En partie paru sous le titre « Quel lire est penser »
dans Critique 817-818, juillet 2015,
p. 562-568.
Chardin, femme lisant, creative commons
Lire = ne pas penser.
D'autre part, il y a un lire qui donne à penser.
Valéry, Oeuvres II, p. 896.
D'autre part, il y a un lire qui donne à penser.
Valéry, Oeuvres II, p. 896.
L’inflation sémantique du terme d’herméneutique au XXe
siècle a recouvert ce qui en avait été le point de départ : un
savoir-faire de l’interprétation, notamment mais, non exclusivement, de la
chose écrite. Un art de lire et par-là un art de penser. C’est à cette
conception plus sobre de l’herméneutique qu’il convient de retourner.
Il faut pour cela d’abord
dissiper un autre malentendu : l’herméneutique consisterait
principalement en une opération seconde de prise en compte d’un effort de
connaissance déjà effectué par d’autres et déposé sous forme de livres. Il
s’agirait d’une activité secondaire, venant après tant d’autres, et par cela même
peu importante. En bonne tradition cartésienne, en effet, penser est
recommencer à partir de soi en s’assurant pas à pas de sa progression. Penser
est affaire de méthode, donc d’ordre à suivre. Et l’ordre qui s’impose va du
simple au complexe. Chacun n’a affaire directement qu’à soi, et le reste, les
autres, ce sont d’abord des apparences, des silhouettes.
L’herméneutique ne serait donc qu’un pis aller, un grand
bavardage évitant surtout l’effort d’une pensée propre et autonome. En effet,
aller lire un texte suppose qu’on en attende une vérité. Mais pour accéder à
cette supposée vérité il faut l’avoir lu, c’est-à-dire compris. L’activité de
lecture se subordonnerait ainsi à la présupposition de la validité du texte lu.
Elle se plierait donc à une autorité qu’elle ne peut contrôler qu’après coup.
Le philosophe cartésien reconnaît que dans certaines
situations bien précises où le consensus général indique le caractère
fondamental de certains textes, une telle démarche est justifiée : ainsi
dans l’ordre religieux pour ceux qui adhèrent à une religion fondée sur des
dépôts écrits, ou bien dans l’ordre juridique, où les lois sont sanctionnées
par la vie publique et valent pour tous. La loi est l’écrit par excellence que
tous sont tenus de connaître : elle est l’écrit qui transforme l’ordre
social en imposant sa propre force normative. Mais selon le philosophe, dans
tout autre domaine, le respect des autorités livresques tiendrait d’une
vénération purement traditionnelle qui n’aurait rien à voir avec la pensée. Bref,
lire revient à devenir l’historien des pensées des autres. On lirait donc les
auteurs, à défaut de penser. Si l’herméneutique mène à cela, on aurait raison
de se méfier d’elle : elle ne serait qu’une répétition affaiblie, un
souper réchauffé, un lointain écho de la pensée.
Si les philosophes se mettent à lire, ils deviennent des
historiens des pensées des autres. On lirait donc les auteurs, à défaut de
penser. L’ère de l’épigonalité se serait ouverte et la philosophie serait pour
une large part devenue de l’histoire de la philosophie. Le commentarisme, dit-on non sans une pointe de mépris, aurait tout
envahi. Descartes, Kant ou Nietzsche n’ont pas commenté leurs prédécesseurs,
tout au plus les ont-ils discutés quand il leur semblait bon. Mais les
cartésiens, les kantiens, les nietzschéens, ce sont des commentateurs. Si elle
y mène, ce serait une bonne raison de se méfier de l’herméneutique qui ne
serait qu’une répétition affaiblie, un souper réchauffé, un lointain écho. Il
n’y a guère qu’un certain romantisme assigné à l’idée de la dépendance qui
assume l’idée que les livres pensent pour moi. Books think for me[1].
Mais est-ce bien le cas ? L’herméneutique n’est-elle
qu’une technique d’appropriation des contenus extérieurs ? Ou bien
peut-elle être tenue pour une véritable activité de pensée ? Si nous
prenons l’herméneutique en son sens le plus simple d’art de comprendre, nous
aurons à nous interroger sur les rapports entre une telle
« compréhension » et la pensée. Si nous élargissons l’activité
intellectuelle de la compréhension à l’ensemble des modes de la lecture, y
compris dans leurs dimensions matérielles et historiques, nous pouvons poser la
question de la pensée à l’œuvre dans la lecture.
La raison
étrangère
La possibilité d’une pensée à partir d’autrui a été
fermement posée par un philosophe qui est pourtant tout sauf un commentateur des
pensées d’autrui : Kant. Il a fourni en différents endroits de son œuvre
des règles de pensée qui sont censées nous permettre d’éviter l’erreur. Elles
ne concernent pas le contenu, mais l’usage que nous pouvons faire de notre
raison. Il les appelle les maximes du sens commun. Il n’est pas inutile de les
rappeler avant de s’arrêter sur l’une d’elles : 1) Penser par soi-même. 2)
Penser en se mettant à la place d’autrui. 3) Penser toujours en accord avec
soi-même.
Les maximes 1 et 3 ne posent pas de problème
particulier : elles correspondent à notre conception ordinaire de la
rationalité. Penser par soi-même, c’est la devise des Lumières dans sa validité
universelle qui correspond bien à la leçon cartésienne. L’autonomie
intellectuelle est une des revendications de la modernité qui a un écho
politique immédiat. Cette injonction suppose un lien fort entre l’affirmation
de soi comme sujet et le fait de penser :
une pensée pour Kant n’est pas objective, mais doit être assumée par un
sujet, elle fait partie d’une expérience singulière de notre pouvoir
d’universalité. La cohérence que nous attendons d’une pensée sans doute devenue
moins évidente aujourd’hui où des fragments de discours se croisent et
recroisent à un rythme tourbillonnant. Elle reste néanmoins un réquisit tout à
fait classique d’une pensée rationnelle, dans lequel on peut retrouver aussi
bien le principe de non-contradiction, que nous sommes invités à respecter, que
l’injonction bien plus forte encore d’être en accord avec nous-mêmes, autrement
dit avec le contenu de ce que nous disons. Il s’agit là d’assumer
existentiellement son discours et ne pas considérer que ce ne soit qu’un jeu.
Les contemporains ont appelé ce désaccord qui se glisse entre notre pensée et
nous-mêmes, et qui est visible dans nos actions, la « contradiction
performative ». Il faudrait donc éviter non seulement que nos pensées se
contredisent, mais aussi que notre comportement, notre agir contredise notre
pensée.
On peut considérer que la troisième maxime ne fait que
développer dans le temps les implications de la première. Il en va autrement de
la seconde, et c’est elle qui nous intéresse ici. La raison, même pensée au
comble de son autonomie et dans la rigidité morale de l’interdit de
l’auto-contradiction, est redevable des autres. Il n’y a pas de sens commun sans cet échange virtuel de mes
convictions avec autrui. Il ne s’agit pas de se mettre effectivement à la place
d’autrui, mais, par une expérience de pensée, de « se placer en pensée à
un autre point de vue ». C’est cet exercice qui produit ce que Kant
appelle une pensée « élargie », qui prend le large et ne reste pas
auprès de soi. C’est une pensée qui, pour reprendre un concept mis en valeur
par Josef Simon, va au-devant de la « raison étrangère »[2]. Notre propre raison doit
s’y confronter, à moins de demeurer bornée. On pourrait l’appeler la maxime de
la pensée libérale, au sens où elle nous rappelle constamment qu’autrui
pourrait bien avoir raison, qu’autrui peut être le visage de cette raison
étrangère qui peut corriger, voire déstabiliser nos assurances (Toute cette
analyse inspirée de Kant, nous l’aurions pu aussi bien mener en suivant la
structure intentionnelle et plurielle des jeux
de langage de Wittgenstein[3]). Nous voyons bien comment
se dessine ici la place d’une herméneutique qui serait partie prenante de la
pensée. On peut en effet se confronter à d’autres positions en simulant un
dialogue, une dispute, un échange épistolaire. Mais on peut aussi se mettre à
lire.
Se mettre
à lire
On présente parfois l’opération herméneutique comme un
dialogue où le lecteur poserait des questions à un texte qui, par la vertu de
l’herméneutique, lui répondrait. Mais en réalité, la lecture n’est pas un
dialogue, car l’interlocuteur s’est absenté de son texte. Ce dernier est tout
seul pour répondre. Il est tout seul et ne peut pas répondre. C’est le lecteur
qui va le faire pour lui, qui va assumer cette responsabilité. Il s’interroge
sur le texte et interroge aussi celui-ci. Or le texte a déjà répondu et ne
parle plus. Le lecteur doit donc faire les questions et les réponses. N’est-ce
pas une situation paradoxale, voire absurde ?
C’est au contraire tout le sens de la démarche
herméneutique que d’être abandonnée à ses propres ressources pour faire surgir
de l’écrit muet l’altérité d’une perspective autre. L’exercice du lecteur est
en effet de retrouver, à partir des traces laissées dans le texte, le point de
vue de son auteur. C’est à cette condition que la lecture est un exercice de la
raison. Le lecteur se démultiplie ainsi. Il se confronte à une altérité qui
l’est d’autant plus qu’elle s’est absentée. C’est à la fois une raison, nous
pourrions dire une subjectivité, qui est visée, laquelle a donné forme à sa
perspective dans le texte, et cette raison est étrangère, au sens où sa
perspective singulière doit être reconstruite à partir des signes sans qu’il y
ait aucune garantie que nous puissions la rejoindre. Le texte lu est l’invite à
reconnaître la perspective adoptée par l’auteur absenté. Cette reconnaissance
participe de la pensée. Kant ne dit pas que toute notre pensée proviendrait de
telles rencontres avec la raison étrangère, mais que c’en est une des
modalités, dont l’importance est partagée avec les deux autres évoquées plus
haut.
L’intérêt que peut présenter ce détour par la lecture et
cet « exercice de pensée » n’est pas simplement d’enrichissement
empirique ou de dépassement de notre tendance à la pensée casanière. Il peut
être aussi critique. Car il est manifeste que, pour rationnelle qu’elle puisse
être, une communauté de discussion se forme sur le partage d’un certains
nombre de règles, mais aussi de valeurs. Or ces valeurs sont rarement
explicitées parce qu’elles forment précisément le socle de préjugés d’une
communauté donnée, son « sens commun » : c’est tout ce qui va sans
dire, mais qui pourrait bien paraître à un autrui venu d’une autre époque ou
d’un autre horizon comme étant extrêmement discutable, voire complètement
incongru. Même si nous vivons l’exercice de la raison dans la présupposition
d’un accord sur les principes de la rationalité assurés de sa progression
cumulative parce que la discussion contradictoire y est encouragée, une grande
part de son fonctionnement relève de l’ordre de « ce qui va sans
dire », d’une évidence pratique non questionnée. Une forme de consensus
accompagne la marche de la connaissance, ne serait-ce que parce que les
contemporains partagent toujours un même socle d’évidence. Se confronter à un
livre, parce qu’il est coupé de nos préoccupations immédiates, parce qu’aussi
les préjugés de son auteur sont eux-mêmes désamorcés, peut effectivement être
l’occasion de repenser nos positions au moyen de ce déplacement des
perspectives qui est impliqué en toute lecture.
L’herméneutique peut se comprendre comme l’effort pour
aller le plus loin possible dans la restitution du point de vue de l’autre
raison. Commencer à lire est engager d’entrée de jeu un double rapport à soi.
D’abord une concentration, un retrait, qui peut se traduire physiquement par le
choix d’un lieu, d’une position, voire d’une posture particulière. L’œil balaye
la page et, durant ce temps, notre attention est entièrement prise. Mais lire
est aussi s’engager sans savoir, aller à la rencontre de ce que l’on ne sait
pas, et ceci vaut aussi bien des textes narratifs que des textes qu’on peut
appeler méditatifs. Le lecteur revient à soi pour se donner aussitôt à autre
chose. Dans ce mouvement on peut distinguer trois moments, trois figures de la
lecture.
Au sens le plus élémentaire, lire un texte veut dire
accéder au contenu de ce qui a été codé dans une écriture donnée. C’est certes
une condition minimale de l’acte de lire, mais ce n’est qu’une condition. Lire un texte peut vouloir dire être capable d’exploiter
sans obstacle toute information fournie par écrit, qu’il s’agisse des journaux,
des publicités, des panneaux d’orientation, des écrans. C’est devenu une
dimension indispensable à l’orientation dans les sociétés complexes
contemporaines, et la qualité de l’accès à cet usage marque certainement une
ligne de démarcation sociale contre laquelle il est trop peu entrepris. Ce mode
de lecture est l’enjeu d’une bataille de géants en vue de la captation de
l’attention, dont le livre de Roberto Casati, Contre le colonialisme
numérique. Manifeste pour continuer à lire, fournit les
coordonnées essentielles.[4] Son « manifeste pour
continuer à lire » expose avec clarté et une parfaite aménité, les menaces
que le « passage au numérique » fait peser sur la lecture.
Au delà de la lecture de déchiffrement se situe la
lecture d’usage. Plus encore que la première, elle est la condition universelle
de la lecture. Elle dénote l’habileté à circuler dans l’écrit. C’est une
lecture cursive pour dire qu’elle
court sur les textes et permet une première orientation. Elle permet de
formuler des premières attentes et d’aimanter le mécanisme des projections et
anticipations. Mais s’orienter n’est pas encore penser. Ne distinguons pas à ce
stade la fiction de l’essai : le lecteur s’engouffre dans l’histoire, ou
dans le raisonnement. Il parcourt les étapes tout en s’assurant qu’il comprend
bien. Emporté par le mouvement des pages, c’est sa pensée qui suit un parcours
inattendu.
C’est ainsi que le lecteur accède à ce qui constitue le
troisième moment de la lecture, celle où l’esprit du lecteur s’exerce à
repasser dans les traces déposées par l’écrivain. Car c’est l’écriture qui
rend possible la lecture comme cette
« capacité de notre esprit à se détacher de lui-même, à s’introduire dans
un autre esprit » dont parle Pierre Bergougnioux dans son raccourci
foudroyant qui retrace l’invention du style depuis celle de l’écriture[5]. Une collaboration
nécessaire s’installe, où le lecteur n’est pas simplement aspiré par les
suggestions narratives ou logiques, mais concourt à les produire en fournissant
par son imagination le complément intuitif indispensable aux effets suggérés
par le texte. A ce niveau, nous pouvons assentir largement à la phénoménologie
de la lecture proposée par Ricœur, où le lecteur accomplit et poursuit
l’interprétation du texte[6]. De même, il est
impossible de lire un texte philosophique sans philosopher avec lui, car il
pousse à penser ; sans philosopher non plus à partir de lui, car il incite
à aller outre. Lire les autres, c’est déjà penser. En cela l’herméneutique est
bien une expérience de pensée, qui s’atteste dès la lecture.
[1]
Charles Lamb, “Detached Thoughts on Books and Reading”, The Essays of Elia, Londres, s.d., p. 202.
[2] Josef Simon. Kant. Die fremde Vernunft und die Sprache der Philosophie, Berlin,
NY, de Gruyter, 2003. En français, Signe
et interprétation, Lille, P. U. du Septentrion, 2004.
[3] Gunter Gebauer, Wittgensteins anthropologisches Denken, Munich, Beck, 2009, p. 113
et suivantes.
[4] Roberto Casati, Contre
le colonialisme numérique. Manifeste pour continuer à lire, Paris, Albin
Michel, 2013.
[5] Voir Pierre Bergougnioux, Le style comme expérience, Paris, Ed. de l’Olivier, 2013, p. 60
[6] Paul
Ricœur, Du texte à l’action, Paris,
Seuil, 1986, p. 151 s.
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