Paru sur le site de la revue Esprit, 3 mai 2013
Ce n’est
pas la discussion contradictoire qui rend en elle-même nécessaire la visite de
l’exposition De l’Allemagne 1800 – 1939 : de Friedrich à Beckmann
que l’on peut voir au Louvre du 28 mars au 24 juin 2013, mais l’expression
d’une disjonction des sens qu’elle a illustrée. Car les descriptions des
visiteurs, qu’ils fussent Allemands ou Français, donnaient l’impression qu’ils
avaient vu une exposition différente, tant elles étaient discordantes. Les uns
criaient au scandale quand les autres s’émerveillaient des œuvres[1].
Cette discussion n’est donc pas le simple écho des divergences apparues lors de
la préparation de l’exposition : elle renvoie à la dissociation des modes
de perception. Il fallait donc s’y rendre pour comprendre.
Cette
visite laisse donc de côté les frictions qui ont accompagné la coopération
franco-allemande entre le Louvre et le Centre allemand d’histoire de l’art
ainsi que l’amorce de scandale orchestré par la presse, qui sans doute attire
l’attention sur l’exposition, mais le fait en réitérant des images convenues,
accusant la distance et le confort des clichés nationaux plutôt que favorisant
la connaissance mutuelle (il s’agit après tout de commémorer un traité
d’amitié). On se limitera donc ici à un parcours des espaces d’exposition et à
une lecture succincte des panneaux d’information, abstraction faite de
l’audition des audio-guides controversés et de l’étude du catalogue.
Mettre ensemble, collectionner, lire
Comme
l’impression finale laissée par cette visite sera mitigée, il convient de
commencer par l’éloge et l’invitation à voir une belle et riche collection. La
réunion de quelques 200 œuvres effectivement choisies avec discernement est en
soi une joie pour l’œil. On voit les toiles autrement quand elles sont
regroupées, même « L’arbre aux corbeaux » de Caspar David Friedrich,
du Louvre, y prend une autre envergure. Et maints tableaux qui demeureraient
invisibles, dispersés dans des musées où ils sont isolés, deviennent intéressants
une fois replacés dans un contexte qui dégage des lignes de force. La dimension
des séries est respectée, tant pour les peintures romantiques que pour les bois
du 20e siècle, ou les études chromatiques de Goethe, celles de Klee,
jusqu’aux photos de Sanders.
La réunion
produit bien un effet d’intelligibilité. Une œuvre individuelle ne prend sens
que dans la série qui la porte. Ce principe leibnizien de la série justifie que
tout ne soit pas dit ni tous les artistes représentés. Une exposition est à
comprendre sur le mode dont le philosophe Ernst Cassirer, cousin du marchand
d’art Paul Cassirer, définissait proprement le concept de collection : l’ordre n’appartient pas aux éléments mais à la
relation qui les unit en une série. Il s’agit d’une relation purement fonctionnelle.
Or cette dimension évidente est malheureusement ignorée par bien des
commentateurs et des visiteurs – sans doute aussi parce que la présence des
œuvres et la logique du parcours invite malgré tout à attribuer une continuité
substantielle à un sujet qui serait « l’art allemand » plutôt qu’à
s’interroger sur la logique fonctionnelle des relations qu’ils entretiennent.
Regretter des œuvres qui n’y sont pas ou des courants négligés, c’est poser en
principe l’existence d’une de l’art « allemand » qui serait écrite
une fois pour toute et que l’on s’attendrait à retrouver. L’illusion est alors
véhiculée par le visiteur (et souvent le journaliste ou le critique). Mais une exposition
fait inévitablement des choix, qu’il convient d’abord de considérer pour eux-mêmes.
Elle « montre-ensemble » des oeuvres.
Voici
l’ensemble autour de la cathédrale de Cologne, présente comme le mythe de l’art
gothique autant que par sa reprise et continuation, symbole de l’aspiration à
l’affirmation d’une collectivité, comme le fut la Tour Eiffel et la succession
des tours qui poussent partout où l’on veut s’affirmer dans le monde. Il est
significatif et nécessaire par sa double entrée, faisant écho, dans le langage
de l’art religieux, aux projets romantiques de « nouvelle mythologie »,
qui entraînera avec le néogothique une alliance réussie entre la prouesse
technique et la nostalgie de la verticalité spirituelle, notamment dans les
constructions en brique de l’Allemagne septentrionale. Voici l’ampleur des
mondes de Carus et des paysages de Friedrich qui se muent en temples naturels
comme les mats des voiliers dans « Le port la nuit (deux sœurs) »
(1824) se distinguent à peine des flèches verticales d’une cathédrale. Voici
les formes du travail de Menzel qui les contrastent. Voici la décomposition
d’une société dans les différentes facettes de « l’Enfer » de
Beckmann, des estropiés de Grosz et Dix, des réprouvés de Kollwitz qui portent
dans leur vide l’héritage funèbre des années de guerre. Ils répondent aux rêves
de paradis de Marées et de Böcklin, dont l’effervescence grotesque (qui
parvient à surenchérir sur Bouguereau ou Makart) porte sa négation dans
méditation de l’île des morts (présente par une villa romaine dans le vent). La
divagation nazaréenne, ce rêve régressif de retour à la pureté médiévale, qui
s’est vue ailleurs, est-elle esthétiquement significative ? La mythologie
médiévale fut-elle moins grotesque en France, en Angleterre ? Les
premières salles n’abondent pas dans le sens d’un romantisme nécessairement
réactif, si elles ne présentent pas l’ensemble du spectre de la peinture de
l’époque.
Le
visiteur peut tiquer en revanche quand on lui propose de sauter du romantisme
au néo-romantisme régressif et fascisant des années 1920 (Radziwill), en
faisant l’économie des réalismes, impressionismes et modernismes qui viennent
distendre cette fausse continuité par un coin de solide réalité ou de vigueur
abstraite qui rend caduques ces régressions. Un Max Liebermann, dont on sait
l’importance centrale pour la conquête de nouveaux espaces esthétiques sous
Guillaume II, ou un tableau de Paula Modersohn-Becker eussent rappelé que
d’autres langages étaient disponibles que ceux présentés. Mais si la logique du
dispositif est de proposer des contiguïtés plutôt que des continuités, quel mal
à cela ? N’est-ce pas à ce prix que nous devons le bonheur d’un Goethe
introduit au Bauhaus à travers Klee, dont les planches sur les couleurs
tiennent d’un Mondrian qui s’ignore, qui montre la solidité du lien entre l’art
et la science, bon préservatif à des élans irréfléchis, comme à ce dionysiaque
dont la présentation prête sans doute à la confusion. Dans le même ordre
d’idées, on eût pu faire déboucher la contemplation des Friedrich par des
œuvres de Schwitters dans leur double registre abstrait et paysager, et
poursuivre par Beuys qui les continue à sa façon.
Le public
est accueilli par Goethe vu par Tischbein : le Goethe des plaisirs
romains. Il le retrouve en buste un peu alourdi et imposant, quelques salles
après. Une grand-mère passant rapidement devant instruisait son petit-fils de
l’essentiel : c’est un poète, tu n’en as jamais entendu parler ? Cela
viendra. Ou pas. Qu’importe : il y a assez de facettes chez Goethe, du
culte de l’art allemand et de la cathédrale de Strasbourg à l’amour du classique
italien, non dépourvu chez lui de sensualité, à l’ouverture aux horizons
lointains de la Weltliteratur, à la
fascination pour le monde géologique souterrain d’Illmenau, et Faust aussi, bien sûr : de quoi
illustrer chacune des salles ! Mais la pédagogie est ici prise comme à
défaut, car la notoriété du poète en question n’excède guère en France ce que
Gérard de Nerval en avait traduit, donc le Faust,
un Faust, ou ce que Roland Barthes
cite du Werther. Il est ici
romantique et l’on perdra sans doute son temps à rappeler sa réticence à être
confondu avec ledit mouvement. Il est la contiguïté à lui seul des différentes
tendances et, en principe, la garantie d’une stabilité bonhomme et bourgeoise
de la culture allemande. N’est-il pas aussi bien le « proprement
allemand » que l’international voire le « matérialisme » alors
que l’exposition, dans son commentaire, prétendrait les opposer ? Dresde,
Munich, Berlin n’étaient-elles pas parfaitement
« internationales » ?
De la dramaturgie à la dialectique
Si déjà
les œuvres exposées, dans leur densité et cohérence propre, se rebellent aux
commentaires un peu expéditifs livrés par les panneaux pédagogiques, qu’en
sera-t-il de leur rapport au plan d’ensemble ?
Il faut
ici, en toute équité, distinguer deux plans. En premier lieu, il y a la
construction explicite d’un drame en trois actes, dont l’existence même vient
contredire les moments réussis de contiguïté qui donne à penser. Pourquoi
enrôler ces espaces dans une dialectique un peu forcée ? Prétendrait-on mettre
ainsi le doigt sur une « identité allemande » en train de se
faire ? On aimerait ne pas avoir à le penser.
Premier
acte : l’Apollonien et le
dionysiaque, présentés comme une succession et non, comme ils le sont chez
Nietzsche auquel il est fait référence pour justifier ce choix, dans une
tension constitutive. On donne à croire ici qu’après un regard nostalgique vers
l’antique romain, les artistes allemands, de dépit, se seraient tournés vers
leur propre tréfonds dionysiaque, s’abandonnant aux mauvais génies de
l’irrationnel ? Rabattus sur la succession d’un avant et d’un après, le
couple perd toute pertinence conceptuelle et plonge dans la confusion un propos
qui aurait pu être original. Le moment de la position qui met en place les
données d’un espace esthétique plus complexe qu’elle ne pouvait le suggérer est
ainsi celui de la confusion première.
Le second
moment porte un titre séduisant, mais hermétique : L’hypothèse de la nature. Faut-il comprendre qu’après avoir tenté
de s’interpréter sous les catégories de la mythologie grecque, il s’agissait
d’essayer de se donner une identité à travers la patrimonalisation de la
nature ? S’agit-il du rapport aux sciences qui se transforme de la
« philosophie de la nature » à l’essor des sciences positives et à
ses retombées techniques et industrielles ? L’énigme demeure sur la
fonction de cette partie, sans doute pourtant la plus réussie de l’exposition.
Le paysage résiste à sa lecture politique et débouche sur une spéculation
géologique et théogonique, fait signe vers l’art abstrait. Une sauterelle
dessinée par Goethe accroche l’œil du visiteur autant que les études de
nuage : tout semble montrer l’amour de la forme inséparable du
« sentiment de l’infini ».
Enfin, le
drame se noue et se referme sur la figure humaine : en appelant Ecce homo la dernière section, qui porte
sur les années du vingtième siècle, l’exposition se conclut sur une ambiguïté.
S’agit-il d’une allusion au livre de Nietzsche, comme la présence initiale du
couple nietzschéen le suggère, et donc d’une ironie violente contre la religion
et ses résultats ? Ou bien au contraire une façon de sceller un destin
théologique de l’Allemagne par le moment de son histoire où la volonté de
domination coïncide avec le plus grand abaissement ? Ou encore, après le
moment du mythe et celui de la nature, est-ce l’heure de l’homme qui advient, et alors sous
quelles étranges auspices ?
Quatre
grandes toiles encadrent cette dernière section : « Le Crieur »
de Karl Hofer (1935), qui nous lance comme un dernier avertissement, alors
qu’il venait d’être destitué par les Nazis ; « L’Ecce homo » de
Lovis Corinth (1925) n’annonce lui non plus rien de bon, malmené qu’il est par
un soldat en uniforme contemporain ; « Le nouveau Prophète » de
Jakob Steinhart (1913), avançant au milieu de visages apeurés ;
« L’enfer des oiseaux » de Max Beckmann enfin (1938), où les
atrocités de l’oppression, la torture et la haine, sont comme déchaînées. La
tonalité lugubre, dès avant le déclenchement de la guerre, et les vérifications
implacable des prophéties les plus noires s’achèvent sur un tableau où il ne
reste plus rien de cette humanité moyenne que le film « Les hommes le
dimanche » de Siodmak et Wilder (pas encore Billy) ou les portraits de
Sanders cherchaient à capter : les oiseaux ténébreux de Beckmann
supplicient ceux qui ne sont pas mutés en bêtes féroces.
L’exposition
culmine donc dans cette toile sans espoir de 1938 et par une section qui
rappelle, au-delà des prophéties apocalyptiques de l’expressionisme, les
flagellations, Christ aux outrages et autres couronnement d’épines des Maîtres
Anciens, ou les cris de haine de la foule des passions de Schütz ou de Bach.
Malgré la qualité des œuvres, comme la série de lithographies
« L’enfer » de Beckmann (1919), et le parti d’équilibre et de symétrie
qui marque le mode d’exposition, où deux films par exemple sont montrés en
parallèle (Métropolis face à Berlin. Symphonie d’une grande ville ;
Olympia, le film pauvrement
apollinien de Riefenstahl (1936) face au Siodmak-Wilder déjà cité),
l’impression finale est décidément sombre. Le motif christique choisi pour
unifier la dernière section ne manque pas de projeter son ombre rétrospective
sur l’art antérieur même à 1800, au point que le malentendu perceptif est
préparé comme fatalement par la logique même du parcours.
Deux lectures
Deux
logiques s’opposent en effet. D’un côté, il y a une mise en rapport dans la
contiguïté qui permet la comparaison, la réflexion sur les continuités dans la
conscience des différences, et qui est, dans ses moments les plus réussis, une
réjouissance pour le visiteur. Mais de l’autre, celui-ci doit bien suivre un
parcours fléché qui produit immanquablement une téléologie contre laquelle
l’exposition ne se préserve pas assez. C’est indiscutablement là que le bas
blesse. D’une part, en insérant la logique originale de mise en regard dans une dramaturgie en trois temps mal pensée.
D’autre part en se dotant de paratextes égarants : un vestibule
contemporain dû à Kiefer et un titre mal venu. Il est ici besoin de les
commenter pour mesurer tout le poids de malentendu qu’ils portent.
L’entrée
dans l’exposition se fait par un sas en losange dont les murs sont recouverts
de l’œuvre monumentale d’Anselm Kiefer De
l’Allemagne réalisée de 1982 à 2013. Dans quelle mesure cette œuvre est-elle
en rapport avec l’exposition ? Lui souffle-t-elle son titre ou le
partage-t-elle simplement avec elle ? Toutes les œuvres en noir et blanc
sont verticales, portées par l’élan de troncs d’arbres sombres, traversées par
le Rhin à leurs pieds. En commençant par la droite, on tombe sur la première
œuvre dédiée à Paul Celan, qui introduit donc une chronologie différente de
celle annoncée par les bornes temporelles de l’exposition sur lesquelles nous
reviendrons. Kiefer part et parle d’un après de la catastrophe, inscrivant le
« Es sind noch Lieder zu singen
jenseits der Menschen » (Il est encore des chants à chanter au-delà
des hommes) du poème « Fadensonnen » sur cette toile.
« Encore » (noch) est problématique en ce qu’il pointe vers un après
qui excède la période dans laquelle le visiteur va entrer, qui se terminait, on
l’a vu, sur une réflexion consacrée à la figure de l’homme (« Ecce
homo »). Puis deux « mélancolies » qui rappellent
immanquablement l’antériorité de Dürer. L’art allemand se trouve étiré en-deçà
et au-delà des deux siècles en question. Suivent deux toiles, sortes de
tombeaux « au peintre inconnu », comme il est des soldats inconnus.
Du côté gauche, un Mur de l’Atlantique côtoie une ligne Maginot. Enfin, deux
planches lourdes de significations, viennent peser sur l’ensemble : un
programme théologique remplace la sainte Trinité par une Quaternité menaçante.
Ou plutôt la complète, en y adjoignant Satan aux Père, Fils et Saint Esprit,
comme si le destin théologique de l’Allemagne (Luther) conduisait fatalement au
diable (Faust) ! L’autre renvoie explicitement au titre de Madame de
Staël, de Heine aussi, et aligne une collection de noms tirés de la culture
allemande (dont Darwin, curieusement). Il a été dit, mais cela est difficile à
écarter, que cette œuvre du vestibule accumulait trop de symboles d’une
Allemagne perdue dans la forêt de ses clichés.
Venons au
titre : De l’Allemagne 1800-1939.
Il est triste de devoir constater que tout, ici, est raté, et contribue à
l’illisibilité de l’exposition dans son ensemble. On se réfère bien sûr à
l’ouvrage de Madame de Staël, qui a tant fait pour la découverte du romantisme
en Europe et en Amérique. Mais comment comprendre ce titre ? Ce n’est pas
seulement un « sur l’Allemagne », dont Mme de Staël n’oublie jamais
combien elle est plurielle, mais aussi un « depuis l’Allemagne »,
écrit par une exilée, qui propose un contre-modèle au régime autoritaire qui
sévit en France. C’est un manifeste politique contre Napoléon autant qu’une
introduction à la culture allemande. L’Allemagne indispensable au temps présent
pour Madame de Staël est celle de Kant et du protestantisme moderne, qui met au
centre de son programme la liberté et l’individu, et reste compatible avec les
acquis essentiels de la Révolution, mais non avec l’idéologie impériale. Les
censeurs de l’édition de 1810 ne s’y trompèrent pas, qui purent la réduire au
silence par la censure puis l’interdiction pure et simple jusqu’à une édition
parue à Londres en 1813. Comment cette Germaine aurait-elle apprécié
l’exposition et le clin d’œil fait à son livre profondément éclairé ?
Le De l’Allemagne de Mme de Staël,
rappelons-le ici, ne mentionne la peinture qu’en quelques pages (au dernier
chapitre de la deuxième partie, qui évoque en même temps les collections allemandes
et notamment la galerie de Dresde, la danse et la musique !). C’est la
littérature et la philosophie qui importent, mais elles importent surtout pour
mener à cette forme de religion éclairée qui a ses faveurs, car elle préserve
l’individu. De même, l’idéalisme allemand a pour lui de rétablir les pouvoirs
du sujet et l’enjeu de la liberté. Ce livre qui présente l’Allemagne en
français et aux Français est donc un livre d’exilée, un geste politique (celui
d’Henri Heine le sera aussi, mais symétriquement). Or le sentiment national
allemand ne se serait sans doute pas éveillé de la façon qu’il le fit sans la
stimulation du modèle révolutionnaire français et surtout sans les débordements
impérialistes de Napoléon. 1813 eût constitué un point de départ plus cohérent,
comme année de la publication du livre et de la bataille de Leipzig, ce grand
moment de réveil patriotique allemand contre l’envahisseur. Mais 1800 ! Le
romantisme est encore celui de l’Athenaeum
et l’on y chercherait bien en vain la pacotille qui suivit : c’est alors
une affaire de philosophie et d’invention tout azimut de nouvelles catégories
et de formes inédites. En 1800, Germaine de Staël publiait avec son De la littérature le premier programme
d’une sociologie de la littérature, sans regard comparatiste. Et surtout, la
date passe sous silence le point de butoir de l’Empire contre lequel se forme
une partie du patrimoine idéologique et artistique qui suivit.
De l’influence des passions
Il pouvait
difficilement se trouver un point de départ ni une bannière aussi malvenue que
ce titre assorti de cette date. Quant au terme choisi, il témoigne d’une
indécision molle. Il est clair que l’on a voulu éviter les dates de 1933 et de
1945 et que l’on a coupé la poire en deux, cumulant les inconvénients desdites
dates et ouvrant la porte à un raisonnement dérisoire : ah bon, dira-t-on,
tout cela, toutes les œuvres montrées, cela a donc conduit à 1939 ? Est-ce
le seul horizon de cet art ? Le seul horizon de l’Allemagne ? Ne
pouvait-on pas, ne devait-on pas aller plus loin ? Pourquoi pas jusqu’à
notre présent ? Est-ce ainsi que l’on commence à fêter fraternellement une
amitié de raison ? L’unique justification rationnelle que l’on puisse
trouver à ce terme là, c’est de provoquer l’attention par une sorte de
marketing idéologique réchauffé dont usent ordinairement les magazines de news
dans les semaines creuses, et la sorte de pauvre scandale qui en a résulté a pu
braquer les projecteurs sur une exposition du Louvre ! S’il n’avait pas du
même coup entériné les idées reçues qu’il s’agissait d’ébranler – et que
l’exposition, telle qu’elle est, avec ses absences et ses manques, et avec ses
imperfections aussi, continue malgré tout à contredire, pour tout visiteur qui
s’y rendra avec ses yeux.
Madame de
Staël avait publié dans sa jeunesse un essai où elle analysait
« l’influence des passions », dont elle reconnaissait la force, sur
le bonheur des individus et des nations. Les discussions suscitées par
l’exposition tendent à confirmer que la passion nationale parait survivre aux
conditions de sa formation, notamment à cette Europe que l’on édifie aussi
grâce à des traités d’amitié. Dans le temps de son exil, elle demandait à
l’Allemagne une leçon de liberté, comme les exilés allemands la demandèrent par
la suite à la France, de Heine à Walter Benjamin. C’est bien cette double
assistance qui constitue le socle du rapprochement, non les pétrifications des
mythes germaniques, les rappels des tranchées ou la transformation d’une
histoire en destin. On préfère garder de cette exposition, plutôt que la
monumentalité imposée par le titre, l’occurrence officielle et … sa situation
même sous la pyramide ! … On préfère garder de cette exposition le bonheur
d’une sauterelle griffonnée à l’encre, par Goethe ou par n’importe qui, à la
marge d’un cahier.
Denis
Thouard (CNRS)
[1]
Enthousiaste, la Süddeutsche Zeitung
des 28/29 mars (J. Hanimann), annonce que les voisins ont compris que la
« nation de guerriers » avait aussi « de la culture » (le
même revient le 11 avril sur la polémique, un peu refroidi) ; polémique et
offensive, Die Zeit, qui dénonce la
téléologie de la « voie singulière » de l’Allemagne et crie au
scandale (Adam Soboczynski), développant l’affaire les semaines
suivantes ; la Frankfurter
allgemeine Zeitung se place sur la même ligne polémique avec le papier de
Niklas Maak (8 avril) intitulé « D’une vallée profonde directement à
Riefenstahl », en jouant sur l’assonance du nom de la cinéaste nazie avec
la vallée (Tal), qui dénonce aussi l’impression laissée d’un parcours
inéluctable vers le pire. En France, le premier regard fut très distant :
le 2 avril, le Figaro signale que
c’est une exposition « pour bons germanophiles » (sic !)
(« Le Louvre emporté par le Rhin », E. Bietry-Rivière), avant de
rapporter les motifs de la querelle le 13 ; Le Monde, après un article emphatique de Philippe Dagen (31 mars),
rapporte de façon plus neutre le débat, parlant de « grand
malentendu » et d’ « exposition sensible » (Ph. Dagen, F.
Lemaître, 20 avril), mais laisse en page débats un texte plus critique et
argumenté (Chr. Joschke, « Une exposition douteuse sur ‘l’art
allemand’ »). Innombrables sont les critiques qui déplorent l’absence ou
la présence de telle ou telle œuvre ou de tel ou tel courant, mais c’est là le
petit jeu habituel. Les critères de présence sont en revanche problématiques,
voire « douteux », quand il s’agit de distinguer l’allemand de
l’international : ne risque-t-on pas de réintroduire une lecture
substantialiste que l’opération même de rapprocher des œuvres devrait exclure,
puisqu’elle se montre comme une simple façon de donner à voir ?
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