Von Mathieu Bertola/Musées de la Ville de Strasbourg - Strasbourg, Cabinet des Estampes et des Dessins, Gemeinfrei, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=54266224 |
II.
Ou bien en va-t-il
autrement ? N’y a-t-il pas un reniement de l’aventure dans la retraite
partagée à la chaleur d’un nouveau foyer ? Et avoir chassé les brigands,
n’était-ce pas l’annonce d’un retour à l’ordre ? Les illustrations du 19e
siècle montrent l’âne, assis dans un fauteuil, fumant une longue pipe. Il lit
comme de juste le journal, avec un bonnet sur la tête. C’est tout juste s’il
n’a pas les pantoufles. Et ses compagnons, bien au chaud, sommeillent
vaguement. Mais ne rêvent plus. Une écuelle vide à leur côté indique qu’ils
sont repus.
L’illustrateur, Carl
Offterdinger, a mis des lunettes à l’âne. C’est qu’il lit le journal. Que
pense-t-il à l’occasion de cette lecture ? Est-il vraiment passé de
l’autre côté ?
Pourquoi l’âne se
préoccupe-t-il encore de nouvelles de l’autre monde ? N’a-t-il pas réussi
sa petite révolution ? n’a-t-il pas droit à l’apaisement, au confort, à la
tranquillité ?
La démonstration est
faite que les possédants sont des voleurs. Ils ont été délogés. Ils l’ont été à
l’issue d’une mise en scène qui a souligné le rôle majeur de l’imaginaire dans
la vie politique. La solidarité des animaux a constitué pour leurs adversaires
qu’il fallait effrayer un monstre qui les a jetés dans un état de panique. Dans
le récit fait par les moins pleutres des brigands, qui se hasardent à revenir
sur les lieux de cette vision d’enfer, l’image se fait plus précise : ils
ont assisté au Jugement dernier. Le coq était le juge. Les autres des figures
diaboliques. Ils ont habité un instant une de ces toiles de Jérôme Bosch, où
des créatures hybrides vous cuisent, vous mordent, vous piquent et poussent
vers des flammes. Il a eu son compte. Le chef des brigands, prudemment resté en
arrière, évidemment, se laisse prendre. Il suit l’imagination fébrile de sa
troupe. La lâcheté du commandement est efficacement rappelée en cela. Le manque
de solidarité des voleurs souligne la force des animaux, qui ont fait corps.
L’âne fut le
recruteur, ou l’occasion plutôt que se rencontrent des sorts délaissés,
méprisés, et qu’ils s’organisent. A la fin, dans l’image du moins, il continue
de veiller sur ses troupes, d’en protéger le sommeil des justes. L’âne fut la
force. C’est lui qui a fait voler les carreaux en éclat, et c’est lui qui
détient le secret des ruades. Ses compagnons sont la variété, la vivacité d’une
faune déchaînée. La révolte des domestiques s’appuie sur la force tranquille de
l’équidé, jugé à tort inutile, improductif. Il incarne mieux que ses compagnons
la portée de la fable. Il fait comprendre aux domestiques les limites de la
familiarité forcée avec les maîtres : elle ne va que jusqu’où va leur
intérêt de maîtres. Elle ne s’engage pas au-delà. Chien et chat retiendront la
leçon. Et même le coq orgueilleux, petit-chef de la basse cour, quand il a
compris qui finirait dans la cocotte. Que l’âne soit représenté à la fin en
lecteur, n’est-ce pas l’indication discrète de la supériorité de celui qui
n’est pas si bête que cela ? Il a montré suffisamment sa force de travail,
jusqu’à l’épuisement apparent, et son obstination à ne pas accepter un destin
contraire. Si, dans cette retraite d’occasion, il fait le bourgeois, c’est
d’abord pour rappeler sa sagacité qui s’exerce maintenant, sans doute de façon
privative, sur toutes les affaires du monde. Le journal introduit le monde dans
la demeure du fond des bois.
L’idéal du poste stable
que fournirait la Ville de Brême a été le mince Eldorado auquel s’est accroché
le premier rêve de cette compagnie improvisée. Qu’on puisse être payé pour la
musique est une idée qui leur plaisait. Il y avait au fond de cette quête la
première révolte contre le sort injuste du précariat indéfini qu’est la vie de
service. Puis la musique est devenue une arme, plus violente que magique, pour
déloger par procuration une forme de mal. Nous sommes, rappelons-le, en pleine
forêt, c’est-à-dire dans un espace extérieur à toute civilité, loin des chemins
battus. Et presque perdus, n’avait été l’exercice d’orientation du coq, qui a
placé sa tête au-dessus des cimes. Le monde de la forêt est vite hors la loi.
Les brigands y ont demeure. Dans cet espace oublié, les conditions pour que se
rejoue l’institution sociale sont réunies. Un nouveau jugement et une nouvelle
distribution des rôles et des places s’opère. Les brigands des chemins sont ici
des bourgeois, ils en assument à leur corps défendant la position : ils
seront chassés pour l’une et l’autre raison. Mais ne se sont-ils pas fait peur
eux-mêmes ? Les animaux n’ont eu qu’à rester groupés, unis, pour que
l’unité de façade de la bande s’écroule. La peur est la grande révélatrice de
ce qu’on est. Elle dévoile dans le conte non seulement la fausse unité d’une
bande, mais le rôle délétère des représentations religieuses. N’est-ce pas la
vision d’un Jugement infernal qui leur interdit tout retour ?
Nos animaux ont-ils
trahi l’idéal poétique ? Se sont-ils résignés à une existence Biedermeier
au coin de l’âtre après avoir rêvé d’une existence artistique ? Peut-être
est-ce ainsi qu’on a pu être tenté de faire rentrer cette histoire explosive
dans la normalité bourgeoise d’une époque qui allait vite digérer son moment de
romantisme. Mais ils sont restés unis, sous un toit maintenant. D’autres
illustrations les montrent improvisant sur leur guitare, en éternels hippies. Et
rien ne dit qu’ils ne poursuivent pas leur concert entre amis au fond de leur
forêt, pour le simple plaisir de la musique et de jouer, de jouer jusqu’à ce
que la mort vienne les visiter. Ils garderont à jamais leur titre de Musiciens de Brême. Gloire à la musique !
15. I. 2017
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