mardi 17 janvier 2017

Les Musiciens de Brême, II.





Von Mathieu Bertola/Musées de la Ville de Strasbourg - Strasbourg, Cabinet des Estampes et des Dessins, Gemeinfrei, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=54266224


II.
Ou bien en va-t-il autrement ? N’y a-t-il pas un reniement de l’aventure dans la retraite partagée à la chaleur d’un nouveau foyer ? Et avoir chassé les brigands, n’était-ce pas l’annonce d’un retour à l’ordre ? Les illustrations du 19e siècle montrent l’âne, assis dans un fauteuil, fumant une longue pipe. Il lit comme de juste le journal, avec un bonnet sur la tête. C’est tout juste s’il n’a pas les pantoufles. Et ses compagnons, bien au chaud, sommeillent vaguement. Mais ne rêvent plus. Une écuelle vide à leur côté indique qu’ils sont repus.
L’illustrateur, Carl Offterdinger, a mis des lunettes à l’âne. C’est qu’il lit le journal. Que pense-t-il à l’occasion de cette lecture ? Est-il vraiment passé de l’autre côté ?
Pourquoi l’âne se préoccupe-t-il encore de nouvelles de l’autre monde ? N’a-t-il pas réussi sa petite révolution ? n’a-t-il pas droit à l’apaisement, au confort, à la tranquillité ?
La démonstration est faite que les possédants sont des voleurs. Ils ont été délogés. Ils l’ont été à l’issue d’une mise en scène qui a souligné le rôle majeur de l’imaginaire dans la vie politique. La solidarité des animaux a constitué pour leurs adversaires qu’il fallait effrayer un monstre qui les a jetés dans un état de panique. Dans le récit fait par les moins pleutres des brigands, qui se hasardent à revenir sur les lieux de cette vision d’enfer, l’image se fait plus précise : ils ont assisté au Jugement dernier. Le coq était le juge. Les autres des figures diaboliques. Ils ont habité un instant une de ces toiles de Jérôme Bosch, où des créatures hybrides vous cuisent, vous mordent, vous piquent et poussent vers des flammes. Il a eu son compte. Le chef des brigands, prudemment resté en arrière, évidemment, se laisse prendre. Il suit l’imagination fébrile de sa troupe. La lâcheté du commandement est efficacement rappelée en cela. Le manque de solidarité des voleurs souligne la force des animaux, qui ont fait corps.
L’âne fut le recruteur, ou l’occasion plutôt que se rencontrent des sorts délaissés, méprisés, et qu’ils s’organisent. A la fin, dans l’image du moins, il continue de veiller sur ses troupes, d’en protéger le sommeil des justes. L’âne fut la force. C’est lui qui a fait voler les carreaux en éclat, et c’est lui qui détient le secret des ruades. Ses compagnons sont la variété, la vivacité d’une faune déchaînée. La révolte des domestiques s’appuie sur la force tranquille de l’équidé, jugé à tort inutile, improductif. Il incarne mieux que ses compagnons la portée de la fable. Il fait comprendre aux domestiques les limites de la familiarité forcée avec les maîtres : elle ne va que jusqu’où va leur intérêt de maîtres. Elle ne s’engage pas au-delà. Chien et chat retiendront la leçon. Et même le coq orgueilleux, petit-chef de la basse cour, quand il a compris qui finirait dans la cocotte. Que l’âne soit représenté à la fin en lecteur, n’est-ce pas l’indication discrète de la supériorité de celui qui n’est pas si bête que cela ? Il a montré suffisamment sa force de travail, jusqu’à l’épuisement apparent, et son obstination à ne pas accepter un destin contraire. Si, dans cette retraite d’occasion, il fait le bourgeois, c’est d’abord pour rappeler sa sagacité qui s’exerce maintenant, sans doute de façon privative, sur toutes les affaires du monde. Le journal introduit le monde dans la demeure du fond des bois.
L’idéal du poste stable que fournirait la Ville de Brême a été le mince Eldorado auquel s’est accroché le premier rêve de cette compagnie improvisée. Qu’on puisse être payé pour la musique est une idée qui leur plaisait. Il y avait au fond de cette quête la première révolte contre le sort injuste du précariat indéfini qu’est la vie de service. Puis la musique est devenue une arme, plus violente que magique, pour déloger par procuration une forme de mal. Nous sommes, rappelons-le, en pleine forêt, c’est-à-dire dans un espace extérieur à toute civilité, loin des chemins battus. Et presque perdus, n’avait été l’exercice d’orientation du coq, qui a placé sa tête au-dessus des cimes. Le monde de la forêt est vite hors la loi. Les brigands y ont demeure. Dans cet espace oublié, les conditions pour que se rejoue l’institution sociale sont réunies. Un nouveau jugement et une nouvelle distribution des rôles et des places s’opère. Les brigands des chemins sont ici des bourgeois, ils en assument à leur corps défendant la position : ils seront chassés pour l’une et l’autre raison. Mais ne se sont-ils pas fait peur eux-mêmes ? Les animaux n’ont eu qu’à rester groupés, unis, pour que l’unité de façade de la bande s’écroule. La peur est la grande révélatrice de ce qu’on est. Elle dévoile dans le conte non seulement la fausse unité d’une bande, mais le rôle délétère des représentations religieuses. N’est-ce pas la vision d’un Jugement infernal qui leur interdit tout retour ?
Nos animaux ont-ils trahi l’idéal poétique ? Se sont-ils résignés à une existence Biedermeier au coin de l’âtre après avoir rêvé d’une existence artistique ? Peut-être est-ce ainsi qu’on a pu être tenté de faire rentrer cette histoire explosive dans la normalité bourgeoise d’une époque qui allait vite digérer son moment de romantisme. Mais ils sont restés unis, sous un toit maintenant. D’autres illustrations les montrent improvisant sur leur guitare, en éternels hippies. Et rien ne dit qu’ils ne poursuivent pas leur concert entre amis au fond de leur forêt, pour le simple plaisir de la musique et de jouer, de jouer jusqu’à ce que la mort vienne les visiter. Ils garderont à jamais leur titre de Musiciens de Brême. Gloire à la musique !

15. I. 2017

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