Jacques Richard,
Dictionnaire des acteurs du cinéma muet
en France, Paris, Editions de Fallois, 2011, 910 pages.
The Artist, film français
de Michel Hazanavicius (2011).
L’hommage
funèbre
Le succès plutôt inattendu de L’Artiste (The Artist),
un film noir et blanc, muet, consacré au passage irréversible du cinéma muet au
cinéma parlant entre 1927 et 1932, signale un besoin de réflexion sur le cinéma
comme histoire, comme technique et comme industrie, que l’on ne devrait pas
négliger. C’est d’abord une parabole sur le mode de fonctionnement de
Hollywood, déjà une puissance formidable, qui tel un Moloch exige sa part de
victimes toujours renouvelée, propulse aussi haut vers la gloire ses étoiles
qu’elle fait déchoir brutalement les astres qui n’en sont plus. Le marché
commande, encourageant l’avidité du public pour la nouveauté. C’est aussi une
réflexion sur l’histoire d’un art inséparable des transformations
technologiques qui en changent la nature selon un rythme inconnu auparavant.
C’est enfin une méditation sur l’historicité du cinéma lui-même, un retour aux
premières époques de sa conquête que les succès ultérieurs ont peut-être
irrévocablement plongées dans l’oubli. La fragilité des supports, l’anonymat
bien souvent des acteurs et des techniciens, le désintérêt général semblait
vouer ce continent oublié à la disparition sans reste.
L’intérêt du public tient sans doute aux qualités
du film en question et de ses acteurs principaux. On veut croire qu’il exprime
aussi une interrogation à l’heure où de nouvelles formes et de nouveaux formats
viennent remplacer le cinéma que l’on connaissait. Le développement des films
en trois dimensions, visionnés avec des lunettes particulières, ou
l’intervention de personnages de synthèse qui viennent remplacer les acteurs et
n’ont pas besoin de doublures pour leurs cascades ébouriffantes pourraient
promettre un archivage rapide des films antérieurs. La dématérialisation touche
tous les secteurs de l’industrie culturelle. Si le disque vinyle paraît faire encore
un peu de résistance, les disques compactes ne sont-ils pas emportés
globalement dans la tourmente, voués à disparaître sous peu ? Les liseuses
s’attaquent à l’empire millénaire du livre, et pourraient bien avoir le même
effet. Le cinéma, tard venu parmi les arts, ne nous produit-il pas l’émotion
suffocante d’une péremption accélérée de ses premiers pas, hier pourtant ?
Le film a assurément des mérites, avec des moments
de vitalité, d’humour, de charme, qui compensent un scénario finalement peu
surprenant. Il évoque la dureté du ciel hollywoodien pour les étoiles muettes.
Il comporte aussi une limitation qui risque de masquer l’essentiel de son
enjeu. L’acteur en question est précisément présenté comme un
« artiste », dont l’art s’identifiait à la mimique et qui disparaît
dès qu’il s’agit de parler. Car il y a là une nostalgie d’un art différent, un
orgueil d’un artiste particulier frappé au sommet de sa reconnaissance. Le
mythe de l’artiste génial ressurgit péniblement, assorti d’indications
pathologiques : le cauchemar de l’artiste après avoir pris connaissance de
l’invention du parlant est figuré par un univers de bruit qui résonne et
l’effraye. La peur des paroles est assimilée à une folie. L’angoisse de l’obsolescence
conduit l’acteur déchu à l’alcool, puis au suicide au milieu des bandes de ses
films qu’il incendie par désespoir (il en réchappera). Dans l’univers muet
auquel le spectateur s’est peu à peu habitué, car devenu si rare, le moindre
bruit, la moindre voix le brusquent de leur intrusion. Le monde du mime est
comme violé par le caractère direct et menaçant du son. L’incompréhension du
génial acteur tend à confirmer que son art appartient au passé autant qu’à une
virtuosité personnelle, et que le film, loin de parier sérieusement sur ses
moyens, lui adresse un hommage funèbre.
Mais dans quelle mesure le cinéma muet est-il
vraiment du passé ? Il faut sans doute replacer les choses dans leur contexte
ordinaire : les talents dramatiques requis pour le muet, qui supposait
souvent de surjouer l’expressivité, n’étaient plus demandés. L’exposition des
corps pouvait être relayée par d’autres images sans menacer la continuité d’un
récit. En revanche, la qualité de la voix, la rapidité, une autre psychologie
devenaient essentielles. Ceux qui venaient du théâtre avaient de bonnes chance
de poursuivre leur carrière à l’écran avec le parlant, mais leur voix
enregistrée ne rendait pas forcément aussi bien qu’à la scène. Finalement, seul
un petit nombre d’acteurs sut s’adapter. La vogue du muet fut de courte durée
et la plupart de ses héros furent contemporains de leur disparition. Non qu’ils
aient manqué, les uns et les autres, de la conscience de leur art et du souci de
le perpétuer. Ils disparurent comme n’étant plus demandés par une industrie qui
se transformait et par un marché qui cherchait à se fournir ailleurs. Ils
laissèrent parfois de beaux fossiles, comme la figure de Harpo Marx,
contrepartie muette du plus bavard des comiques du cinéma parlant, et
précisément pour cela doté d’une acuité poétique et mimique rehaussée. Il
trouva dans la harpe la matérialisation de son expressivité. Comme le mime doit
présenter à tout instant son corps pour moduler ses expressions, la harpe, l’un
des moins transportables des instruments, est aussi l’un des plus éthérés, des
plus nuancés. Sans le prodigieux comique verbal d’un Groucho, les valeurs
artistiques de l’ancien cinéma muet n’auraient sans doute pu être glorifiées
avec tant d’allant. Les Marx Brothers ont su incarner l’histoire du cinéma en
montrant la possible complémentarité des moyens expressifs. Il va sans dire
qu’il s’agit d’une alliance improbable entre le cynisme de Groucho et le
romantisme de Harpo (et inversement quand il y va des femmes). Le personnage de
Harpo est le représentant de la permanence du muet dans un cinéma devenu
spectacle total.
Le
peuple du muet
Pour comprendre qui purent être ces visages qui
animèrent les débuts du cinéma, un regard sur la scène française est
particulièrement instructif. Jacques Richard y invite par le trésor de mémoire qu’il
a rassemblé depuis des décennies dans son
Dictionnaire des acteurs du cinéma muet en France. Cette somme permet
l’exploration d’un monde proprement englouti, à la fois proche dans le temps et
infiniment lointain, abandonné à la caducité des supports, aux vicissitudes des
parcours. Les renseignements glanés sur ces premières figures du cinéma donnent
un premier état des lieux, fragmentaire, révisable, subjectif, mais infiniment
précieux. Ce ne sont pas loin de 750 courtes biographies, qui non seulement
parviennent à mettre des noms et des trajectoires sur des visages (la plupart
ont leur photo), mais qui, par leur nombre, permettent une entrée comme
statistique dans le monde des acteurs. Le Dictionnaire
ouvre ainsi sur une multitude d’itinéraires individuels, sur des vies souvent
aventureuses ou hautes en couleurs, mais fournit aussi les éléments d’une
première approche sociologique du monde des acteurs du premier cinéma. Venus
parfois du conservatoire, ayant la pratique du théâtre ou du concert, ils se sont
aussi bien souvent improvisés, se forgeant parfois un caractère demandé, voire
un personnage rebondissant de film en film. Certaines de ces étoiles étaient si
pâles à discerner dans le ciel du succès, ou si filantes, qu’elles ont laissé
peu de traces de leur passage. D’autres chutaient ou montaient
irrésistiblement, saisissant ou manquant complètement l’opportunité du cinéma
parlant. On ignore bien souvent exactement le lieu et la date de leur
naissance, plus souvent encore on ignore tout de la fin qu’ils firent après le
muet. La tradition orale, les entretiens de Jacques Richard avec nombre de
survivantes et survivants, les recoupements ne donnent nullement une image
lisse ou homogène d’une population d’artistes qui n’occupe pas même une
génération – trente ans à peine. Entre les grands acteurs du théâtre ou du
cabaret qui terminaient là leur vie d’artiste et les futurs premiers rôles du
grand cinéma qui y faisaient leurs débuts, des mondes profondément distincts se
sont croisés. Si une partie des acteurs recrutés et retenus avait pu avoir une
certaine expérience des planches, beaucoup s’y lançaient sans préparation
particulière, attirés par le ouï-dire ou par le hasard. Quant aux officines de
recrutement, c’étaient souvent les cafés aux alentours des grands Boulevards ou
des cinémas.
On venait tenter sa chance de toute
l’Europe, du monde entier même. C’était Paris. On y venait aussi poussé par sa
propre malchance, comme les nombreux acteurs et actrices que la Révolution
russe chassait de leur pays, venus saisir une fragile opportunité. Arméniens de
Smyrne, Portugais ou Roumains, Italiens ou Grecs, Parigots de toujours ou
Nordistes, Méridionaux, errants, les profils sont multiples à l’image des
mouvantes carrières artistiques improvisées ou préparées qui se croisaient sous
les projecteurs. Et bien souvent il semble encore impossible de percer sous le
nom d’artiste l’identité mystérieuse de ces vies vouées au nouvel art, comme ce
Calino dont on connait pourtant une vaste filmographie. Il faut se promener entre
ces pages aux notices joliment rédigées, inspirées d’une passion respectueuse
pour ces « étoiles du silence ». Quand rien ne les avait prédestinés
à servir le grand écran, ils disparurent d’autant plus facilement. C’est aussi
le cas des rôles d’enfants, qui n’ont plus trouvé d’usage une fois grandis,
comme Régine Dumien « L’Ange », ou les jumeaux Rolane. Les grands
noms, les noms qui sont restés se comptent sur les doigts de la main. De Sarah
Bernhardt ou Cécile Sorel, dont la carrière fut plutôt vouée au théâtre comme
celle d’Yvette Guilbert à la chanson, d’Antonin Artaud ou Joséphine Baker, à
Michel Simon ou Sessué Hayakawa, Charles Dullin ou Charles Vanel qui firent les
beaux jours du cinéma du milieu du siècle, et à …Madeleine Renaud ou Raimu qui firent
leurs débuts dans le muet, les célébrités sont devenues rares – alors que tous le
furent, pour un moment. Aussi la plongée dans ces fragments de vie est-elle
captivante. Suivons en quelques uns.
Parcours
dans le ciel cinématographique
Desdemona Mazza, née à Bologne le 3 octobre 1899
(ou peut-être 1901 ?), au prénom prédestiné, débuta en 1919 dans La
naufragée de la vie d’Eugenio Perego avant de jouer à Paris Les Mystères
de Paris de Burguet en 1922 et dans des films de Duvivier. On la voit
encore à Berlin en 1924, puis dans une Madame Récamier de Ravel en 1927.
C’était la séductrice à la sensualité méditerranéenne. D’infimes rôles dans le
parlant ne lui « permirent pas (…) d’échapper à l’oubli ». Sa trace
se perd du côté du bar qu’elle ouvrit à l’angle de la rue François premier. Michel
Floresco, né en Roumanie en 1895, qui côtoya des troupes françaises pendant la
Grande guerre et choisit de se lancer dans le muet à Paris. Entre Les trois mousquetaires en 1921 et Mare Nostrum de Rex Ingram tourné à Venise
en 1925, sa carrière fut courte, d’autant plus qu’il mourut des conséquences
d’un bain dans l’Adriatique où l’avait attiré son dernier film. De Véra Flory,
qui lui tient compagnie sur la même page, on n’a pas les dates, mais on sait
qu’elle a fui les « soviets » et parvenu a se faire une (petite)
place dans le cinéma, entre La Cousine
Bette (Rieux, 1927) et La Plume
(Hiscott, 1929). « Le cinéma allait, malheureusement pour elle, se mettre
très vite à parler, enfermant Véra Flory dans les emplois d’exilée russe
(notamment dans L’indésirable en
1933) où son accent pouvait se trouver en situation. » (p. 329-330). Olga
Demidoff, née à Nice le 27 septembre 1888, enfant prodige du théâtre, jouant
dans la troupe de Sarah Bernhardt, fit un passage rapide dans le muet, avec des
apparitions dans Le Sphinx ou dans Zigomar contre Nick Carter (les deux en
1912), avant de finir sa carrière à 31 ans, la voix cassée, avant même
l’arrivée du parlant. Abel Sovet, venu de Belgique, joua régulièrement au début
des années vingt dans les films de Jacques de Baroncelli. « Ce qu’il
advint de lui ensuite reste à découvrir » (p. 830). Nadia Sibirskaia, née
Geneviève Lebas en Bretagne en 1900, épousa un musicien russe et joua sous ce
nom envoûtant notamment dans des adaptations de Zola, de l’Assommoir (Marsan et Maudru, 1921) au Bonheur des Dames (Duvivier, 1929) : « Son gabarit de
tanagra s’accompagnait d’un magnétisme que le public trouvait infiniment
russe » (p. 817). De Fred Zorilla, qui ferme la bande, on situe vaguement
sa naissance du côté de l’Amérique latine en 1895, son apogée avec le rôle
titre du Fils de la nuit de Bourgeois
en 1918 avant de le perdre de vue pour ne l’apercevoir qu’au détour d’une
rubrique de faits divers, à « Aimos » (1891 ?-20 ? août
1944) qui ouvre la ronde, lequel brilla surtout dans les second rôles du
parlant, avant de finir tragiquement ou accidentellement dans les combats de la
Libération de Paris, l’inconnu qui nimbe encore leurs trajectoires rend
d’autant plus précieux les renseignements grappillés. L’incipit de cette
notice, la première du peuple des acteurs du muet, a aussi une valeur
emblématique : « Sur la fin aussi bien que sur les premiers pas de
cet aimable acteur populaire dans ce qui était encore le cinématographe, on n’a
pas fini de s’interroger. » (p. 15).
Il faudrait encore rêver sur Sylvio de Pedrelli,
Max Dearly (Lucien Max Rolland), Lilian Constantini, la dannunzienne Gabrielle
Colonna Romano (Gabrielle Dreyfus) ou encore Kri-Kri (Raymond Frau), Mansuelle,
Cinq-Léon, Bouboule ou Réjane. Ce sont des carrières fragmentées, souvent
avortées, parfois d’une riche filmographie, qui restituent derrière l’écran
lisse du spectacle la dimension humaine dans sa complexité troublante de
machine industrielle à imagination.
La
réflexion du muet
Dans L’Artiste,
l’acteur à succès qui sent le vent tourner accélère sa chute en finançant à
fonds perdus un film ridicule où on le voit exercer ses simagrées dans une
forêt tropicale de carton avant de se laisser ensevelir prémonitoirement dans
des sables mouvants, pendant que la jeune figurante s’envole pour une carrière
sidérale. Comme s’il fallait en effet tourner la page ! Les moyens
d’expressions étaient perçus comme trop différents.
Certaines mimiques nous paraissent à présent
emphatiques. Mais il est aussi un art mimique de la litote et de l’euphémisme,
qui n’a aucune raison de disparaître. Le parlant a brouillé aussi bien des
choses. Maints cinéastes pourtant se sont intéressé de près à la « bande
son ». Car il est vrai que le cinéma donne à entendre autant qu’à voir.
L’accompagnement du muet était souvent de la musique « live ». Un
orchestre, quand le prestige l’imposait, ou un pianiste sur un instrument
étrangement accordé, le plus souvent.
Un des plus grands hommages au muet qui se puisse
rencontrer dans le cinéma du vingtième siècle se rencontre chez un cinéaste qui
s’est passionnément occupé des bruits, de leur côté comique ou cocasse en ce
qu’ils font un contrepoint inattendu aux paroles échangées, mais aussi de leur
côté « contr’ironique » si l’on peut appeler ainsi une ironie qui
proviendrait des choses elles-mêmes ou des situations. Ce cinéaste, c’est
Jacques Tati, qui a su sauver les ressources de la mimique corporelle pour
interroger, avec un humour inimitable, les absurdités de l’humanité fascinée
par le jeu des technologies. Sans discours : la réflexion nous est
suggérée par la contemplation silencieuse d’une femme de ménage dans le hall
d’Orly ou des bruits insolites hantant la villa polytechnique de Mon oncle. La comédie humaine des tablées
de la pension de Saint-Marc où M. Hulot prend ses vacances est mise en scène,
les conversations redimensionnées en bruitage indistinct… L’œil de Tati pose
d’emblée la distance du ridicule et de la vanité des grands airs qui s’assoient
sur de grands mots. Il enseigne le respect des humbles et des moins
péremptoires. Il place une distance en faisant cette expérience de pensée qui
est à la portée de tout le monde, muni d’un petit écran : face au flux des
paroles, il suffit parfois de couper le son. Ce qui était action et dynamisme
devient posture et gesticulation. La mise entre parenthèse du son permet
l’accès à la dimension réflexive, y compris au milieu de la fascination des
images. La décomposition analytique est à la portée de chacun. Le rire est sa pierre
de touche, qui reconduit à terre les Icares au petit pied qui s’envolent en
direction du ciel de la puissance. Ce qui pouvait être vu dans Jour de Fête comme une élégie au monde
disparaissant des villages et de la lenteur des campagnes est devenu, dans Playtime
(le titre était passé à l’anglais, comme celui du film français évoqué en
commençant), une satire impitoyable. Le mouvement pour le mouvement se
caricature lui-même. Tati avait compris la distance critique que pouvait
procurer le moyen expressif du muet, distance redoublée par la domination des
paroles, des petits bavardages aux grands discours. Ce mutisme critique n’avait
rien de passé. L’Artiste exhume une
époque pour en confirmer l’enterrement. Les présences clairvoyantes de Harpo
chez les Marx ou de Hulot chez Tati indiquent que rien n’est plus vivant que
ces enterrés-là. Le chantier ouvert par Jacques Richard permet, au-delà des
enjeux esthétiques d’un cinéma révolu, d’aller au-devant du débordement si
dynamique des artistes du silence. Ils respirent la spontanéité, l’humour et la
passion, loin d’attendre dans l’angoisse la catastrophe qui emportera leur
métier.
Denis Thouard*
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