les caractéristiques de la « littérature de
jeunesse » …
Mais le livre n’était pas à mettre dans toutes les mains,
manifestement. Il déborde toutes les attentes. Il fallait attendre le bon
moment.
La surprise fut d’y trouver ce qui concerne chacun. Elle
fut de découvrir que l’on pouvait y prendre un immense plaisir sans être spécialement
attiré par la chasse à la baleine. C’est pourtant bien le sujet, abondamment
traité. Mais ce traitement approfondi, qui ne nous épargne aucun détail
technique, scientifique, mythologique sur son objet, est déjà ce qui le rend
intéressant. L’approfondissement d’un coin de l’univers, la lutte du langage
pour le faire rendre sa vérité, quand cette lutte est suffisamment tenace, le
rendra non seulement intéressant, mais captivant, de première importance, C’est
que tout est dans tout. Pour dire le tout, il faut bien commencer par un bout.
Ce bout, pour Melville, c’est la baleine. Elle nous donne la clé d’une
anthropologie, d’une histoire de l’humanité, d’une philosophie. Je ne suis pas
si persuadé qu’il s’agisse d’un roman « allégorique ». C’est aller un
peu vite en besogne. Il s’agit d’une immense récapitulation saisie en un moment
crucial de l’histoire humaine. Et c’est aussi une poétique.
Comment Melville parvient-il à captiver son lecteur pour
un sujet qui lui est a priori indifférent ? La pêche à la baleine des
Frères Jacques me paraissait suffire sur la question…
Il prend simplement la chose au sérieux. Il creuse son
sujet. Il le révèle. L’écrivain permet au lecteur de dépasser l’idée première.
Il ouvre ses yeux, découvre tout un monde. Il adopte le parti-pris des choses.
Dans une activité comme la pêche, il montre que tout est
lié : le Péquod fait le tour de la terre. C’est une sorte d’arche de Noé
lancée vers un but. Les hommes n’y sont pas tant des personnages à la subtile
psychologie que des travailleurs, dont chacun a sa fonction bien précise :
le récit tourne autour de l’action, la chasse, la capture, mais aussi le dépeçage,
le conditionnement, le transport.
Le sujet perd de sa gratuité quand on aperçoit que la
pêche à la baleine dit un moment de l’histoire du monde : la recherche des
ressources. Il n’y avait pas encore de pétrole, mais déjà de l’huile de baleine,
qui permettait entre autres de s’éclairer. Le carnage est motivé par le besoin
d’énergie. Cela nous rappelle quelque chose. Nous sommes sur le seuil : la
pêche s’effectue encore de façon romantique, « équitable », sur des
bateaux à voile. Mais ces bateaux sont déjà des usines, ils sont entièrement
ordonnés à la transformation de la graisse de baleine en huile, et la description
de cette usine flottante tient pour beaucoup dans la fascination du livre. Nos
aventuriers sillonnent les océans pour accumuler de l’énergie : nous
sommes à le veille de la révolution énergétique du pétrole. La visée est le
pouvoir démultiplié par l’exploitation des ressources naturelles. La technique
et les savoirs faire artisanaux, si amoureusement décrits dans le récit, sont
mobilisés en vue de cette fin unique. Le roman nous prévient pourtant, par
toutes ses voix poétiques, mythologiques, bibliques, philosophiques :
cette poursuite est un leurre, pire : une malédiction, un hybris sans
pareil. Un monde entier s’écroule, s’effondre, coule et disparaît dans la quête
de ce mauvais but.
Le récit de la poursuite de Moby Dick occupe une place
modeste dans la masse de ce texte océanique. On attend pendant un tiers du
livre pour apprendre l’existence de cette baleine hors du commun. Puis on l’oublie
un peu tout en la recherchant en vain, le baleinier fait son travail : il
tue et conditionne des baleines. Au passage, rien ne nous est épargné des
spécificités de ces animaux, ni des bateaux qui les poursuivent, ni des
pratiques de chasse et de traitement. Moby Dick est truffé de Boucliers
d’Achille. Melville a retenu la leçon : pour qu’une description soit
supportable, il faut qu’elle aille au bout du phénomène, qu’elle soit exhaustive
et plus encore, qu’elle épuise le dicible dans un combat improbable, mené à
armes inégales. Alors elle devient une bénédiction du récit. Ainsi la description
de la gare d’Anvers au début de l’Austerlitz de Sebald. Mais il n’y a
pas que la description, il y a l’explication : le narrateur, Ismaël,
introduit le lecteur dans les us et coutume de la mer. Il déborde souvent de
son propos pour de longues dissertations au cours desquelles il récapitule l’histoire
de la pêche et de ses techniques, le savoir naturaliste, halieutique,
zoologique. Il y mêle des méditations, des avertissements, des réflexions, des
sermons : tous les registres du langage sont convoqués. Cette insistance,
cette diversité de moyens, cette reprise incessante de son objet immense, qui
pourrait lasser, rebuter, décourager, fait la grandeur de l’ouvrage, qui est un
corps à corps avec l’expression. Que peut le langage pour dire le monde ?
pour dire à tout le moins ce gros monstre aux apparitions intermittentes ?
Ne doit-il pas reconstituer l’ensemble des coordonnées humaines, historiques,
mythologiques et religieuses de cette aventure pour espérer cerner cet objet
insaisissable ? Il est alors obligé de parler de tout, parce que cette
baleine est aussi l’annonce du monde futur de la mondialisation qui nous est
devenu plus familier. Le roman pressent, anticipe, devance tout cela. La
monstruosité prêtée au mammifère marin est d’abord celle de l’entreprise
humaine qui la conduit hors d’elle.
Le langage : Melville est un formidable conteur. À
travers Ismaël, dont on peut douter qu’il assume tous les aspects du récit, il
peut parler de tout avec une verve jamais prise à défaut. Il y a le langage
populaire des marins, l’immédiateté d’un rapport, des relations peu bavardes, faites
de retenue et de contrôle, car la civilisation du navire oblige à se supporter mutuellement
et pose d’emblée des règles strictes aux comportements des uns et des autres.
Il muselle leur langage aussi bien. Seul Achab, dans sa position souveraine,
peut s’adonner à sa folie particulière.
Il y a la poésie qui rapproche des réalités distantes, ou
qui simplement fait voir ce que nous avons sous les yeux, non pas
paresseusement, d’une image convenue et trop vite expédiée, mais avec la
précision d’une expérience visuelle partagée :
ainsi des marins juchés sur les haubans qui semblent soudain être des gamins montés
sur l’arbre et grappillant des cerises. Poésie toute visuelle et immédiatement sensible.
Les registres culturels qui donnent des ailes à la tentative de déployer le
réel, de déplier les strates de signification et de sensation qu’il porte, sont
apparemment convenus : répertoire classique de la mythologie d’un côté,
références bibliques de l’autre. Le jeu subtil entre ces deux codes, la
précision de leur convocation, crée aussitôt un double-fond, une sorte de calle
poétique seconde qui permet au texte de thésauriser le passé de la poésie
humaine. La verve est souvent audacieuse, les images risquées, les comparaisons
inattendues, mais tout risque de cliché est submergé par la puissance de l’élan
de l’imagination. C’est que Melville possède une véritable poétique, il a ses
registrer et sait en user. Les résurgences bibliques qui traversent le texte ne
sont pas des bouées de sauvetage d’une pauvre imagination à la dérive, mais des
éléments d’un langage qui s’assure en chaque chapitre de sa consistance
souveraine.
Mythologie, Bible, mais aussi la philosophie, parfois de façon
cocasse, inattendue, mais produisant plutôt l’impression d’incongruité, avec
une beauté poétique propre, que la crainte du pédantisme. Ainsi, quand le
Péquod tient en équilibre une tête de cachalot sur un flanc, une tête de Vraie-baleine
sur l’autre, c’est comme si le stoïcisme compensait un platonisme qui aurait lu
Spinoza… Les méditations philosophiques qui constellent le récit ne passent
nullement par la discussion érudite, mais prennent à bras-le-corps les grandes
questions suggérées par la navigation erratique. Elles sont aussitôt compensées
par la minutie des expositions techniques et scientifiques qui récapitulent le
vocabulaire de la mer et de la pêche, explicitant le projet encyclopédique,
résolument moderne, du roman atypique. N’ouvre-t-il pas la série des romans du
XXe siècle qui intègrent une matière théorique à leur masse ? Ce faisant,
il donne libre cours à la poésie des noms du métier, des pratiques éprouvées par
un long usage, rêvant aussi sur les lexiques, comme fera Pedrag Matvejevitch
dans son Bréviaire méditerranéen.
En croisant ces voix, Melville constitue un langage qu’on
peut sans excès qualifier d’épique. Il engage un monde entier, notre monde,
jusqu’au bout de sa propre logique. Ce n’est pas moins une Iliade qu’une
Odyssée, et davantage même, car deux mondes sont en présence, une humanité
passée et son propre démon, qui la conduira à sa perte. Le moment du récit est
celui de la crise. La distance d’avec tout modèle est suffisamment maîtrisée :
c’est au cours du récit déferlant que le narrateur emploie la formule consacrée
« je chante… », sans invoquer de Muse, quelle Muse ? Pas avant,
surtout pas au début, où nous sommes d’abord accueillis et pris en main par Ismaël,
qui nous introduit dans le monde étonnant des marins pêcheurs. Mais on retrouve
par moment émerger des océans de la prose les formes familières de l’épopée :
il suffit qu’Achab se fasse forger un harpon pour que l’on aperçoive
subliminalement les armes d’Achille.
L’empilement des registres poétiques ne constitue pas un
arsenal de ressources topiques, mais donne à l’œuvre une temporalité
multidimensionnelle (on rencontre ce jeu des époques géologiques de la rêverie
dans le moindre paragraphe de Proust). L’histoire naturelle de la terre est
rappelée, ainsi que les âges mythologique, théologique et philosophique qui se
sont déposés dans l’histoire humaine, laquelle est présente par le rappel d’événements
précis. La poétique est ainsi temporalisée à l’échelle collective de l’humanité.
Les époques s’entr’expriment et convergent dans une méditation sur la destinée
de la civilisation, frêle esquif sur l’océan, mais aussi rationalité obsédée de
meurtre. Ce monde est condamné. Pourtant tout recommencera. Nous sommes
avertis. Ismaël est le seul rescapé : puissions-nous écouter son histoire !
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