À
vrai dire, l’affaire s’engageait mal. Nous étions enfermés, des camions
passaient dans les rues munis de haut-parleurs et veillaient au respect du
couvre-feu. Les radios redoublaient de pédagogie pour faire patienter les gens.
On leur conseillait de revenir aux bons classiques, et particulièrement à cet
Albert Camus laissé bien tranquille depuis les obligées lectures scolaires. Toutes
les raisons pouvant alimenter la plus grande défiance étaient donc réunies.
La Peste, donc.[1]
C’est
par défi que l’on s’y mit, par conséquent. Très vite, ce fut par gratitude. Il
est des moments en effet pour lire certains livres. Peut-être suffisait-il
simplement d’attendre.
Le
gain est double : le roman déploie toute une logique des situations que le
lecteur ne manque pas de reconnaître indirectement, puis de plus en plus
directement. Oran touchée par la peste est mise en isolement, ce sujet
apparemment bien exotique redevient soudain éclatant de justesse.
Il
montre ainsi comment la diffusion de la menace révèle le socle de nos croyances
ordinaires, incapables de prendre la mesure du danger ou même d’imaginer que
celui-ci puisse nous toucher. Comment se sentirait-on concerné ? C’est un
mal lointain, associé aux calamités du Moyen âge… L’épidémie montre que les
croyances ont la peau dure. Mais elle montre aussi, inversement, combien nous
sommes enclins à croire tout d’un coup en des remèdes miraculeux. Autrement
dit, le premier ébranlement de nos assurances ordinaires est sans doute le plus
décisif, car il nous fait percevoir tout ce que nous présupposons comme acquis
et allant de soi. Tout cela, une fois violemment contesté, nous avons du mal à
en faire le deuil, si somnolents que nous sommes. Cela, le roman le pose avec
économie et force.
« Nos
concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être
modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux,
ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire
des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment
auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les
discussions ? » (1248)
Puis
l’exil. La quarantaine est un exil. Qu’est-ce à dire ? Là aussi, nous
voilà coupés de nos certitudes et établissements familiers. Nos assises sont
dans la mémoire concrète des êtres, des lieux et des objets. Or voici que,
reclus, ils nous sont soustraits. L’être débranché a perdu une grande partie de
sa force qui lui venait, sans qu’il y fasse réflexion, de son monde, des autres
essentiellement.
Une
fois qu’on eut dit « Fermez la ville », « à partir de ce moment
il est possible de dire que la peste fut notre affaire à tous. Jusque-là,
malgré la surprise et l’inquiétude que leur avait apportées ces événements
singuliers, chacun de nos concitoyens avait poursuivi ses occupations, comme il
avait pu, à sa place ordinaire. Et sans doute, cela devait continuer. Mais une
fois les portes fermées, ils s’aperçurent qu’ils étaient tous, et le narrateur
lui-même, pris dans le même sac et qu’il fallait s’en arranger. » (1273)
Cet
enfermement est physique, qui ne fait aucune exception. Il est aussi, non
moins, psychique. Les gens perdent peurs habitudes. « la peste les
laissait oisifs, réduits à tourner en rond dans leur ville morne et livrés,
jour après jour, aux jeux décevants du souvenir. […] Ainsi, la première chose que
la peste apporta à nos concitoyens fut l’exil. » (1276)
Le
monde habituel nous est enlevé et il faut s’habituer à une sorte d’apesanteur
affective, tel serait l’exil, auquel l’inconnue fondamentale de sa fin est
essentielle. Le prisonnier peut savoir quand il sera libéré et noter les jours
sur les murs de sa prison, l’exilé non.
Les
repères se sont effacés, les gens se retrouvent « échoués à mi-distance de
ces abîmes et de ces sommets, ils flottaient plutôt qu’ils ne vivaient,
abandonnés à des jours sans direction et des souvenirs stériles, ombres
errantes qui n’auraient pu prendre force qu’en acceptant de s’enraciner dans la
terre de leur douleur. » (1277-78)
Ce
que parvient à restituer Camus dans les premières parties de son livre est
cette lente emprise du phénomène invisible ou peu visible, accompagné d’incrédulité
et de superstition, deux attitudes plus voisines qu’on ne penserait. Contrairement
aux craintes qui pouvaient faire hésiter le lecteur devant une telle œuvre, ce
n’est pas un roman à thèse, malgré le propos évidemment politique.
L’usage
de la contrainte dans les rues, le non-dit des disparitions, le sentiment
absurde d’une saison qui arrive, l’été dans le roman, sans qu’elle puisse être
accompagnée du mouvement vers les plages, cela parle aux contemporains
contraints de considérer de loin la venue du printemps.
La
distanciation introduite par le narrateur parlant de « nos concitoyen »
est sans doute aussi une façon de faire reconsidérer le contenu du terme, de
faire penser à ce qui peut relier profondément des citoyens entre eux, à s’interroger
aussi bien sur ce qu’est, sur ce que peut un citoyen.
(à
suivre)
[1] Albert Camus, La peste, dans Théâtre,
récits, nouvelles, éd. R, Quilliot, Paris, Gallimard, Pléiade, 1962 (les
renvois de pages sont à cette édition).
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