Trente siècles d’ennui pèsent sur mon épaule
Citerne tarie
Laforgue à Berlin s’ennuyait[1],
condamné à suivre l’impératrice du château de Babelsberg, où l’on ne faisait
pas encore de grand cinéma, à celui de l’île des Musées, que l’on ne songeait
pas encore à reconstruire sur les ruines fumantes du « Palais de la
République ». Sic transit
melancholia mundi.
Il errait
dans les rues en entendant les leçons de piano dont les notes tombaient sur le
trottoir depuis les fenêtres entrouvertes en ces dimanches interminables. Et il
imaginait les doigts frêles et bien disciplinés qui les frappaient. Ce Berlin
avait pour lui, assis sur la formidable puissance technico-militaire qui avait
permis l’écrasement des adversaires, à commencer par la France de Sedan, après
l’Autriche de Sadowa, une frénésie de rattrapage sur tous les plans. Cette
présence militaire qui ne pouvait que le rebuter est soulignée aussi dans le
Baedeker de 1878, qui signale que chez Olbrich, Friedrichstrasse 83, il y a
beaucoup d’officiers[2].
C’était aussi l’année du grand Congrès sur la Question d’Orient, juste avant la
Conférence où l’on se répartit l’Afrique[3].
La structure de la ville et de la politique impériale a laissé des traces. Sous
Guillaume II, il n’en alla pas mieux. Il est intéressant de noter les rubriques
selon lesquelles le journaliste Jules Huret a regroupé ses articles attenants à
la capitale du Reich dans le volume qu’il fit paraître en 1909, et qui est une
partie de sa grande enquête « En Allemagne » : L’avenir – La vie nocturne – Le monde – Le
peuple – Les ouvriers – Officiers et soldats – L’antisémitisme – L’hygiène et
la propreté. Tout cela formait des différences bien marquées, et, en même
temps, indiscutablement, un tout[4].
Cathédrales de brique et d’acier,
ponts tournants, gares disproportionnées, postes semblables à des Eglises
byzantines. Cours d’immeubles en enfilade, ateliers élevés défiant le ciel et
les lois de la pesanteur, jeux de voies ferrées futuristes. La culture, au
moins scientifique, suivait ce rythme effréné et, à partir de sa création,
collectionnait les prix Nobel. Il est vrai que les lettres semblaient un peu en
retrait, entre Paul Heyse et Paul Raabe, malgré les éclats du vieux Fontane.
Mais s’inventaient des sciences nouvelles de l’esprit et de la société, sur les
décompositions des systèmes philosophiques, qui continuaient de les nourrir. La
pensée n’avait pas de poste fixe et vagabondait un peu chez tous.
[1] Jules Laforgue [Jean Vien], Berlin, La Cour et le Ville (1887), Saint-Didier, Editions l’Escalier,
2010. Photo de Spiessens, 1885, fonds Mme Théo Van Rysselberghe.
[2] Berlin, Potsdam und Umgebung, Leipzig, Karl Baedeker, 1878 [reprint
Freiburg 1987].
[3] Iselin Gundermann, Berlin als Kongreßstadt 1878, Berlin,
Haude & Spener, 1978.
[4] Jules Huret, Berlin,
Paris, Charpentier, 1909.
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