jeudi 14 juin 2018

Goethe, une inactualité chronique





Goethe dans la cour de l'Université de Strasbourg (photo dt)




2018 ne recèle aucune commémoration cachée, bien qu’un calcul précis puisse toujours produire des coïncidences inattendues. Mais telle n’est pas la visée. C’est en tant qu’inactuel que Goethe nous est cette fois actuel. Qu’est-ce donc qu’être actuel ? Non pas être de son temps ou en accord avec son temps. Nous ne le sommes que trop. Il serait inutile de le nier, et plus encore de le rappeler, voire de s’en glorifier. L’actualité est une forme d’existence. Elle s’accomplit sans doute dans le temps, mais aussi à contretemps. L’inactualité goethéenne est d’emblée la provocation d’une œuvre qui ne veut pas courir après son temps et assume le risque de passer pour éminemment conservatrice. Et en cela, cette œuvre se découvre bien souvent à devancer son propre temps. Cela me paraît être chez Goethe d’un propos délibéré.
Je voudrais expliquer ce point.


  1. Inactualité structurelle
Je voudrais suggérer que l’inactualité de Goethe n’est pas simplement liée à des dates, mais bien structurelle. Goethe, c’est toujours un autre. Il est, autrement dit, toujours autre que lui-même.
D’un côté, il travaille à se constituer, à se faire et à se parfaire, à s’arrondir dans une œuvre tôt reconnue. C’est la part de la « Bildung ». Il y réussit magnifiquement.
De l’autre, il redoute d’être identifié à une figure particulière. Il veut poursuivre sans fin sa métamorphose. Il se méfie des pièges de la réification, ne veut pas devenir simplement un nom, une statue, un buste. Il veut rester en vie.
Or l’image de Goethe, tôt diffusée à travers l’Europe, ne pouvait jamais coïncider avec Goethe « lui-même ». Quand a lieu la fameuse rencontre d’Erfurt avec Napoléon, le 2 octobre 1808, l’empereur croit voir l’auteur de Werther alors qu’il est en présence de celui des Affinités électives.
Goethe est déjà loin des représentations qu’il suscite et qu’il ne songe cependant pas à renier. Les Français le tiennent pour un romantique, à quoi bon vouloir les corriger ?
On s’est attaché – par exemple Hans Mayer – à retracer la carrière de Goethe, représentative d’un individu bourgeois qui réussit, et qui fait dans ses romans la théorie de cette réussite. Goethe réaliste, adapté à son temps, conservateur plutôt que réformiste, ami de l’ordre.
Et cependant, Goethe est ailleurs, dans l’écart, dans l’absence, dans une sorte d’ubiquité qui lui permet de créer un décalage par rapport à l’image même qu’il suscite. Une illustration en serait son choix, dans les dernières années de sa vie, d’échapper à la célébration de son propre anniversaire à Weimar en se tenant à l’écart de la ville ! On le fête. Il n’est pas là. Il est ailleurs.
Cette dimension l’a habitée d’emblée, mais se remarque plus spécifiquement dans son œuvre tardive.
Il ne s’agit pas simplement de son rapport à la théâtralité, de la pratique de la fiction avec soi-même qui peut occuper maint écrivain de premier plan.
Il ne s’agit pas non plus d’un reniement de soi, d’une sorte de déconstruction de ce que l’on a longuement édifié – et pas non plus de cette sorte d’examen de conscience auquel procéda Augustin, l’auteur des Confessions avec ses Rétractations : une reprise systématique des écrits dans la perspective de leur critique et de leur actualisation, une démarche d’autocensure dont la visée est justement de rétablir l’adéquation confessante avec son témoignage écrit.
Il s’agirait plutôt dans le cas de Goethe d’une subversion, d’une façon de suggérer que l’on ne coïncide jamais tout à fait avec soi, sans pour autant que l’on ait à se renier.
Pourquoi Goethe écrit-il un Second Faust ? le premier ne suffisait-il pas ? pour quoi un autre Wilhelm Meister ?
S’agit-il d’arrondir l’œuvre, de la conduire à sa perfection, de culminer dans la figure de l’écrivain classique qui complète ses œuvres qu’il parvient du reste à éditer de son vivant en contrôlant du mieux qu’il peut la forme qu’il laissera à la postérité ? La réconciliation de Faust avec la Grèce antique d’Hélène ne permet-elle pas cet effet de synthèse ? Et le Divan, n’est-ce pas une façon de confondre la tâche du poète et celle du commentateur, du traducteur ? Et l’investissement dans l’œuvre scientifique ?
Mais cette série de « suites » telles qu’on les connait au cinéma quand un film a particulièrement bien « marché », n’est-ce pas une façon de dire que l’œuvre n’est jamais achevée ? Que l’on peut en reprendre les principes sous d’autres conditions, notamment des ces deux textes fondateurs que sont le Faust et le Wilhelm Meister ?
En reprenant ses propres classiques, Goethe les remettait en jeu, il rouvrait la possibilité de la création. C’est cet aspect qui nous intéressera particulièrement cet été.
Goethe insatisfait, remettant en chantier ses propres textes, les décalant par le commentaire, se subvertissant lui-même pour échapper au destin figé d’une « autorité » qu’il a constituée et dont il peut suffisamment tôt saisir les effets pour pouvoir tâcher d’y échapper de son vivant. On ne l’enterrera pas si facilement ! C’est pourquoi il instaure d’emblée un décalage interne entre l’œuvre et ce qu’elle dit, dessinant en creux, derrière le classicisme affiché, une poétique de la subversion.
L’inactualité, dans ces conditions, est structurelle. Elle est chronique.




  1. Inactualité conjoncturelle.
Mais elle n’exclut pas des effets d’actualisation conjoncturels, dus aux contextes différents dans lesquels son œuvre a pu être mise en lumière.
J’en ferai la démonstration par deux exemples fort différents.
Le premier renvoie à la temporalité extérieure des anniversaires qui peut, dans certaines circonstances bien particulières, recevoir une motivation forte du contexte. Ce fut le cas pour le 100e anniversaire de sa disparition en France.
Goethe, qui n’avait fait l’objet d’aucune étude notable au cours du XIXe siècle en France[1], est soudain l’objet de toutes les attentions. Nous sommes en 1932.
En 1932, il ne s’agit pas, comme en 1999, d’un hommage surtout scientifique, mais d’un enjeu politique : d’un message envoyé à l’Allemagne, moins de 15 ans après la défaite, de ne pas quitter l’Europe. Il s’agit en quelque sorte de retenir l’Allemagne par les cheveux, de la prier d’être Goethéenne et non hitlérienne. Il avait suffi que la République s’installât à Weimar pour faire de Goethe un enjeu politique.
C’est pourquoi l’on sortit alors les grands moyens : des revues grand public lui consacrent des numéros spéciaux : numéro de la NRF, inspirée de Gide, de la revue Europe, la bien nommée, inspirée de Romain Rolland, dirigée alors par Jean Guéhenno, des Nouvelles littéraires de Roger Martin du Gard, sans compter des publications plus savantes.
Un comité pour la célébration du Centenaire de Goethe avait été constitué, présidé par Paul Painlevé, associé de Paul Valéry et Anatole de Monzie. On y comptait des noms illustres du monde politique, du beau monde, des écrivains. À côté de l’ambassadeur d’Allemagne, Léon Blum, avec des duchesses et des comtesses, des écrivains comme Gide, Benda, du Bos, André Maurois.
La comparaison des deux livraisons de la NRF et d’Europe est instructive.
La NRF commence son « Hommage » par trois auteurs allemands illustres : Ernst Robert Curtius, Bernard Groethuysen et Thomas Mann. Puis viennent trois écrivains célèbres : Gide, Suarès et Ramuz, qui tous insistent sur la sagesse et l’universalité de Goethe.
Europe commence par un texte de Romain Rolland où il est question des différentes formes d’internationalisme et du dépassement des nationalismes, « Meurs et deviens ! ». Le numéro met en pratique cette visée, en faisant place à quatre écrivains de langue allemande : Gundolf, Paul Amann (étroitement lié à Romain Rolland), Max Hecker (philologue de Weimar) et Thomas Mann. Puis le numéro associe de grandes signatures internationales, réalisant sur le papier la concordance européenne espérée et qui était le programme de la revue depuis sa création : Benedetto Croce, Hugo von Hofmannsthal, Albert Schweizer, Hermann Hesse, mais aussi des voix grecque (Costis Palamas), américaine (Lucien Price) et japonaise (Katayama).
Les croisements et les répétitions entre ces deux publications ne font que renforcer leur effet. Il y va d’un pari déjà un peu vain. Croit-on, en célébrant Goethe aussi fortement, empêcher l’Allemagne de basculer ailleurs ? Jules Romains, dans Europe, soulignait le décalage : « Le centenaire tombe mal ; au milieu d’une humanité qui ne semble pas particulièrement préparée à le célébrer », et de donner cette confession troublante : « J’avoue que pour ma part, et malgré les raisons que je croyais avoir depuis longtemps d’aimer et de vénérer Goethe, je me sens peu d’entrain à dire sur lui des choses qu’exprimeront avec beaucoup plus d’éclat, de bonheur de style, de subtilité, de rareté, un critique bien-pensant, un membre du comité des forges, un aboyeur hitlérien, un agent du Guépéou, et sans doute aussi, dans l’intervalle de deux bombardements, l’amiral japonais qui commande devant Changhai »[2]. C’est que le contexte ne se prêtait guère, en effet, à un excès d’optimisme.
Europe, dans son ensemble, cherche à rendre plausible une utopie internationaliste dont trop de signes montrent la précarité.
La NRF, de son côté, semble proposer une voie qui annonce un retrait de l’universalisme abstrait des Lumières au profit d’un respect nouveau des particularités nationales pour plaider en faveur de la concorde. Chez plusieurs auteurs, à commencer par Gide, Goethe est relu depuis Nietzsche. En effet, il est manifeste que les positions en faveur de l’individualité et de l’acceptation de la nature qui y sont défendues sont présentées comme un des apports goethéens. On en trouve la trace chez Suarès et chez Jules de Gaultier (Goethe l’amoraliste !), mais c’est bien sûr Gide qui en fournit la formulation adéquate : « Il n’est pas indifférent que la seule Allemagne ait produit ces deux grands représentants de l’humanité. Il fallait Goethe pour permettre à Nietzsche de s’élever, non point contre lui, mais sur lui. Lorsque je relis Goethe, je vois déjà du Nietzsche en puissance »[3] Goethe est alors lisible depuis Nietzsche – comme, sur un plan plus littéraire, depuis le symbolisme[4].
C’est dans cet esprit de retrait de l’universel abstrait que la parole est laissée à Curtius, qui s’interroge : « Doit-on réellement se risquer à dire que Goethe est universel, bien qu’il soit Allemand ? »[5] et conclut sur la perspective d’un « grand débat entre les différents membres de la famille humaine », qui pourrait « devenir un concile œcuménique des esprit » ou encore un « roman des nations »[6]- Il est en cela – malgré son projet culturel qui pointe déjà dans cet article – sur la ligne illustrée avec beaucoup de verve par André Suarès dont la contribution, « Goethe l’universel » figurera dans son livre Goethe le grand européen  (1932). Il écrit : « Goethe ne connaît que l’individu : il en a la passion ; en lui, l’individu blessé semble indifférent à la nation et à la race. (…) La véritable Europe est un accord et non l’unisson. Goethe tient pour toutes les variétés et toutes les différences … » etc[7].
Il y eut bien sûr des approches sensiblement différentes, mais l’intention d’ensemble qui ressort de ces publications est celle d’une supplique un peu tardive adressée à une Allemagne pas si bien connue, dont Goethe serait comme un possible (humaniste et européen) qu’on lui enjoint de réaliser. C’était manifestement trop tard au moment du rejet de « Weimar »…[8]
Goethe sert ici de terrain de discussion. Il offre un compromis possible. C’est en cela qu’il occupe une place, une place importante, dans la France de ces années.
Le malentendu est grand. Vu d’Allemagne, il n’est pas sûr que l’on pût encore s’accrocher à une telle image, bien que les participants allemands à ces numéros d’hommage fussent des auteurs de premier rang[9]. Une révolution radicale était attendue dès ces années là qui s’appuyait sur une figure exclusive de Goethe : Hölderlin. C’était le pari de Heidegger que de révolutionner la philosophie à partir de ce poète allemand[10]. Les Cahiers noirs montrent avec quel dégoût Heidegger voit en 1945 la perspective du remplacement de Hölderlin comme poète de référence par le Goethe bourgeois, humaniste et conservateur. Goethe fut ici une figure du rejet.
Pourtant, la poésie goethéenne pouvait, en ces mêmes années de guerre, être susceptible de reprises allant à l’encontre de ces clichés. Il suffisait parfois de copier un poème anodin sur un cahier : en date du 12 février 1944, c’est ce que fit Anne Frank. La signification nouvelle du poème La violette, Das Veilchen, de veine anacréontique, était-elle due à sa lectrice ou simplement aux circonstances ? Le désir de reconnaissance de la violette bientôt écrasée sous les pas -écrasée par la botte militaire ? – vient dire quelque chose non pas de Goethe sans doute, mais par Goethe[11]. Goethe devient ici une langue permettant de parler de l’Allemagne, plus que l’allemand lui-même, permettant ici peut-être d’exprimer les rapports entre juifs et Allemands au moment le plus terrible. Ici, la date et le scripteur transforment le poème.
Goethe sert ici d’interprétant de l’histoire allemande. Il est devenu un langage qui ne vaut pas tant pour lui-même que pour ce qu’il permet d’énoncer le sens des circonstances nouvelles qui vont à sa rencontre.

 ***

Une œuvre malléable, parce qu’elle s’y prête, promet la réconciliation européenne, symbolise la morne bourgeoisie, ou permet d’énoncer le tragique d’une situation de non reconnaissance – et tant de possibilités encore. Ces trois exemples, à peine évoqués, indiquent, au-delà de l’inactualité structurelle de Goethe à l’égard de sa propre œuvre, son inactualité conjoncturelle. L’œuvre s’est tissée dans la mémoire collective, souvent encombrante, obligeant, si l’on veut s’y référer, à des écarts nets, des brusqueries, comme le fit encore récemment Frank Castorf dans son « Faust ». À ce titre même, elle permet de dire, par elle, avec elle, parfois contre elle. Mais cet inconfort n’est-il pas déjà annoncé dans celui qui hantait Goethe lui-même, acharné à se faire et à s’échapper tout autant ?
Ces deux formes se complètent sans doute, mais comment ?



Réflexions présentées au Goethe-Institut de Paris, le 4 juin 2018


[1] E. R. Curtius : « La France du XIXe siècle n’a pas produit un seul ouvrage central sur Goethe », « Goethe ou le classique allemand », NRF 222, 1932, p. 325.
[2] Jules Romains, « En pensant à Goethe », Europe 112, 15 avril 1932, p. 238.
[3] A. Gide, „Goethe“, NRF, 1932, p. 375. Dans Corydon, Gide s’appuie fortement sur Goethe pour étayer l’acceptation de son désir.
[4] C’est Pierre Louys qui fait lire à Gide le Second Faust, quand ils sont encore lycéens.
[5] Curtius, „Goethe ou le classique allemand », p. 346.
[6] Ibid., p. 350.
[7] André Suarès, „Goethe, l’universel“, NRF 1932, p. 389.
[8] Laquelle, de son côté, allait devenir par les Nietzsche-Archiv une ville « nietzschéenne », autrement.
[9] Manfred Müller, „Nationalsozialistische Einflüsse auf die Vorbereitung und den Ablauf der Reichsgedächtnisfeier für Goethe 1932 in Weimar“, Zeitschrift für Germanistik Neue Folge, Vol. 14, No. 3 (2004), pp. 608-613.
[10] Heidegger, GA 97, 60. Voir pour le contexte Christian Sommer, Mythologie de l’événement. Heidegger avec Hölderlin, Paris, PUF, 2017.
[11] Ach! Aber ach! Das Mädchen kam / Und nicht in acht das Veilchen Nahm, / Ertrat das arme Veilchen.

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