Il y a quelques
années, le cynisme d’un dirigeant d’un grand groupe de télévision avait momentanément
ému quand il résumait finalement toute son activité dans la formule du « temps
de cerveau disponible » qu’il s’agirait pour lui de « vendre ».
L’essence marchande
du divertissement était ainsi énoncée dans une formule lapidaire et, sinon bien
frappée, du moins suffisamment frappante pour qu’elle reste depuis en mémoire.
Pourtant, il n’y
avait rien de particulièrement choquant dans ces propos. Qui ne cherche à
vendre quelque chose ? Bien sûr, le terme de cerveau tend à objectiver,
voire à naturaliser radicalement les téléspectateurs dont il est dès lors clair
qu’ils ne sont pas des « sujets », mais cela ne constitue pas
vraiment une révélation. Ce qui était peut-être plus instructif est l’investissement
de la dimension de la disponibilité.
L’attention dont est susceptible un cerveau doit être d’abord reposée par le
divertissement, amadouée, habituée, afin d’être mise à profit. C’est donc pour
disposer d’elle que se déploie un tel arsenal de technologie et de jovialité
factice.
La disponibilité
de son temps est considérablement augmentée par les inventions de la technique
et de la technologie moderne. Il s’agit maintenant d’occuper ce vide qu’on a
laissé se créer. Si l’on travaille moins en temps et en force, il s’agira alors
de consommer davantage.
Le risque de la
disposition par chacun de son temps libre est lié au risque même de la liberté,
comme libre disposition de sa volonté – libre disposition de soi. Aller
repêcher les âmes en dérive du fait de la libération du temps, effet mécanique
des abréviations dues au progrès technologique, c’est la tâche très philanthropique
des entreprises en divertissement. Disposant de notre temps disponible, elles
disposent de notre liberté même, s’en assurent en tout cas la direction par une
forme de contrainte volontaire qui n’hésite pas à se nommer pour ce qu’elle
est.
L’activité du
spectateur n’est pas niée, mais au contraire investie par avance. On dispose de
sa disponibilité même. Le consentement fait partie de l’aliénation.
Cette discussion
qui n’avait suscité qu’une indignation un peu émerveillée devant le toupet de
la formulation connait des suites à mesure que les objets technologiques, les
techno-objets, s’emparent de dimensions supplémentaires de l’existence
temporelle finie des terriens. La mobilité des techno-objets renforce l’amplitude
de cette mobilisation qui vise à capter, retenir, rattraper ou détourner l’attention.
L’invention des téléphones mobiles et les implications des objets sans-fil ont
bouleversé à maints égards les comportements urbains (il est vrai précédés et
comme anticipés par la vogue des baladeurs, dont la philosophie était la même :
isolement et mobilité personnelle). Le rapport au monde passe de plus en plus
par les écrans réduits des téléphones intelligents ou pas. La publicité y
passera donc aussi.
Il y a pourtant
des mauvais coucheurs, des empêcheurs de publiciser
en rond, qui inventent des défenses perfides et véritablement diaboliques
permettant de filtrer voire de parer effacement les envois spontanés de
publicité. Un de ces fâcheux est le logiciel Adblock Plus.
L'entretien qui a
paru dans Le Monde du 9 décembre 2014
est assez instructif pour qu’en en cite et en médite certains passages. Un
certain S. Hauser, délégué général du Bureau des publicités interactives, a
envisagé d’engager une action en justice contre le logiciel Adblock Plus qui
permet de bloquer les publicités depuis un navigateur sur internet. Cinq
millions d’utilisateurs y recourraient en France, ce qui représente un manque à
gagner considérable. Comme l’indique un article sur la même page, les mobiles,
qui représentent près du quart des « usages médias » en 2014 aux
Etats Unis, ne représentent encore en ce pays, si prémonitoire à maints égards,
que guère 6,2 % des investissements publicitaires (« Le mobile, nouvel
horizon des publicitaires », Le
Monde du 9 décembre 2014). Ce qui suggère qu’une marge de progression
importante existe, si l’on veut bien considérer les choses dans cette
perspective. Il y a donc comme une attente légitime de s’emparer de cet espace.
Alors, que 80% des utilisateurs trouvent fastidieuse la publicité spontanée qui
s'affiche sur l'écran, selon un sondage « OpinionWay » rappelé dans l’entretien,
cela ne doit être considéré que comme un obstacle momentané, relevant
manifestement d’un retard culturel auquel il est toujours possible de remédier.
On apprendra à tout ces gens à ne plus se sentir indisposés.
Réponse de Hauser :
« Quand on demande aux Français ‘aimez-vous la pub ?’, la première
réponse, c’est ‘non’. Mais la réclame digitale est efficace, elle a fait ses
preuves, elle continue de le faire, elle évolue tous les jours. Donc il ne faut
pas s’arrêter à ce que l’on considère un peu comme des raccourcis de sondage. »
Tant qu’on
parvient en effet à faire croire que la publicité ne coûte rien à ceux qui en
sont les cibles, et qu’elle est solidaire de la gratuité de certains services
sur internet, il n’y a en effet pas besoin de s'arrêter à ces critiques.
Le client est à
disposition. En vertu de la loi du moindre effort, il paraît en effet que « cela
marche ». Les idéalistes voulant bloquer ces informations publicitaires ne
comprennent décidément rien, ou veulent simplement notre ruine et la leur.
Pourtant, en
rester à l’ironie incrédule devant ces manifestations finalement si naïves dans
la conscience de quelque bon droit final qui justifierait l’interventionnisme
marchand jusque dans les sphères les plus privées de l’existence, c’est encore
redoubler inefficacement le cynisme de ceux qui mettent en pratique ces
campagnes d’abrutissement massif.
Or 80 %, c’est
encore une belle majorité refusant qu’on dispose à sa place de son esprit.
Il n’y pas donc de
fatalité que des blancs-becs impatients s’en emparent pour y répandre leur
vide.
15.XII.2014
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire