La
discrétion et l’élégance, qui caractérisaient Jacques Richard dans son écriture
et dans son maintien, rendent incertaines les tentatives de saisir son trajet.
Il faudra se contenter d’hypothèses. Je me limiterai ici à la signification du
cirque, il faudrait dire à la fascination que le cirque exerça sur lui depuis
qu’il le rencontra enfant jusqu’à cette publication posthume que nous célébrons
aujourd’hui, et qui porte sa passion du cirque au-delà de lui-même[1].
Albert Fratellini, fonds Jacques Richard |
Je voudrais ici simplement exprimer une hypothèse sur le
paradoxe qui caractérise Jacques Richard comme un journaliste du passé. Après
des études de lettres, il fait des débuts par quelques textes publiés dans Le Bulletin de Paris, des essais
apparemment infructueux d’entrer à la revue Arts
de Jacques Laurent, d’autres publications fragmentaires où on ne lui fait pas
une grande place. Il commence sa carrière de journaliste véritablement en 1956,
quand il est présenté à Robert Lazarick, qui le fait entrer à l’Aurore. Il sera donc journaliste, à l’Aurore, puis au Figaro, visant toujours à s’installer dans la rubrique
« Spectacles », parfois chargé du service de politique étrangère. Un
temps, au début des années 60, une collaboration à La Nation, où il donne des articles de critique littéraire pendant
une année sous le nom de Pierre Domaize (une vingtaine d’articles en 62-63). Mais
un tropisme fort le ramène aussi vite que possible vers le cinéma et le cirque.
On
pourrait en tout cas antidater fortement les trente années de cirque en France
en les faisant commencer le 15 août 1955. Jacques vient d’avoir 26 ans et peut
placer une double page dans le Bulletin
de Paris, annoncé en première page comme « Prestige et fortune du
cirque »[2]. Il s’agit d’un
récapitulatif très large, sûrement nourri des discussions avec Henri Thétard[3],
courant de Louis XV à l’époque contemporaine. Sur 7 colonnes en double page
centrale, orné de belles photographies, c’est une petite histoire du cirque
concentrée. Il se terminait sur la formule suivante : « Rendons
justice au cirque, thaumaturge sans le savoir, peuplé d’hommes patients,
travailleurs infatigables, qui jamais n’osent croire que leur métier est un
métier magique : c’est pourquoi ils l’exercent si bien. Cette démarche
simple dans l’insolite, voilà le miracle ». Un autre texte consacré à
Albert Fratellini parait le 19 décembre 1955 dans la même revue. Ces deux
textes relèvent déjà de la critique de cirque, alors qu’une troisième série
d’intervention, en avril 1956, qui insiste sur la fuite d’un « acrobate du
cirque de Moscou », s’inscrit davantage dans la confrontation idéologique[4].
Il
n’est pas indifférent que les ouvrages publiés par Jacques ne portent nullement
sur l’actualité, le lot quotidien du journaliste, mais sur une époque révolue.
Que ce soit dans le volume sur l’histoire du premier cinéma écrit avec Jacques
Deslandes pour l’Histoire comparée du cinéma
(1968) ou le Dictionnaire des Acteurs du
cinéma muet (2011), qu’il eut le
bonheur de voir paraître, ou encore l’orientation générale de ses articles sur
le cirque, et les projets qu’il menait sur Thétard ou Béby[5],
Jacques Richard fut un historien du passé. Mais un historien journaliste,
ressuscitant les époques enfouies pour en faire un nouveau présent, Pour
garantir la permanence d’une tradition qui pouvait supporter des innovations,
mais dont il refusait toute remise en question trop radicale. Il avait pour
cela ses raisons.
Dans
l’entretien liminaire aux Trente années
de cirque en France que François Amy de la Bretèque et Philippe Goudard ont
mené avec lui, un indice nous met peut-être sur la piste. A la question
« Comment êtes-vous devenu journaliste ? », il répond
honnêtement « par défaut », c’est-à-dire à défaut d’être prof comme
ses parents. Mais il se passe quelque chose de curieux dans l’entretien :
« À Dax, ma mère enseignait la physique [effectivement] et mon père les
lettres » (p. 35). Là, on peut sursauter : Antoine Richard était
historien[6],
au sens emphatique que pouvait porter ce terme en pleine Troisième République,
un historien de la Révolution française, disciple d’Albert Matthiez, grandi
dans le culte de Rousseau… Il fut, pourrait-on dire, historien par excellence…
comment un fils aurait-il pu oublier cela ? Il ne l’a pas oublié. Il l’a
simplement refoulé.
La
Révolution qui l’intéressait, peut-être justement parce qu’elle se tenait en
dehors de l’histoire, c’est celle qui se répète incessamment sur la piste d’un
cirque. La circularité de la liturgie réinventée chaque soir, dans le risque et
l’imprévu de chaque numéro, voilà ce qui pouvait aider à supporter l’histoire qui
était le lot quotidien du journaliste.
Dans
un texte autobiographique daté d’avril 2015, « Cinémas de mon
enfance », Jacques décrivait son expérience inaugurale du cinéma :
« C’est à Dax, ma ville natale, que j’ai découvert le cinéma et cette vérité
élémentaire : aller voir un film, c’est vouloir s’offrir un plaisir de
qualité, dans un cadre qui n’est pas indifférent. » La découverte du
cirque fait l’objet d’un autre texte, bien plus chargé d’émotions.
Cet
autre texte, manuscrit, cousin du précédent, mais non daté, me paraît
expliciter le lien entre le cirque et l’histoire, et du même coup signaler tout
le prix qu’eut le cirque pour lui. Il ne s’intitule pas « Cirque de mon
enfance », mais « Mon avant-guerre »[7].
L’enfance
est située historiquement. Elle a un commencement et une fin.
Je
voudrais en lire un passage et le commenter brièvement.
« J’habitais
une petite ville de province, Dax, et mes parents, des intellectuels qui ne
méprisaient pas le cirque, essayèrent de ne pas manquer les chapiteaux de
passage. Naturellement, ils m’emmenaient avec eux et le premier spectacle de
cirque auquel j’assistai fut celui du Zoo Circus où Alfred Court présentait l’inoubliable
groupe mixte qu’il avait dressé. Cette magnifique coexistence de lions, tigres,
ours blancs, ours bruns et danois est passée à la postérité mais je devais
avoir trois ans ce jour-là et je ne retins de cette séance en matinée que la
présence de chiens danois dans la cage ainsi que l’acre fumet des fauves qui
est resté pour moi, depuis ce jour, synonyme de cirque. »
Cette
réminiscence nous fait donc remonter au début des années 1930, joliment
encadrée par l’anecdote introductive où Henry Thétard, le mentor de Jacques en
matière de cirque, dont il fit la connaissance en 1953, lui disait que pour
voir du vrai cirque, il fallait y avoir été avant 1914 ! La mémoire
culturelle relayée par Thétard ouvrait en fait à Jacques le cirque du XIXe
siècle. Sa mémoire sensible se laissait envahir par les odeurs de la profonde
enfance. Celle des fauves, mais aussi celle de l’écurie :
« Une
autre senteur a eu pour moi un pouvoir tout aussi dépaysant : le parfum
d’écurie, qui était l’apanage d’un chapiteau de moyenne importance alors réputé
sérieux où l’enfant que j’étais pouvait apprendre le cirque, mais un cirque
sans fauves où le cheval était roi. »
Les
souvenirs des spectacles vus dans l’avant-guerre sont nombreux : le Cirque
Bureau, « fier de son slogan ‘[d]e cirque sans bluff’ », dont il
apprendra plus tard qu’il remontait à un théâtre de singes de la fin du XIXe
siècle ; « Paolo, le plus fort jongleur de l’époque », applaudi
en 1936 ; les « Frères Moustier, excentriques », dont l’un sera
retrouvé à l’école d’Annie Fratellini et de Pierre Etaix ; le cirque Amar
encore en 1936, avec sa « ménagerie gigantesque » : « J’en
eus plein les yeux, mais ce que je retins le plus nettement encore, c’est
Germain Aéros, le pochard acrobate qui me parut doué d’une cocasserie
exceptionnelle » ; en 1937, ce fut « Medrano voyageur »,
qui passa à Bayonne ; au printemps 1939, c’est le chapiteau des frères
Bouglione qui « fit escale à Dax » (« Mes parents n’étant pas
libres, je dus me contenter de visiter la ménagerie »).
« Ce
jour-là, mon avant-guerre était terminée. »
Le
cirque est le monde d’avant la guerre. Pas seulement celui d’une époque. Il est
le refuge dernier.
Je
cite encore la conclusion de ce texte : « J’avais été très
impressionné par ce que j’avais entrevu du cirque pendant mon enfance, par les
émotions du spectacle, le bonheur des yeux et l’étrangeté de cet univers
itinérant et comme parallèle. Les fanfares des orchestres de
« tchékos », comme on disait alors[8] [j’introduis un commentaire : alors
que la Tchécoslovaquie venait d’être démantelée, avalée par Hitler à la suite
des concessions faites lors des accords de Munich par les puissances
démocratiques], les accents indéfinissables, l’odeur du cirque dépaysaient
profondément le petit Français sédentaire que j’étais, persuadé que les gens du
voyage relevaient d’une autre essence. Mes souvenirs sont imprécis et
lacunaires, mais demeurent vives les séductions immédiates ressenties. Pas
trace de réflexion, la piste m’avait vampé. Une fois pour toutes j’étais
conquis. J’avais choisi mon camp. Pas besoin de me justifier. Réfléchir sur le
cirque, j’aurais toute ma vie pour cela. »
Il
y va, dans ce texte particulièrement émouvant, plus que d’un simple souvenir
déclencheur d’une vocation, de la véritable vocation sous le métier de
journaliste. Il y a un engagement très fort du côté de l’enfance[9].
L’avant-guerre
est un temps autre, séparé radicalement de celui qui suivra, auquel le
journaliste sera constamment confronté. C’est un temps constitué en
« univers parallèle ». Il a sa musique, une fanfare jamais démentie,
ses odeurs de voyage. C’est le pays de l’émotion immédiate.
Les
sens et l’imagination : le cirque est à la fois un monde perpétuellement
itinérant, défait et refait incessamment, et une retraite, une séparation, une
abstraction hors du monde, et qui rachète peut-être celui du dehors. Une soirée
au moins, il constitue son espace sacré à lui, sans transcendance autre que
celle des trapézistes, et il a sa liturgie et ses officiants. Une tradition à
laquelle le journaliste Jacques Richard sera particulièrement attaché.
La
publication du recueil de plusieurs décennies d’articles consacrés au cirque permet
de voir sur la durée comment s’est joué cet attachement profond. C’est
l’occasion de parler un peu de cet ouvrage.
Il
y a une « magie du cercle » qui est signifiante en elle-même, et que
rappelle l’entretien donné en introduction aux Trente années de cirque, où il reprend de manière ramassée cette
expérience fondatrice : « J’ai vu mon premier spectacle au Zoo Circus
d’Alfred Court à Dax à l’âge de deux ou trois ans. J’ai adhéré ce jour-là. Je
ne l’ai jamais quitté. Je me suis toujours senti cause commune avec le
cirque. » (p. 36).
Dans
sa présentation, Philippe Goudard le formule très justement :
« Admirant les artistes qu’il respecte autant que les faits, le
journaliste qui débuta en littérature et en politique étrangère sait mettre
l’actualité du cirque en perspective avec la marche du monde. Il stimule ainsi
la réflexion du lecteur sur un art et un métier qu’il décrit avec une
sensibilité née dans l’enfance, de la découverte du cirque auquel il adhéra
alors pour toujours. »[10]
Il
a été « vampé ». A-t-il eu seulement le choix ? Il s’est
d’emblée engagé pour cette cause, que je crois reconnaître comme plus profonde
que toutes les autres à ses yeux. Le parti-pris premier, solidaire, par
l’époque révolue qu’il désigne, du monde du cinéma muet auquel il a consacré
des évocations si sensibles. L’âge d’or est définitivement situé
« avant-guerre ».
L’ensemble
des articles réunis sur trente années produit inévitablement une durée et
paraît proposer un panorama. Est-ce que l’on peut dire pour autant, comme
l’avance dans sa contribution François Amy de la Bretèque, que « Le
chroniqueur est devenu historien » ?[11]
Cela n’est pas sûr. Il y a quelque chose qui résiste à l’historisation, qui
serait aussi une objectivation. Le primat de l’expérience émotive et le rôle
prioritaire donné à l’admiration des artistes, qui en fait le plus souvent une
critique positive, s’y oppose. Les critiques négatives, formulées dans une
incise acérée, adressée au lecteur attentif, regardent plutôt les signes d’une
évolution dont il craint qu’elle n’altère définitivement le cirque lui-même. Il
y a à la limite un essentialisme du cirque chez Jacques Richard, ou plus
exactement une qualité émotive fragile que des changements trop brusques
risqueraient de faire disparaître. C’est pourquoi il est le plus souvent rétif
aux révolutions, quoique ouvert, passionnément, aux innovations qui consonent
avec son expérience. Et il est prêt à revenir sur ses partis-pris, du moment
que la cause du cirque est préservée. L’écriture du cirque tend ainsi à
l’élégiaque. Elle est d’un amant passionné, terrorisé d’être rabroué, ou
craignant d’attendre en vain.
C’est
cette dimension qui a frappé Marie-Eve Thérenty, qui voit la chronique
« hantée par le passé et même par la mort », tout en rappelant que la
nécrologie permettait de parler du cirque, de continuer donc de lui faire sa
place dans un présent qui pourrait l’oublier[12].
Elle formule cette hypothèse intéressante : « La chronique hantée par
les fantômes et les revenances est donc obsédée par la mort du cirque qu’elle
ne cesse de redire même quand elle la nie. [je passe une citation]. On pourrait
d’ailleurs hasarder que parfois Jacques Richard, parce qu’il se pose en gardien
de la mémoire et qu’il prétend fustiger tous les excès et interdire toutes les contrefaçons,
prend le risque de participer à la disparition du cirque. » (p. 31).
J’aurais
tendance à considérer plutôt que cette hantise de la disparition renvoie à la
spécificité même du cirque, dont chaque spectacle est unique et toujours
suspendu au risque d’un accident ou d’un échec, comme les acrobates le sont
au-dessus de la tête des spectateurs. Un numéro de clown qui ne fonctionne pas.
Une pyramide de corps qui s’écroule. Il n’y a pas de filet, ou si peu.
Et
la situation du chroniqueur est un peu la même. Il se confronte à la
singularité d’un art dont la grâce ne se donne que dans l’instant. Il peut donc
se méfier des écoles de cirques étatiques qui imaginent transmettre ce qui nait
dans l’invention spontanée et le travail anonyme, artisanal, des artistes du
cirque, - avant de reconnaître que ces institutions peuvent avoir du bon – et
qu’elles ont peut-être sauvé le cirque lui-même…
Le
rapport au spectacle est singulier, c’est le lot du chroniqueur qui ne veut ou
ne peut franchir le pas en direction d’une narration historique structurée.
C’est nous qui l’y déchiffrons après coup. Pour lui, me semble-t-il, le cirque
est l’espace hors histoire par excellence. L’enjeu intime est d’échapper, à
chaque fois, à ce qui nous entoure. C’est ce qui nécessite le recours fréquent
à l’idée de « tradition » dans son indétermination nécessaire. On
peut prendre des privautés avec la tradition, du moment que c’est pour l’amour
du cirque, comme il le dit de Zingaro, d’un « cirque qui s’amuse lui-même
d’être ce qu’il est »[13].
Le
cirque risque son essence à chaque nouveau spectacle et le journaliste se prête
à ce risque dans sa chronique, hanté par la possible disparition qui est la rançon
du miracle, quand il s’opère. Un peu de cette grâce passe du reste dans les
meilleurs articles.
[1] Propos pour l’hommage à Jacques Richard (1929-2018) donné lors du
Festival du cirque de demain le 2 février 2019 et la parution de son livre, Trente années de cirque en France 1968-1998,
édité par Philippe Goudard et François Amy de la Breteque, Montpellier, Presses
Universitaires de la méditerranée, 2018 (directement cité dans le texte).
[3] Henry Thétard (1884-1968), dompteur et journaliste, fondateur du Club
du cirque » en 1949.
[4] Voir l’entretien : « Je n’étais pas encore critique de
cirque [entendre : spécialisé en ceci] en 1956 et je le regrettais. Quand
je le devins, je m’appliquai à ne pas laisser déborder mes opinions
politiques », Trente ans, p. 38.
Le Bulletin de Paris était un journal
d’information politique et culturelle, orienté à droite. Roger Martin du Gard y
tenait une rubrique, Christian Millau y écrivait. En 1956, la guerre froide
battait son plein, il y eut Budapest, qui marqua beaucoup les esprits, et les
transfuges vers la « liberté » étaient aussi pris comme des arguments
pour le camp occidental.
[5] Aristodemo Béby (1880-1958).
[6] Né en 1890, mort en 1947. Il enseigna à l’École normale d’instituteurs
de Dax.
[7] Il paraît évident que le titre renvoie, tout en marquant une distance,
au titre de Brasillach, Notre
avant-guerre (Paris, Plon 1941). En choisissant le pronom personnel
singulier, Jacques Richard exclut la dimension politique de son évocation. Le
cirque est l’autre de la politique. Pour le jeu des pronoms, on peut rapprocher
aussi de l’autobiographie de Claude Roi, entre le Moi je, le Nous et le Somme toute désabusé.
[8] „Jadis on les appelait les „tchékos », ces monteurs de
chapiteaux, souvent de nationalité tchécoslovaque. Musiciens pour la plupart,
ils formaient aussi l’orchestre du cirque. », Ces ouvriers du chapiteau qu’on n’applaudit jamais, L’Aurore, 21
mai 1970, Trente années, p. 58)
[9] « Jeunesse
du cirque : presque un pléonasme. Comme si le cirque pouvait être
vieux ! » écrivait-il pour le programme de la Semaine du cirque en
1976 (facsimile p. 86).
[10] Philippe Goudard, „Jacques Richard et le cirque », dans Trente ans de cirque, p. 13.
[11] François Amy de la Bretèque, « Comment les chroniques de cirque
conduisent à parler de cinéma et de télévision », dans Trente ans de cirque, p. 25.
[12] M. E. Thérenty, « Jacques Richard et la revenance. Pour une
histoire du cirque en recueil », dans Trente
ans de cirque, p. 30.
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