La réflexion devrait se porter concrètement sur le gain
cognitif de la pratique de plusieurs langues. S’agit-il vraiment d’un
élargissement de ma capacité à penser, comme le suggérait Humboldt ?
Les SHS tendent par un pôle à la formalisation par ambition de
souligner leur universalité et le caractère contrôlable de leurs procédés, mais
demeurent par un autre pôle irrémédiablement liées aux langues naturelles.
L’inventivité est pour partie liée à celles-ci. Les poètes sont ainsi tous (il
est à peine d’exceptions) des traducteurs : c’est que leur investissement
créatif de la langue passe par la confrontation à d’autres langues. Dans quelle
mesure peut-il, voire doit-il en aller de même pour la rechercher en SHS ?
Qu’apporterait pour l’enseignement la confrontation soutenue à plusieurs
langues ? 1) au plan des contenus, l’étudiant doit-il être assigné à un
état fini de traductions ? (limitation objective de son horizon) 2) au
plan des concepts, peut-il compenser l’ignorance d’une langue en recourant à
des traductions dans une autre langue, soit parce qu’elles sont inexistantes en
la sienne, soit parce qu’elles sont inintelligibles (Freud ou Heidegger en
français et donc lus plutôt en anglais) ? (secondarisation de son accès
aux sources – peu important dans la masse ou de loin, mais vite essentiel dans
le détail)
La mise en place d’une Europe de la recherche qui commence
avec les échanges Erasmus et s’affine dans les structures internationales
est-elle la bonne réponse ? Quels en sont les effets positifs et
négatifs ? comment l’infléchir ? Quels sont les atouts des structures
multilingues – et quelles leur pathologies ?
A partir de réflexions concrètes, il s’agira de s’interroger
sur nos certitudes, loin des discours de doctrine, pour tracer des
perspectives.
Premier cas : la
parole politique.
Donald Tusk ist ein sympathischer und kluger Mensch, den
die Jahre in Polens antikommunistischer Opposition geprägt haben und der sich
vor dem großen europäischen Umbruch mit gefährlichen Arbeiten in großer Höhe
sein Brot verdiente. Sich auf Gipfeln in englischer Sprache zu bewegen, ist
eine Sache, die Tusk hingegen erst mühsam lernen musste, und noch immer ist er
gezwungen, sich einfacher und damit eindeutiger auszudrücken, als ihm und
anderen lieb ist.
Also spricht Tusk: „Wir können ein schwarzes Szenario
nicht ausschließen.“
Nach einem für Brüsseler Verhältnisse vergleichsweise
kurzen Abend ist das der Satz, der bleibt. Es ist ein Satz, der eher resigniert
klingt als aufgeregt. Der einräumt, dass nach fünf Jahren des Kampfes um
Griechenland gerade einmal fünf Tage bleiben, um ihn zu gewinnen. Und dass die
Chancen dafür miserabel stehen.
(tiré de Süddeutsche
Zeitung, 9 juillet 2015, Die Seite Drei)
Dans un milieu international où l’anglais est la langue parlée
au plus haut niveau, ce sont justement les nuances qui peuvent avoir des
conséquences incalculables. Car apprendre à parler la langue de bois (ou à
parler diplomatiquement) est plus facile dans sa propre langue que dans une
langue apprise. Le langage nous piège en nous poussant à dire plus que nous ne
le désirons parfois. Le choix d’une langue commune n’est qu’en partie la
meilleure solution, car elle introduit des malentendus dès qu’on quitte la pure
communication de contenus dénotatifs, mais aussi des disparités entre les
locuteurs qui ne sont pas sur le même pied.
Deuxième cas : la
contribution du chercheur.
Il y a une quinzaine d’année, on m’a demandé de participer à
un colloque en langue allemande, mais la publication qu’on souhaita en extraire
devait être en français. N’ayant pas eu le temps ni l’énergie alors de refaire le
travail, je me suis contenté de traduire mon texte allemand. Las ! comment
pouvait on être si plat, si « plakativ » comme on dit en allemand, si
maladroit. On eût dit un ours balourd. L’expérience de la retro-traduction est
extrêmement significative de ce qui passe et de ce qui ne passe pas dans l’expression
dans une autre langue assez bien sue. Les thèses, les hypothèses passent, les
exemples et les citations, les concepts aussi. Mais ce qui ne passe pas est la
permanente modalisation de l’écriture qui donne sa profondeur à la réflexion et
sa finesse à l’expression. C’est finalement une dimension essentielle de la
communication qui disparaît : la modalisation.
Il s’agit manifestement de plus que la simple connotation. Les thèses sont là,
les concepts aussi, pourtant, la scientificité en pâtit. Il est nécessaire de
s’interroger sur ces limitations, qui ne sont pas réductibles à la dimension
stylistique personnelle, non plus qu’à la maîtrise de la rhétorique
scientifique requise dans telle ou telle langue, mais qui engagent la qualité
scientifique du discours dans l’autre langue.
Troisième cas : de
l’ignorance à l’exclusion.
Il sera ici question du prisme imposé par le choix d’une
langue dans la connaissance d’une question. Qu’est-ce qui est traduit,
disponible, en quelle langue ? A maints égards, sur le marché académique,
ce qui n’est pas publié ou traduit en anglais n’existe pas. C’est donc ignoré.
En anglais, le mot n’est pas passif, il est au contraire intentionnel. Ignorer,
c’est le vouloir, c’est exclure.
Les conséquences sont patentes : uniformisation,
appauvrissement, psittacisme.
L’historien du droit Michael Stolleis le rappelait en
octobre 2014 (Wir Europäer lesen einander immer weniger, FAZ 1.10.14) :
Wenn alles aus dem Gesichtsfeld schwindet, was nicht durch das Nadelöhr des
Englischen gelangt, dann entsteht Fremdheit. (…) Beim sprachlichen
Zwangsumtausch über das Englische oder Amerikanische geht nicht nur die Masse
verloren, sondern auch die Qualität differenzierter Verständigung.
Stolleis cherche à circonvenir la langue-pont qu’est de facto
l’anglais, au moins quant à la communication intraeuropéenne, où rappelons-le
l’anglais n’est nullement la langue la plus parlée. Il s’agit d’échapper à une
logique de l’aliénation entre les locuteurs et les institutions mais aussi les
discours scientifiques qui les entourent. Ce qui fonctionne à peu près pour la
transmission des résultats, cela ne va plus pour l’invention, la production de
résultats nouveaux. Et la maîtrise de l’anglais entraîne un avantage
stratégique indépendant de la qualité scientifique, conduisant à surévaluer des
recherches banales mais bien troussées en anglais sur des études plus
novatrices mais limitées dans leur internationalisation (je songe à un grand
spécialiste français de la statistique dans une discussion d’économistes
franco-allemands, il était un peu comme l’albatros de Baudelaire). Il y a donc
une aliénation au sens d’une séparation des capacités subjectives et des formes
dans lesquelles elles peuvent se déposer. Cette aliénation a pour conséquence
une non reconnaissance de pans entiers de la réalité, en l’occurrence du monde
intellectuel.
Ne faut-il pas faire en sorte que l’on distingue plus
nettement entre la langue pour échanger et celle pour penser, innover,
écrire ? Attendre de tout chercheur un bon niveau d’anglais pour la
communication, mais sans l’inciter à ne publier qu’en anglais. Il s’agirait dès
lors de mutualiser des services de traduction pour que ce qui est le plus
pertinent en chaque domaine puisse être traduit en anglais – quelques articles
suffisent en général.
Quatrième cas : l’écho
des langues
Parler une langue n’est pas parler une langue. Une langue est
parlée toujours dans un horizon de pratiques et de savoirs préalables qui ne
disparaissent pas avec le passage à l’écrit qui les rend invisibles. C’est
particulièrement le cas des langues mondialisées. L’anglais des Anglais est
saturé de King James Bible et de Shakespeare. Dans d’autres parties du monde on
aura encore la saturation biblique, mais moins ou plus du tout de Shakespeare
(perçu par les locuteurs, à part last not least etc.). Ailleurs encore plus
rien de biblique (j’imagine l’anglais parlé en Inde). Selon qui la parlera, la
langue sera donc différente comme elle l’est déjà en Angleterre même
relativement aux accents qui sont des classeurs sociaux plus sûrs que les
apparences (Orwell dans la dèche démasqué par son accent etonien – on ne se refait pas). Le français a des saveurs
différentes au Québec et en Afrique, saveur voulant dire que l’ensemble du
système de référence des locuteurs est différent, donc que c’est aussi une
autre langue.
Rapportée à l’écriture de recherche, cette réflexion signifie
que chaque usage de la langue suppose des renvois culturels implicites.
Autrement dit une langue internationale entièrement explicite n’est pas
imaginable. Nous avons pourtant le modèle de la philosophie dite
analytique : mais précisément l’univocité n’est gagnée qu’au prix d’une
réduction des problèmes à des micro-unités. Les traditionnelles et inévitables jokes censées détendre l’atmosphère sont
le plus souvent complètement intraduisibles et inintelligibles (idem chez
Winnicott, dans les conférences : l’humour est situationnel et souligne
par contraste le caractère désossé du propos exagérément technicisé). Ce qui
veut dire qu’on réduit la science à des micro-démonstrations, toute discussion au
niveau des catégories « meta » et tout retour sur les formes de
conceptualisations étant exclu d’emblée, ce qui est en contradiction avec
l’orientation des sciences humaines et sociales comme étant à la fois
empiriques et réfléchissantes.
Ces notes ont été préparées en vue d'une rencontre sur les incidences de la traduction et du multilinguisme sur les sciences humaines et sociales à Menagio (Villa Vigoni), les 12-14 octobre 2015.
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