mardi 31 mars 2020

La Peste et le Corona I




À vrai dire, l’affaire s’engageait mal. Nous étions enfermés, des camions passaient dans les rues munis de haut-parleurs et veillaient au respect du couvre-feu. Les radios redoublaient de pédagogie pour faire patienter les gens. On leur conseillait de revenir aux bons classiques, et particulièrement à cet Albert Camus laissé bien tranquille depuis les obligées lectures scolaires. Toutes les raisons pouvant alimenter la plus grande défiance étaient donc réunies.




La Peste, donc.[1]



C’est par défi que l’on s’y mit, par conséquent. Très vite, ce fut par gratitude. Il est des moments en effet pour lire certains livres. Peut-être suffisait-il simplement d’attendre.
Le gain est double : le roman déploie toute une logique des situations que le lecteur ne manque pas de reconnaître indirectement, puis de plus en plus directement. Oran touchée par la peste est mise en isolement, ce sujet apparemment bien exotique redevient soudain éclatant de justesse.
Il montre ainsi comment la diffusion de la menace révèle le socle de nos croyances ordinaires, incapables de prendre la mesure du danger ou même d’imaginer que celui-ci puisse nous toucher. Comment se sentirait-on concerné ? C’est un mal lointain, associé aux calamités du Moyen âge… L’épidémie montre que les croyances ont la peau dure. Mais elle montre aussi, inversement, combien nous sommes enclins à croire tout d’un coup en des remèdes miraculeux. Autrement dit, le premier ébranlement de nos assurances ordinaires est sans doute le plus décisif, car il nous fait percevoir tout ce que nous présupposons comme acquis et allant de soi. Tout cela, une fois violemment contesté, nous avons du mal à en faire le deuil, si somnolents que nous sommes. Cela, le roman le pose avec économie et force.
« Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? » (1248)
Puis l’exil. La quarantaine est un exil. Qu’est-ce à dire ? Là aussi, nous voilà coupés de nos certitudes et établissements familiers. Nos assises sont dans la mémoire concrète des êtres, des lieux et des objets. Or voici que, reclus, ils nous sont soustraits. L’être débranché a perdu une grande partie de sa force qui lui venait, sans qu’il y fasse réflexion, de son monde, des autres essentiellement.
Une fois qu’on eut dit « Fermez la ville », « à partir de ce moment il est possible de dire que la peste fut notre affaire à tous. Jusque-là, malgré la surprise et l’inquiétude que leur avait apportées ces événements singuliers, chacun de nos concitoyens avait poursuivi ses occupations, comme il avait pu, à sa place ordinaire. Et sans doute, cela devait continuer. Mais une fois les portes fermées, ils s’aperçurent qu’ils étaient tous, et le narrateur lui-même, pris dans le même sac et qu’il fallait s’en arranger. » (1273)
Cet enfermement est physique, qui ne fait aucune exception. Il est aussi, non moins, psychique. Les gens perdent peurs habitudes. « la peste les laissait oisifs, réduits à tourner en rond dans leur ville morne et livrés, jour après jour, aux jeux décevants du souvenir. […] Ainsi, la première chose que la peste apporta à nos concitoyens fut l’exil. » (1276)
Le monde habituel nous est enlevé et il faut s’habituer à une sorte d’apesanteur affective, tel serait l’exil, auquel l’inconnue fondamentale de sa fin est essentielle. Le prisonnier peut savoir quand il sera libéré et noter les jours sur les murs de sa prison, l’exilé non.
Les repères se sont effacés, les gens se retrouvent « échoués à mi-distance de ces abîmes et de ces sommets, ils flottaient plutôt qu’ils ne vivaient, abandonnés à des jours sans direction et des souvenirs stériles, ombres errantes qui n’auraient pu prendre force qu’en acceptant de s’enraciner dans la terre de leur douleur. » (1277-78)
Ce que parvient à restituer Camus dans les premières parties de son livre est cette lente emprise du phénomène invisible ou peu visible, accompagné d’incrédulité et de superstition, deux attitudes plus voisines qu’on ne penserait. Contrairement aux craintes qui pouvaient faire hésiter le lecteur devant une telle œuvre, ce n’est pas un roman à thèse, malgré le propos évidemment politique.
L’usage de la contrainte dans les rues, le non-dit des disparitions, le sentiment absurde d’une saison qui arrive, l’été dans le roman, sans qu’elle puisse être accompagnée du mouvement vers les plages, cela parle aux contemporains contraints de considérer de loin la venue du printemps.
La distanciation introduite par le narrateur parlant de « nos concitoyen » est sans doute aussi une façon de faire reconsidérer le contenu du terme, de faire penser à ce qui peut relier profondément des citoyens entre eux, à s’interroger aussi bien sur ce qu’est, sur ce que peut un citoyen.
(à suivre)


[1] Albert Camus, La peste, dans Théâtre, récits, nouvelles, éd. R, Quilliot, Paris, Gallimard, Pléiade, 1962 (les renvois de pages sont à cette édition).

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