mercredi 5 juin 2013

De l’Allemagne au Louvre: pour et contre




Paru sur le site de la revue Esprit, 3 mai 2013

 
Ce n’est pas la discussion contradictoire qui rend en elle-même nécessaire la visite de l’exposition De l’Allemagne 1800 – 1939 : de Friedrich à Beckmann que l’on peut voir au Louvre du 28 mars au 24 juin 2013, mais l’expression d’une disjonction des sens qu’elle a illustrée. Car les descriptions des visiteurs, qu’ils fussent Allemands ou Français, donnaient l’impression qu’ils avaient vu une exposition différente, tant elles étaient discordantes. Les uns criaient au scandale quand les autres s’émerveillaient des œuvres[1]. Cette discussion n’est donc pas le simple écho des divergences apparues lors de la préparation de l’exposition : elle renvoie à la dissociation des modes de perception. Il fallait donc s’y rendre pour comprendre.
Cette visite laisse donc de côté les frictions qui ont accompagné la coopération franco-allemande entre le Louvre et le Centre allemand d’histoire de l’art ainsi que l’amorce de scandale orchestré par la presse, qui sans doute attire l’attention sur l’exposition, mais le fait en réitérant des images convenues, accusant la distance et le confort des clichés nationaux plutôt que favorisant la connaissance mutuelle (il s’agit après tout de commémorer un traité d’amitié). On se limitera donc ici à un parcours des espaces d’exposition et à une lecture succincte des panneaux d’information, abstraction faite de l’audition des audio-guides controversés et de l’étude du catalogue.

Mettre ensemble, collectionner, lire

Comme l’impression finale laissée par cette visite sera mitigée, il convient de commencer par l’éloge et l’invitation à voir une belle et riche collection. La réunion de quelques 200 œuvres effectivement choisies avec discernement est en soi une joie pour l’œil. On voit les toiles autrement quand elles sont regroupées, même « L’arbre aux corbeaux » de Caspar David Friedrich, du Louvre, y prend une autre envergure. Et maints tableaux qui demeureraient invisibles, dispersés dans des musées où ils sont isolés, deviennent intéressants une fois replacés dans un contexte qui dégage des lignes de force. La dimension des séries est respectée, tant pour les peintures romantiques que pour les bois du 20e siècle, ou les études chromatiques de Goethe, celles de Klee, jusqu’aux photos de Sanders.
La réunion produit bien un effet d’intelligibilité. Une œuvre individuelle ne prend sens que dans la série qui la porte. Ce principe leibnizien de la série justifie que tout ne soit pas dit ni tous les artistes représentés. Une exposition est à comprendre sur le mode dont le philosophe Ernst Cassirer, cousin du marchand d’art Paul Cassirer, définissait proprement le concept de collection : l’ordre n’appartient pas aux éléments mais à la relation qui les unit en une série. Il s’agit d’une relation purement fonctionnelle. Or cette dimension évidente est malheureusement ignorée par bien des commentateurs et des visiteurs – sans doute aussi parce que la présence des œuvres et la logique du parcours invite malgré tout à attribuer une continuité substantielle à un sujet qui serait « l’art allemand » plutôt qu’à s’interroger sur la logique fonctionnelle des relations qu’ils entretiennent. Regretter des œuvres qui n’y sont pas ou des courants négligés, c’est poser en principe l’existence d’une de l’art « allemand » qui serait écrite une fois pour toute et que l’on s’attendrait à retrouver. L’illusion est alors véhiculée par le visiteur (et souvent le journaliste ou le critique). Mais une exposition fait inévitablement des choix, qu’il convient d’abord de considérer pour eux-mêmes. Elle « montre-ensemble » des oeuvres.
Voici l’ensemble autour de la cathédrale de Cologne, présente comme le mythe de l’art gothique autant que par sa reprise et continuation, symbole de l’aspiration à l’affirmation d’une collectivité, comme le fut la Tour Eiffel et la succession des tours qui poussent partout où l’on veut s’affirmer dans le monde. Il est significatif et nécessaire par sa double entrée, faisant écho, dans le langage de l’art religieux, aux projets romantiques de « nouvelle mythologie », qui entraînera avec le néogothique une alliance réussie entre la prouesse technique et la nostalgie de la verticalité spirituelle, notamment dans les constructions en brique de l’Allemagne septentrionale. Voici l’ampleur des mondes de Carus et des paysages de Friedrich qui se muent en temples naturels comme les mats des voiliers dans « Le port la nuit (deux sœurs) » (1824) se distinguent à peine des flèches verticales d’une cathédrale. Voici les formes du travail de Menzel qui les contrastent. Voici la décomposition d’une société dans les différentes facettes de « l’Enfer » de Beckmann, des estropiés de Grosz et Dix, des réprouvés de Kollwitz qui portent dans leur vide l’héritage funèbre des années de guerre. Ils répondent aux rêves de paradis de Marées et de Böcklin, dont l’effervescence grotesque (qui parvient à surenchérir sur Bouguereau ou Makart) porte sa négation dans méditation de l’île des morts (présente par une villa romaine dans le vent). La divagation nazaréenne, ce rêve régressif de retour à la pureté médiévale, qui s’est vue ailleurs, est-elle esthétiquement significative ? La mythologie médiévale fut-elle moins grotesque en France, en Angleterre ? Les premières salles n’abondent pas dans le sens d’un romantisme nécessairement réactif, si elles ne présentent pas l’ensemble du spectre de la peinture de l’époque.
Le visiteur peut tiquer en revanche quand on lui propose de sauter du romantisme au néo-romantisme régressif et fascisant des années 1920 (Radziwill), en faisant l’économie des réalismes, impressionismes et modernismes qui viennent distendre cette fausse continuité par un coin de solide réalité ou de vigueur abstraite qui rend caduques ces régressions. Un Max Liebermann, dont on sait l’importance centrale pour la conquête de nouveaux espaces esthétiques sous Guillaume II, ou un tableau de Paula Modersohn-Becker eussent rappelé que d’autres langages étaient disponibles que ceux présentés. Mais si la logique du dispositif est de proposer des contiguïtés plutôt que des continuités, quel mal à cela ? N’est-ce pas à ce prix que nous devons le bonheur d’un Goethe introduit au Bauhaus à travers Klee, dont les planches sur les couleurs tiennent d’un Mondrian qui s’ignore, qui montre la solidité du lien entre l’art et la science, bon préservatif à des élans irréfléchis, comme à ce dionysiaque dont la présentation prête sans doute à la confusion. Dans le même ordre d’idées, on eût pu faire déboucher la contemplation des Friedrich par des œuvres de Schwitters dans leur double registre abstrait et paysager, et poursuivre par Beuys qui les continue à sa façon.
Le public est accueilli par Goethe vu par Tischbein : le Goethe des plaisirs romains. Il le retrouve en buste un peu alourdi et imposant, quelques salles après. Une grand-mère passant rapidement devant instruisait son petit-fils de l’essentiel : c’est un poète, tu n’en as jamais entendu parler ? Cela viendra. Ou pas. Qu’importe : il y a assez de facettes chez Goethe, du culte de l’art allemand et de la cathédrale de Strasbourg à l’amour du classique italien, non dépourvu chez lui de sensualité, à l’ouverture aux horizons lointains de la Weltliteratur, à la fascination pour le monde géologique souterrain d’Illmenau, et Faust aussi, bien sûr : de quoi illustrer chacune des salles ! Mais la pédagogie est ici prise comme à défaut, car la notoriété du poète en question n’excède guère en France ce que Gérard de Nerval en avait traduit, donc le Faust, un Faust, ou ce que Roland Barthes cite du Werther. Il est ici romantique et l’on perdra sans doute son temps à rappeler sa réticence à être confondu avec ledit mouvement. Il est la contiguïté à lui seul des différentes tendances et, en principe, la garantie d’une stabilité bonhomme et bourgeoise de la culture allemande. N’est-il pas aussi bien le « proprement allemand » que l’international voire le « matérialisme » alors que l’exposition, dans son commentaire, prétendrait les opposer ? Dresde, Munich, Berlin n’étaient-elles pas parfaitement « internationales » ?

De la dramaturgie à la dialectique

Si déjà les œuvres exposées, dans leur densité et cohérence propre, se rebellent aux commentaires un peu expéditifs livrés par les panneaux pédagogiques, qu’en sera-t-il de leur rapport au plan d’ensemble ?
Il faut ici, en toute équité, distinguer deux plans. En premier lieu, il y a la construction explicite d’un drame en trois actes, dont l’existence même vient contredire les moments réussis de contiguïté qui donne à penser. Pourquoi enrôler ces espaces dans une dialectique un peu forcée ? Prétendrait-on mettre ainsi le doigt sur une « identité allemande » en train de se faire ? On aimerait ne pas avoir à le penser.
Premier acte : l’Apollonien et le dionysiaque, présentés comme une succession et non, comme ils le sont chez Nietzsche auquel il est fait référence pour justifier ce choix, dans une tension constitutive. On donne à croire ici qu’après un regard nostalgique vers l’antique romain, les artistes allemands, de dépit, se seraient tournés vers leur propre tréfonds dionysiaque, s’abandonnant aux mauvais génies de l’irrationnel ? Rabattus sur la succession d’un avant et d’un après, le couple perd toute pertinence conceptuelle et plonge dans la confusion un propos qui aurait pu être original. Le moment de la position qui met en place les données d’un espace esthétique plus complexe qu’elle ne pouvait le suggérer est ainsi celui de la confusion première.
Le second moment porte un titre séduisant, mais hermétique : L’hypothèse de la nature. Faut-il comprendre qu’après avoir tenté de s’interpréter sous les catégories de la mythologie grecque, il s’agissait d’essayer de se donner une identité à travers la patrimonalisation de la nature ? S’agit-il du rapport aux sciences qui se transforme de la « philosophie de la nature » à l’essor des sciences positives et à ses retombées techniques et industrielles ? L’énigme demeure sur la fonction de cette partie, sans doute pourtant la plus réussie de l’exposition. Le paysage résiste à sa lecture politique et débouche sur une spéculation géologique et théogonique, fait signe vers l’art abstrait. Une sauterelle dessinée par Goethe accroche l’œil du visiteur autant que les études de nuage : tout semble montrer l’amour de la forme inséparable du « sentiment de l’infini ».
Enfin, le drame se noue et se referme sur la figure humaine : en appelant Ecce homo la dernière section, qui porte sur les années du vingtième siècle, l’exposition se conclut sur une ambiguïté. S’agit-il d’une allusion au livre de Nietzsche, comme la présence initiale du couple nietzschéen le suggère, et donc d’une ironie violente contre la religion et ses résultats ? Ou bien au contraire une façon de sceller un destin théologique de l’Allemagne par le moment de son histoire où la volonté de domination coïncide avec le plus grand abaissement ? Ou encore, après le moment du mythe et celui de la nature, est-ce l’heure de l’homme qui advient, et alors sous quelles étranges auspices ?
Quatre grandes toiles encadrent cette dernière section : « Le Crieur » de Karl Hofer (1935), qui nous lance comme un dernier avertissement, alors qu’il venait d’être destitué par les Nazis ; « L’Ecce homo » de Lovis Corinth (1925) n’annonce lui non plus rien de bon, malmené qu’il est par un soldat en uniforme contemporain ; « Le nouveau Prophète » de Jakob Steinhart (1913), avançant au milieu de visages apeurés ; « L’enfer des oiseaux » de Max Beckmann enfin (1938), où les atrocités de l’oppression, la torture et la haine, sont comme déchaînées. La tonalité lugubre, dès avant le déclenchement de la guerre, et les vérifications implacable des prophéties les plus noires s’achèvent sur un tableau où il ne reste plus rien de cette humanité moyenne que le film « Les hommes le dimanche » de Siodmak et Wilder (pas encore Billy) ou les portraits de Sanders cherchaient à capter : les oiseaux ténébreux de Beckmann supplicient ceux qui ne sont pas mutés en bêtes féroces.
L’exposition culmine donc dans cette toile sans espoir de 1938 et par une section qui rappelle, au-delà des prophéties apocalyptiques de l’expressionisme, les flagellations, Christ aux outrages et autres couronnement d’épines des Maîtres Anciens, ou les cris de haine de la foule des passions de Schütz ou de Bach. Malgré la qualité des œuvres, comme la série de lithographies « L’enfer » de Beckmann (1919), et le parti d’équilibre et de symétrie qui marque le mode d’exposition, où deux films par exemple sont montrés en parallèle (Métropolis face à Berlin. Symphonie d’une grande ville ; Olympia, le film pauvrement apollinien de Riefenstahl (1936) face au Siodmak-Wilder déjà cité), l’impression finale est décidément sombre. Le motif christique choisi pour unifier la dernière section ne manque pas de projeter son ombre rétrospective sur l’art antérieur même à 1800, au point que le malentendu perceptif est préparé comme fatalement par la logique même du parcours.

Deux lectures

Deux logiques s’opposent en effet. D’un côté, il y a une mise en rapport dans la contiguïté qui permet la comparaison, la réflexion sur les continuités dans la conscience des différences, et qui est, dans ses moments les plus réussis, une réjouissance pour le visiteur. Mais de l’autre, celui-ci doit bien suivre un parcours fléché qui produit immanquablement une téléologie contre laquelle l’exposition ne se préserve pas assez. C’est indiscutablement là que le bas blesse. D’une part, en insérant la logique originale de mise en regard dans une dramaturgie en trois temps mal pensée. D’autre part en se dotant de paratextes égarants : un vestibule contemporain dû à Kiefer et un titre mal venu. Il est ici besoin de les commenter pour mesurer tout le poids de malentendu qu’ils portent.
L’entrée dans l’exposition se fait par un sas en losange dont les murs sont recouverts de l’œuvre monumentale d’Anselm Kiefer De l’Allemagne réalisée de 1982 à 2013. Dans quelle mesure cette œuvre est-elle en rapport avec l’exposition ? Lui souffle-t-elle son titre ou le partage-t-elle simplement avec elle ? Toutes les œuvres en noir et blanc sont verticales, portées par l’élan de troncs d’arbres sombres, traversées par le Rhin à leurs pieds. En commençant par la droite, on tombe sur la première œuvre dédiée à Paul Celan, qui introduit donc une chronologie différente de celle annoncée par les bornes temporelles de l’exposition sur lesquelles nous reviendrons. Kiefer part et parle d’un après de la catastrophe, inscrivant le « Es sind noch Lieder zu singen jenseits der Menschen » (Il est encore des chants à chanter au-delà des hommes) du poème « Fadensonnen » sur cette toile. « Encore » (noch) est problématique en ce qu’il pointe vers un après qui excède la période dans laquelle le visiteur va entrer, qui se terminait, on l’a vu, sur une réflexion consacrée à la figure de l’homme (« Ecce homo »). Puis deux « mélancolies » qui rappellent immanquablement l’antériorité de Dürer. L’art allemand se trouve étiré en-deçà et au-delà des deux siècles en question. Suivent deux toiles, sortes de tombeaux « au peintre inconnu », comme il est des soldats inconnus. Du côté gauche, un Mur de l’Atlantique côtoie une ligne Maginot. Enfin, deux planches lourdes de significations, viennent peser sur l’ensemble : un programme théologique remplace la sainte Trinité par une Quaternité menaçante. Ou plutôt la complète, en y adjoignant Satan aux Père, Fils et Saint Esprit, comme si le destin théologique de l’Allemagne (Luther) conduisait fatalement au diable (Faust) ! L’autre renvoie explicitement au titre de Madame de Staël, de Heine aussi, et aligne une collection de noms tirés de la culture allemande (dont Darwin, curieusement). Il a été dit, mais cela est difficile à écarter, que cette œuvre du vestibule accumulait trop de symboles d’une Allemagne perdue dans la forêt de ses clichés.
Venons au titre : De l’Allemagne 1800-1939. Il est triste de devoir constater que tout, ici, est raté, et contribue à l’illisibilité de l’exposition dans son ensemble. On se réfère bien sûr à l’ouvrage de Madame de Staël, qui a tant fait pour la découverte du romantisme en Europe et en Amérique. Mais comment comprendre ce titre ? Ce n’est pas seulement un « sur l’Allemagne », dont Mme de Staël n’oublie jamais combien elle est plurielle, mais aussi un « depuis l’Allemagne », écrit par une exilée, qui propose un contre-modèle au régime autoritaire qui sévit en France. C’est un manifeste politique contre Napoléon autant qu’une introduction à la culture allemande. L’Allemagne indispensable au temps présent pour Madame de Staël est celle de Kant et du protestantisme moderne, qui met au centre de son programme la liberté et l’individu, et reste compatible avec les acquis essentiels de la Révolution, mais non avec l’idéologie impériale. Les censeurs de l’édition de 1810 ne s’y trompèrent pas, qui purent la réduire au silence par la censure puis l’interdiction pure et simple jusqu’à une édition parue à Londres en 1813. Comment cette Germaine aurait-elle apprécié l’exposition et le clin d’œil fait à son livre profondément éclairé ?
Le De l’Allemagne de Mme de Staël, rappelons-le ici, ne mentionne la peinture qu’en quelques pages (au dernier chapitre de la deuxième partie, qui évoque en même temps les collections allemandes et notamment la galerie de Dresde, la danse et la musique !). C’est la littérature et la philosophie qui importent, mais elles importent surtout pour mener à cette forme de religion éclairée qui a ses faveurs, car elle préserve l’individu. De même, l’idéalisme allemand a pour lui de rétablir les pouvoirs du sujet et l’enjeu de la liberté. Ce livre qui présente l’Allemagne en français et aux Français est donc un livre d’exilée, un geste politique (celui d’Henri Heine le sera aussi, mais symétriquement). Or le sentiment national allemand ne se serait sans doute pas éveillé de la façon qu’il le fit sans la stimulation du modèle révolutionnaire français et surtout sans les débordements impérialistes de Napoléon. 1813 eût constitué un point de départ plus cohérent, comme année de la publication du livre et de la bataille de Leipzig, ce grand moment de réveil patriotique allemand contre l’envahisseur. Mais 1800 ! Le romantisme est encore celui de l’Athenaeum et l’on y chercherait bien en vain la pacotille qui suivit : c’est alors une affaire de philosophie et d’invention tout azimut de nouvelles catégories et de formes inédites. En 1800, Germaine de Staël publiait avec son De la littérature le premier programme d’une sociologie de la littérature, sans regard comparatiste. Et surtout, la date passe sous silence le point de butoir de l’Empire contre lequel se forme une partie du patrimoine idéologique et artistique qui suivit.

De l’influence des passions

Il pouvait difficilement se trouver un point de départ ni une bannière aussi malvenue que ce titre assorti de cette date. Quant au terme choisi, il témoigne d’une indécision molle. Il est clair que l’on a voulu éviter les dates de 1933 et de 1945 et que l’on a coupé la poire en deux, cumulant les inconvénients desdites dates et ouvrant la porte à un raisonnement dérisoire : ah bon, dira-t-on, tout cela, toutes les œuvres montrées, cela a donc conduit à 1939 ? Est-ce le seul horizon de cet art ? Le seul horizon de l’Allemagne ? Ne pouvait-on pas, ne devait-on pas aller plus loin ? Pourquoi pas jusqu’à notre présent ? Est-ce ainsi que l’on commence à fêter fraternellement une amitié de raison ? L’unique justification rationnelle que l’on puisse trouver à ce terme là, c’est de provoquer l’attention par une sorte de marketing idéologique réchauffé dont usent ordinairement les magazines de news dans les semaines creuses, et la sorte de pauvre scandale qui en a résulté a pu braquer les projecteurs sur une exposition du Louvre ! S’il n’avait pas du même coup entériné les idées reçues qu’il s’agissait d’ébranler – et que l’exposition, telle qu’elle est, avec ses absences et ses manques, et avec ses imperfections aussi, continue malgré tout à contredire, pour tout visiteur qui s’y rendra avec ses yeux.

Madame de Staël avait publié dans sa jeunesse un essai où elle analysait « l’influence des passions », dont elle reconnaissait la force, sur le bonheur des individus et des nations. Les discussions suscitées par l’exposition tendent à confirmer que la passion nationale parait survivre aux conditions de sa formation, notamment à cette Europe que l’on édifie aussi grâce à des traités d’amitié. Dans le temps de son exil, elle demandait à l’Allemagne une leçon de liberté, comme les exilés allemands la demandèrent par la suite à la France, de Heine à Walter Benjamin. C’est bien cette double assistance qui constitue le socle du rapprochement, non les pétrifications des mythes germaniques, les rappels des tranchées ou la transformation d’une histoire en destin. On préfère garder de cette exposition, plutôt que la monumentalité imposée par le titre, l’occurrence officielle et … sa situation même sous la pyramide ! … On préfère garder de cette exposition le bonheur d’une sauterelle griffonnée à l’encre, par Goethe ou par n’importe qui, à la marge d’un cahier.

Denis Thouard (CNRS)


[1] Enthousiaste, la Süddeutsche Zeitung des 28/29 mars (J. Hanimann), annonce que les voisins ont compris que la « nation de guerriers » avait aussi « de la culture » (le même revient le 11 avril sur la polémique, un peu refroidi) ; polémique et offensive, Die Zeit, qui dénonce la téléologie de la « voie singulière » de l’Allemagne et crie au scandale (Adam Soboczynski), développant l’affaire les semaines suivantes ; la Frankfurter allgemeine Zeitung se place sur la même ligne polémique avec le papier de Niklas Maak (8 avril) intitulé « D’une vallée profonde directement à Riefenstahl », en jouant sur l’assonance du nom de la cinéaste nazie avec la vallée (Tal), qui dénonce aussi l’impression laissée d’un parcours inéluctable vers le pire. En France, le premier regard fut très distant : le 2 avril, le Figaro signale que c’est une exposition « pour bons germanophiles » (sic !) (« Le Louvre emporté par le Rhin », E. Bietry-Rivière), avant de rapporter les motifs de la querelle le 13 ; Le Monde, après un article emphatique de Philippe Dagen (31 mars), rapporte de façon plus neutre le débat, parlant de « grand malentendu » et d’ « exposition sensible » (Ph. Dagen, F. Lemaître, 20 avril), mais laisse en page débats un texte plus critique et argumenté (Chr. Joschke, « Une exposition douteuse sur ‘l’art allemand’ »). Innombrables sont les critiques qui déplorent l’absence ou la présence de telle ou telle œuvre ou de tel ou tel courant, mais c’est là le petit jeu habituel. Les critères de présence sont en revanche problématiques, voire « douteux », quand il s’agit de distinguer l’allemand de l’international : ne risque-t-on pas de réintroduire une lecture substantialiste que l’opération même de rapprocher des œuvres devrait exclure, puisqu’elle se montre comme une simple façon de donner à voir ?

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