Sept villes se disputaient dans l’antiquité la fierté d’avoir été la patrie
d’Homère. On sait bien Saussure est de Genève. Mais n’est-il pas aussi un peu
de Leipzig ou de Berlin ? un peu beaucoup de Paris ? voire de
Rome ? Ou d’Alger, qui lui consacre cette année aussi un grand
colloque ? C’est la première querelle homérique de Saussure, qui ouvre sur
la seconde, bien plus décisive.
Il y a des auteurs qui deviennent célèbres pour un livre qu’ils n’ont pas
écrit, ou pas publiés eux-mêmes, et c’est sur ce paradoxe de l’histoire des
sciences humaines et sociales que Jürgen Trabant nous invite à réfléchir à
partir du cas de Saussure.
Nous savons maintenant que le Cours
qui a été le texte de référence – disons-le la Bible – du structuralisme
n’était pas de Saussure mais de ses disciples (et non auditeurs) Charles Bally
et Albert Sechehaye. Et nous savons qu’il ne reflète pas toute la pensée de
Saussure, mais qu’il la contredit parfois. Il est une dogmatisation ultérieure
d’un penseur exigeant et souvent sceptique. « Si Saussure nous apparaît, à
travers la publication du Cours,
comme un auteur, cette image est parfaitement illusoire, non seulement parce
qu’il n’a pas écrit ce livre-là, mais aussi – plus profondément peut-être –
parce qu’il n’en a écrit aucun. » (Simon Bouquet, Introduction à la lecture de Saussure, Paris, Payot, 1997, p. 64).
Il n’aurait publié que des ouvrages obligés pour le parcours académique qu’il
eut, passant par Leipzig, Paris et Genève, dont le génial Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues
indo-europénnes paru à Leipzig en 1878. Cela fait de lui un cas intéressant
et exemplaire, au-delà de ceux qui s’intéressent à la linguistique ou même au
structuralisme. Comment est-ce tout simplement possible ? Ferdinand de
Saussure est-il devenu « Saussure » (l’auteur du Cours) à son corps défendant ?
Nous savons aussi que les Pensées
de Pascal ne sont pas une œuvre, qu’il en existe différentes éditions qui ont
chacune leur cohérence et leur justification (Condorcet, Ernest Havet, Léon
Brunschvicg, Louis Lafuma, Le Guen, Philippe Sellier etc.), mais dont aucune ne
correspond à la visée de Pascal. On peut s’appuyer sur des copies d’époque, ou
bien tenter une reconstitution d’après la logique propre du projet apologétique
ou d’après des plans de Pascal lui-même, ou en se fiant à l’examen des
papiers : jamais on ne parviendra aux « Pensées de Pascal ». Il
en va de même pour les Recherches
philosophiques de Wittgenstein, encore une Bible de la philosophie
contemporaine, qui correspond à des séries de réflexion qui sont bien de
Wittgenstein, mais dont rien n’indique qu’il les aurait publiées dans ce choix
et dans cet ordre. Le Big Typescript
récemment apparu montre la mine de textes aphoristiques sur le fond duquel on a
prélevé ce « livre ». Pour prendre un dernier exemple de texte
fantôme, dont le statut n’empêcha nullement l’immense succès : La Volonté de puissance de Nietzsche,
deux forts volumes d’aphorismes posthumes sélectionnés par sa sœur, et dont on
sait l’influence qu’ils ont eue dans les années vingt et trente, donnant
largement des gages à une lecture orientée autour des Archives Nietzsche de
Weimar, mais continua d’inspirer aussi la réception française jusqu’à Deleuze.
Faut-il revenir à la pensée de Nietzsche lui-même, en corrigeant cet artefact,
ou considérer, comme on semble vouloir le faire pour le Cours, que la Wirkungsgeschichte,
autrement dit l’influence, en fut telle, qu’il serait vain de vouloir revenir à
un état d’innocence antérieur à ce livre pour retrouver le Nietzsche ou le
Saussure authentique ?
Au 19e siècle, la question principale qui agitait la discipline
phare des sciences humaines, la philologie, était la question homérique. D’une
part on se demandait si Homère avait été l’auteur des poèmes qui lui sont
attribués, ce qui était largement remis en question par la réflexion critique
de Friedrich August Wolf sur les conditions de composition, de correction,
complément et transmission des poèmes. Celui-ci avait notamment mis en avant le
rôle essentiel des critiques alexandrins dans la sélection et normalisation des
poèmes, étonnamment répartis en 24 chants égaux. Les diascévastes avaient
ajouté leur savoir et leur savoir-faire à des productions sans doute orales,
appuyées sur des traditions diverses, déclamées dans des circonstances
spécifiques.
D’autre part on se demandait si l’auteur de l’Iliade pouvait avoir été le même que celui de l’Odyssée. Ce débat opposait les tenants
de l’unité aux chorizontes ou tenants
de la distinction des deux poèmes.
Jürgen Trabant retrace la situation des études saussuriennes en jetant un
regard sur les colloques commémoratifs de la parution posthume (Saussure étant
mort à 53 ans en 1913) du Cours de
linguistique générale. Il y aurait les tenants d’une unité fondamentale de
l’œuvre, tantôt fétichiste, à Paris, tantôt rationnellement résigné, conciliant
le dogme nécessaire avec les enquêtes historiques, comme à Rome, voire
affichant un scepticisme grandissant quant à la possibilité de parler d’un
Saussure et envisageant l’essor d’une seconde linguistique vraiment saussurienne
cette fois, après la mystification de la fabrication du Cours. Ce courant philologique n’est pas vraiment représenté dans
les colloques commémoratifs. Notamment l’éditeur avec Rudolf Engler des Ecrits de linguistique générale
retrouvés en 1996 dans l’Orangerie de la maison de famille des Saussure et
publiés en 2002, Simon Bouquet, brille par son absence.
Paris reste donc unitarien par nécessité, puisque c’est bien le Cours et non les Ecrits qui a largement permis de fonder le paradigme dans lequel
les linguistes francophones ont appris à penser. Rome peut être chorizonte
comme déjà l’était Tullio De Mauro en annotant le Cours de réserves philologiques, sans en tirer toutes les
conséquences : le fait est que l’école italienne est traditionnellement
attachée à la dimension historique et philologique des phénomènes, il n’est pas
besoin de remonter jusqu’à Vico pour le constater. Mais la voie d’une
exploitation intellectuelle des inédits authentiques qui contredisent souvent
le Cours édité mais apocryphe n’est
empruntée que par une partie de la recherche : Bouquet, s’appuyant sur la
philologie saussurienne suisse et allemande (R. Godel, Rudolf Engler, Johannes
Fehr) qui avait constaté des discordances et des contradictions entre les
textes autographes et le cours, mais sans en tirer de conclusions, milite, lui,
pour un retour au Saussure philosophe, linguiste de la parole, en phase avec
beaucoup des correctifs opposés ces dernières décennies au Saussure du Cours. F. Rastier le soutient en cette
démarche (Ludwig Jäger favorise aussi une lecture herméneutique). Une question
qui se pose est : pourquoi n’y aurait-il pas de consensus quant à la
nécessité d’explorer et éventuellement d’exploiter le corpus authentique
ressurgi ces dernières années, à la fois pour corriger le Cours et ses dogmes, mais aussi pour aller plus loin, rendant en
quelque sorte Saussure à lui-même ? Les derniers textes sont-ils vraiment
« parasitaires » par rapport au Cours,
comme un article certes polémique de J. Trabant l’avançait en 2005 ? (dans
un article intitulé: « Faut-il défendre Saussure contre ses
amateurs ? », Langages,
2005, p. 23).
Rappelons les dogmes fondateurs : la synchronie contre la tradition
historique tant de la grammaire comparée que des néogrammairiens, qui va de
pair avec le privilège de la statique sur la cinétique ; l’idée de
système ; l’opposition de la langue à la parole et le privilège accordé à
celle-là ; la langue comme système de signes, signifiant et
signifié ; le concept d’opposition et de valeur. Tous ces concepts étant
liés entre eux.
Se trouveraient exclues les dimensions de la parole individuelle, de
l’histoire et de la culture, de l’acte (le rhétorique et le pragmatique). On
lit pourtant dans les Ecrits de
linguistique générale publiés en 2002 : « La conquête de ces
dernières années est d’avoir placé tout ce qui est le langage et la langue à
son vrai foyer, exclusivement dans le sujet parlant soit comme être humain soit
comme être social » (ELG, 130, Nouveaux documents). Il est difficile
d’imaginer la formation des principaux dogmes structuralistes à partir de cette
position, qui le rend proche en revanche de Benveniste.
Le travail d’unification et de simplification opéré par les éditeurs du
cours fut accentué par l’interprétation donnée par Hjelmslev et l’Ecole de
Copenhague, puis radicalisée encore par Greimas, pour produire un ensemble
théorique diamétralement opposé aux visées propres de Saussure. Celui-ci avait
assurément une ambition épistémologique immense, très critique de l’état des
théories du langage de son temps, mais aspirait à une science unifiée de la
langue et de la parole, ne négligeant
pas la dimension textuelle, comme les écrits authentiques permettent de le
constater, aussi bien que ses nombreuses études sur les Nibelungen (bien présenté par Johannes Fehr, Saussure entre linguistique et sémiologie, Paris, Puf, 2000, p.
83-104). Indépendamment de la portée qu’on sera prêt à accorder à la catégorie
d’auteur dans le domaine scientifique, n’y a-t-il pas de bonnes raisons de se
confronter au tumulte des écrits aphoristiques ou notes item qui émanent bien
de Saussure pour réévaluer sa pensée, l’infléchir et la compléter, tout en
dégageant mieux qu’auparavant la part de reconstruction due à Bally et
Sechehaye ? S’en tenir au CLG, ne serait-ce pas privilégier la Volonté de puissance contre le travail
de Colli et Montinari ?
On
fait sans doute, par piété structuraliste, trop de cas du Cours, alors que son historisation et sa recontextualisation ne nuiraient
nullement à une réflexion sur les principes d’une linguistique structurale – ni
n’invaliderait automatiquement les différents usages faits de Saussure par les
lecteurs les plus divers +
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