Tableau I.
1921. huile sur toile. 103
× 100 cm . La Haye,
Gemeentemuseum Den Haag (Commons wikimedia)
L’exposition Piet Mondrian Die Linie
organisée dans le cadre des Berliner Festspiele 2015 en partenariat avec le
Gemeente Museum Den Haag va à l’essentiel. Il ne s’agit pas d’une écrasante
rétrospective, mais d’un parcours d’étape. Organisée en forme de L, on voit
d’abord la (bonne) peinture figurative, des paysages, des campagnes
hollandaises massives, des ciels prêts à renverser au crépuscule l’ordre du
jour. S’opère une décantation progressive par des stades moins séduisants de
symbolisme coloré, avant d’arriver de nouveau à un langage propre. Puis, au
coude du L le visiteur aperçoit au fond d’une suite de 2-3 salles le point de
fuite de l’ensemble, la Composition de
lignes et couleur III de 1937. C’est exactement où l’on veut procéder.
Couleur est au singulier. Le dépouillement a progressé. Restent les lignes qui
font composition. Le stade de l’œuf ovale est lui aussi abandonné en chemin,
comme une peau d’une ancienne mue.
Les tableaux de cette dernière salle proviennent des années 1920 à l’exception
de ce point de fuite à la seule couleur qui est de 1937. Vu de loin, ce dernier
fascine doublement : une fenêtre vient stabiliser la vue, qui émerge d’une
échelle de ligne et d’une grille heureusement si irrégulière qu’elle n’oppresse
nullement. Un mouvement ascensionnel se dégage, posé avec solidité sur une
structure qui n’est pas un simple tréteau, mais l’expression des lignes de
forces de ce nouvel espace. Or sur la droite, dans la partie inférieure, l’unique
bloc de couleur intrigue, et vient proposer une autre logique à cette
construction qui s’échafaude, en revendiquant crânement l’asymétrie. Le
spectateur fait l’expérience que ce qui pourrait déstabiliser le tableau est en
fait ce qui lui donne son ancrage. L’équilibre passe par le choix d’un côté contre
un autre. Un travail de péréquation s’effectue subrepticement dans l’esprit du
spectateur, comme si les volumes blancs ou vides ajustés dans les espaces opposés
équivalaient de quelque façon à ce petit bloc de bleu. Comme si la couleur
avait un rapport différent à son espace, une autre densité qui pourtant
trouvait à s’équilibrer dans le jeu des intervalles dessinés par le cadre.
Mais peut-on parler de cadre ? Ne sont-ce pas plutôt des tableaux où
il n’y a plus de cadre ? Il n’y a plus de cadre car le cadre est descendu dans
le tableau lui-même pour venir interroger la vue et la façon de voir. Les Falaises de craie à Rügen de C. D.
Friedrich (1818, au musée de Winterthur) faisaient déjà de même. Le cadre s’inscrivait
dans le paysage.
C’est ici un peu plus poussé.
Le peintre met en page avant de mettre en scène. Il organise un espace et s’essaye
à diverses tentatives d’ordre. Quand un équilibre fugace est obtenu avec les
lignes, on peut, comme dans un délicat mikado, introduire un peu de couleur, en
redoutant que l’édifice ne s’écroule. Il faut imaginer qu’il s’est d’ailleurs
écroulé bien souvent avant que la proposition d’un accord entre ces deux
entités si étrangères l’une à l’autre que sont les lignes et les couleurs ait
pu s’imposer au jugement du peintre.
Le cadre est descendu dans la toile et oblige à repenser son espace, à
repenser avec elle l’appareillage de notre vision. Le rapport des lignes, du
blanc, du noir et de la couleur a été médité. Il s’impose une proposition de
sens qui évite les symétries faciles et la téléologie d’un ordre commandé. L’ordre
s’y affirme, dirait-on, dans son ordre,
pour lui-même, rendu à sa gratuité propre. C’est un ordre libérateur. Il ne
suppose pas la nécessité ni l’exclusivité, mais se donne comme une possibilité
parmi d’autres. Le critère de sélection de cet ordre sur d’autres est esthétique.
Il y a quelque chose dans le sensible qui rend l’attrait de cette configuration
de lignes non pas nécessaire, mais offerte certainement à la contemplation
insistante. Cela se tient. Il n’y a pas à aller au-delà.
Maintenant, venons-en au malaise de cette dernière salle. Ces
tableaux-cadre sont eux-mêmes encadrés, un fond blanc séparant la toile du
cadre. L’effet est irrémédiablement brouillé. La toile a des proportions que l’on
peut supposer étudiées. En la doublant d’un cadre assez grossier, on s’interdit
de les percevoir. La vue est floutée. Ces cadres sont accrochés eux-mêmes sur
des vastes parois blanches mal préparées à cela. Blanc sur blanc sur blanc. La
séparation pensée dans la toile est annulée par le cadre matériel qui parodie
le travail du peintre, et l’accrochage paresseux accentue l’effacement des
contours. A force de mettre par pure nonchalance la toile dans un cadre, alors
que le peintre mettait le cadre dans la toile, on perd la possibilité de le
voir pour ce qu’il était. On annule Mondrian en l’accrochant, en l’encadrant.
Ce malaise est une réaction de visiteur. L’attrait du dernier tableau que l’on
aperçoit de loin s’estompe en s’approchant, car l’empilement des encadrements
efface finalement l’effet escompté. Cela manque de tenue. Ouvrons le catalogue Piet Mondrian Die Linie, en quête d’indices.
Car après tout, si l’artiste lui-même ratifiait ce genre d’encadrement au
carré, cela ne devrait-il pas minimiser notre émoi ? L’avantage des œuvres
reproduites dans ce catalogue est peut-être aussi d’échapper à tout cadre !
Une photo de l’exposition de mai 1917 « Hollandsche Kunstenaarskring »
permet de voir p. 175 Komposition in
Farbe B, 1917, Komposition in Linie 1916/17
et Komposition in Farbe A, 1917. On
devine un encadrement minimum, un bord de quelques centimètres, qui ne heurte
en rien la perception des compositions. 1917, c’est l’année de la formation du
groupe De Stijl, avec Van Doesburg
notamment.
Les photos de l’atelier de Mondrian rue du départ en 1933 et 1934, et au
boulevard Raspail en 1936, ne permettent pas de voir de tels cadres (p.
178-179). L’exposition de New York au New Art Center de Helena Rubinstein en
avril 1942 laisse deviner derrière Mondrian lui-même une de ses toiles dernière
manière posée sur un socle débordant de 10-15 centimètre et légèrement plus
foncé (beige ? blanc cassé ?). Mais la page 181 montre le peintre
devant deux toiles abstraites, l’une de Van Doesburg (Contra-Komposition XIII de 1926) et l’autre sa propre Komposition N°5 de 1939-1942 alors inachevée.
Est-ce pour cette raison ? Elle ne porte en tout cas aucun cadre.
Les toiles ont besoin d’un support pour être accrochées. Mais quand elles
consistent en une interrogation de ce support, donc dans une remise en cause de
l’encadrement ordinaire, pourquoi s’obstiner à les contredire en les plaquant,
on pourrait dire en les crucifiant sur des cadres. Il suffit de leur marge
blanchâtre pour noyer l’effet recherché au niveau des couleurs. Et le débordement
disproportionné qu’ils imposent à la toile désorganise la recherche maniaque d’un
ordre, fût-il minime.
Le tableau sur lequel s’achève la traversée en ligne brisée de l’œuvre de
Mondrian proposée au Martin Gropius Bau de Berlin.
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