Le 30 juin 2018, la fondation
Desiderius Erasmus a été reconnue comme fondation officielle proche du parti
AfD (Alternative für Deutschland). Les
fondations politiques reçoivent des fonds publics quand le parti dont elles
sont proches a pu faire par au moins deux fois son entrée au parlement
(Bundestag).
Erasme, Eloge de la folie (Gallica) |
La fondation Erasmus est la 7e
fondation a pouvoir prétendre à des subventions fédérales qui pour 2017
s’élevaient à 581 Millions d’euro. Ces moyens sont répartis en fonction des sièges
des différents partis. En janvier 2019, l’AfD était le troisième parti
représenté à l’Assemblée après l’alliance CDU-CSU et le SPD. Avec 91 sièges il
devance les Libéraux, Die Linke et les Verts. Les moyens qu’il peut espérer
pour sa fondation, on le voit, ne sont pas négligeables. Bien que critiquant le
mode de faire des « vieux partis (Altparteien) »,
l’AfD devrait se résoudre à bénéficier de ces subsides.
Quelle est la fonction des
Fondations ? Œuvrer à la culture politique du pays en fonction de l’orientation
politique du parti affine. Il ne s’agit pas directement de propagande, mais
d’une forme de lobby culturel (et politique). Une fondation délivre des
bourses, emploie des fonctionnaires, soutient d’autres fondations, organise des
événements sur diverses questions, produit des publications etc.
Il m’est arrivé d’assister une
fois à une table ronde organisée par la Fondation Heinrich Böll, proche des
Verts, au moment des « printemps arabes ». Il s’agissait de faire
venir des informateurs et de poser des questions pour aider à une meilleure
compréhension de ces événements alors rapides et confus pour le public
allemand. Des représentants de la Jordanie, du Liban et d’Algérie, avec deux
spécialistes allemands de ces questions (29 mars 2011). C’était une
manifestation parmi d’autres, mais elle avait son intérêt, y compris pour un
public tout à fait indépendant de ladite fondation. En même temps, on pouvait
remarquer que plusieurs dirigeants du parti les Verts suivaient attentivement
les débats, signe positif de curiosité de la part des politiques.
Mais voilà que l’AfD est un parti
bien particulier, qui conteste fondamentalement les valeurs démocratiques de
l’Allemagne contemporaine, tout en souhaitant afficher des dehors rassurants et
« bourgeois ».
L’AfD provient pour partie d’une
scission de la CDU, dont l’aile la plus conservatrice voyait d’un mauvais œil
les compromis libéraux passés par la chancelière issue de ses rangs, Angela
Merkel, avec les Socio-démocrates, dans le cadre contraignant de la Grande
coalition. En effet, celle-ci crée de fait une solidarité durable entre les
deux partis naguère constamment opposés entre eux. Ils occupent ensemble
l’espace politique et le partage des responsabilités fédérales, ne laissant de
contestation véritable qu’à la marge. À cette fraction de mécontents du
tournant trop libéral du parti conservateur se sont bien sûr amalgamés des
électeurs ayant toutes sortes de raison de ne pas trouver leur compte dans
cette fixation de la mobilité politique provoquée par la Grande coalition et
notamment issus d’un vivier toujours importants de radicaux de droite.
C’est ici que survient le
providentiel Erasme.
Car les Fondations ont besoin
d’un patron. L’une d’entre elles a même une patronne, en la personne de Rosa
Luxemburg. Le plus souvent, ils sont issus de l’histoire politique du
pays : Friedrich Ebert, Konrad Adenauer ou Friedrich Naumann par exemple.
Dans un cas, c’est un écrivain, mais engagé, Heinrich Böll, et engagé dans le
sens d’un refus des valeurs restauratrices et conservatrices d’un Adenauer. Ces
gens-là étaient plus ou moins contemporains. Mais Erasme ?
Erasme, né en 1467 à Rotterdam,
mort en 1536 à Bâle – quel rapport avec la vie politique allemande ?
Sans doute plusieurs à l’AfD
eussent préféré une fondation du nom de Gustav Stresemann, le ministre des
affaires étrangères de la République de Weimar, conservateur et nationaliste,
mais démocrate. Or il se trouva que la famille refusa de prêter son grand homme
(prix Nobel de la paix pour ses efforts dans le rapprochement franco-allemand).
Il fallut se rabattre sur un ancêtre plus lointain. Un ancêtre ? Il y a de
quoi sursauter. À quoi donc peut servir Erasme ?
Vu de loin, c’était un des hommes
les plus instruits de son temps : il incarne la valeur de la culture et
des langues anciennes, l’appropriation par les nations du Nord de l’Europe des
avancées de l’Humanisme italien. Il parlait à tous dans la langue de la
culture : le latin. Internationaliste avant l’heure, il en se souciait pas
de sa langue maternelle néerlandaise. Il est devenu plus récemment le symbole
des politiques d’échanges universitaires favorisées par l’Union
Européenne : les fameuses bourses Erasmus, qui aident les étudiants à
faire une première expérience d’un autre pays et d’un autre système d’enseignement.
L’année Erasmus a la fonction d’une initiation à l’international. Voudrait-on
la remettre à l’envers ?
Erasme est un grand nom de
l’humanisme non seulement comme ensemble de connaissances, les Humanités, mais
aussi dans sa résistance à Luther, puisque Erasme s’engagea pour les valeurs de
l’homme et de la liberté. Voudrait-on les reprendre ?
Ou bien, chacun étant fils de son
temps, et chaque temps ayant ses ombres, Erasme était aussi porteur de tout un
ensemble de préjugés ? Sa cause, après tout, était la chrétienté, qui
n’est plus exactement celle de nos contemporains. Son rejet des Turcs et des
Juifs aurait-il un écho dans notre présent ?
Passée la perplexité, voire la
stupeur, il faut se demander quelle sera la fonction de cet Erasme-là, mis sur
orbite d’une politique qu’il n’eût guère imaginée, soutenue par des moyens
puissants qu’il faut nécessairement prendre au sérieux.
Erasme est-il le manteau
bourgeois posé sur des épaules révoltées ? Sa fonction est-elle de
dissimuler une haine dont la trop grande visibilité ferait fuir les électeurs
excédés mais pas à ce point… ? La manœuvre paraît grossière. Tellement
qu’il faudrait résister à la tentation de ne pas la prendre suffisamment au
sérieux, non pour ce qu’elle est, qui est sans doute misérable, que pour ce
qu’elle contribue à dissimuler, qui peut avoir des conséquences.
* paru dans Esprit, novembre 2019.
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