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Politique de la langue : le corbeau et le renard






Le monde est ainsi fait qu’il y a un haut et un bas, et qu’il vaut mieux être du haut que du bas. C’est pourquoi les astucieux parmi les gens du bas aspirent à prendre la place de ceux d’en haut. Ou bien, parce que sans doute cela leur coûterait moins d’effort, de laisser venir ce qui leur importe jusqu’à eux. De le faire tomber.
La fable est donc l’histoire d’une chute. Le moteur n’en est que le langage, habilement manié, réfléchi en tous ses aspects.

Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Le petit Maître est aussi perché sur ses ergots, on pourrait ajouter sur son ego. Ce qui le perdra.

Tenait en son bec un fromage.
Il est des possédants, et tout son pouvoir réside manifestement dans ce que son bec peut tenir. C’est un pouvoir dans la bouche, mais aussi un pouvoir de bouche, celui d’un grand caquet qu’il y aurait à rabattre. Ce qui viendra.

Maître Renard, par l'odeur alléché,
Cet autre Maître, plus petit, est attiré par la substance, et voit qu’elle git au milieu de la bouche. Le pouvoir dépend du langage. Il faut donc en passer par une offensive de cet ordre.

Lui tint à peu près ce langage :
Les seuls avantages du renard sont les quelques mots, bien placés, qu’il est prêt à échanger. Il l’aborde avec la plus grande révérence. C’est un de la haute, rappelons-le.

"Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Déjà, par la titulature, on fait de l’autre un personnage. L’admiration paraît d’autant plus sincère qu’elle semble contenir sa propre limitation. On distingue l’assertorique de la part subjective que le renard éperdu y ajoute. On flatte, d’un côté, tout en donnant des garanties d’implication personnelle, de l’autre.

Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois."
La prétérition est l’abc du métier de fin politique. Attaquer directement, et de façon éhontée si possible, le contrefactuel, c’est le moyen le plus sûr de le faire passer en force. L’oubli viendra après laver les mensonges dans le ruisseau du temps. Donc il ne ment pas, et peut-être dit-il même une vérité par cette occasion. Ecoutons-le vanter la voix, dans la tradition lyrique si notoirement épouvantable, du corbeau, par une analogie avec ses habits qu’il feint de trouver admirable. Comme si une évidence sensible se faisait la promesse d’une autre. Le terme de la comparaison malhonnête culmine dans le phénix, animal dans l’orbite de la puissance solaire.

A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Il a suffi au renard de parler pour produire cet effet d’extase narcissique. Il interprète la flatterie dans le sens d’une invite à chanter. On passe du langage des mots à celui de la voix, comme cette dimension cachée du langage, qui engage le sujet. Le corbeau fait sortir de son bec sa précieuse voix. Mais cette finalité implique un sacrifice.

Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Peut-être que le corbeau n’avait-il pas voulu entendre ce que dès le début lui susurrait le renard : de laisser tomber, d’arrêter de faire le paon. C’est pourtant le message le plus direct qu’il lui adresse, la leçon proprement dite. La proie qui était visée mais non dite vient rimer avec la joie du narcissisme auto-satisfait. Cette soustraction est toute pédagogique. On y ajoute un peu de condescendance.

Le Renard s'en saisit, et dit : "Mon bon Monsieur,
On passe au plan de la généralité consolante. Le langage a encore frappé, mais cela par le biais d’un incompressible goût d’être prisé qui tient lieu de subjectivité dans un monde où tout ne tient que sur le fil de la représentation.

Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute :
Monsieur de la haute n’était haut juché qu’en apparence. Qui est issu d’une classe pas très éloignée sait lui faire les poches. Il parvient surtout à clouer le bec à ces êtres épris de leur propre contentement.

Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. "
L’altercation des mots tournait autour des motifs de la vie. La substantialité du fromage a fait la décision, et changé de mains. Les puissances du langage, pourtant invisible et inapparent, se sont une fois de plus révélées. La politique du fin renard a anticipé des siècles de rhétorique politicienne du « parler vrai ». Il reste pourtant une ressource au pauvre corbeau, maintenant dépossédé : le langage.

Le Corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
Le corbeau jure, ce qui peut s’entendre d’abord comme l’expression émotive du dépit, puis comme l’engagement ferme pour l’avenir d’éviter de telles duperies. La honte est d’avoir étalé sa propre bêtise devant d’autres, qui doit être redoublée dans un monde où l’on n’existe précisément que pour autant que l’on peut se montrer. Le dernier à parler a déjà perdu. D’avoir simplement écouté fut la faiblesse fatale de la volaille. Les adresses circonstanciées du renard sont un engagement à la prise de parole, en même temps qu’un avertissement à discerner le grain de la bonne parole dans l’ivraie des mensonges. Il se paye doublement, non content d’emporter la mise guignée : il s’offre le petit plaisir de la moralité qui blesse.

Une politique avertie de la langue aurait tout intérêt à rabâcher plus souvent cette innocente fable, trop tôt abandonnée aux livres d’illustration.


Denis Thouard, 20.X.2012

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