lundi 6 avril 2020

La Peste et le Corona III

Graphique du covid19, Daily deaths from Covid-19 in the world and top 5   (CC)

« C’est un bon, c’est un excellent graphique » commenta le docteur Richard : le « graphique des progrès de la peste » montrait enfin un « long plateau » après avoir affolé les esprits « avec sa montée incessante ». « Désormais, elle ne pourrait que décroître. » (1412). On commençait de se rassurer et peut-être de se réjouir un peu « lorsque le docteur Richard fut enlevé par la peste, lui aussi, et précisément sur le palier de la maladie. » La chose avait été si rapide qu’il n’avait même pas fallu changer de paragraphe.
De fait, avant de nous proposer le retournement de la catastrophe, Camus, au quatrième acte de sa tragédie, en nourrit la péripétie. Dans le temps flottant de la diffusion épidémique, des arrêts, plateaux ou paliers, suivis de rechutes ou de rehausse, selon la perspective graphique adoptée, maintiennent la tension – on pourrait dire aussi bien : la fièvre.
« Les formes pulmonaires de l’infection qui s’étaient déjà manifestées se multipliaient maintenant aux quatre coins de la ville, comme si le vent allumait et activait des incendies dans les poitrines. […] La contagiosité risquait maintenant d’être plus grande, avec cette nouvelle forme de l’épidémie. » (1413)
On ne sait plus trop quoi penser. La courbe se stabilise, mais le danger s’accroît. Le désarroi guette. « Au vrai, les avis des spécialistes avaient toujours été contradictoires sur ce point ». Voilà le problème d’une discussion ouverte, savante et informée… C’est que l’on a besoin de l’autorité des spécialistes, l’autorité est en quête d’autorité. Il faudrait choisir les « bons » spécialistes…. C’est plus facile avec la presse. « Les journaux, naturellement, obéissaient à la consigne d’optimisme à tout prix qu’ils avaient reçue. » (1413). Mais le « sang-froid », si vanté, de la population, n’était apparemment pas tellement partagé. Les failles et les crevasses de la société confinée s’accusaient à la faveur des restrictions. 
Rayons vides (cc)



Car en attendant la grande égalisation promise par la mort, la « spéculation s’en était mêlée et on offrait à des prix fabuleux des denrées de première nécessité qui manquaient sur le marché ordinaire. Les familles pauvres se trouvaient ainsi dans une situation très pénible, tandis que les familles riches ne manquaient à peu près de rien. » (1413). La nécessité montre son visage. Et derechef la peur.
Des « vêtements démodés » faits d’« étoffes caoutchoutées et brillantes » s’arrachaient soudain en raison de leur supposée vertu protectrice grâce à laquelle « chacun espérait une immunité » (1411). Quant aux acteurs principaux, médecins et soignants, ils n’ont aucune raison de céder trop tôt à l’optimisme imposé. Les signes et les courbes peuvent bien aller dans le bon sens : « Pour plus de sûreté cependant, le personnel sanitaire continuait de respirer sous des marques de gaze désinfectés. » (1413).

Le cloisonnement confine à l’enfermement, le confinement à la prison. C’est alors que Camus place une scène qui rouvre l’espace et permet d’envisager une échappée hors de l’ambiguïté indéfinie du renfermement. Rappelons-nous que nous sommes à Oran, ville dont il est dit pour commencer qu’elle est laide et que l’on s’y ennuie. (1219) On n’y perçoit même pas le défilé des saisons. C’est, est-il aussi écrit, une ville « sans soupçon », expression étrange qui est glosée aussitôt par « tout à fait moderne » (1220). Une ville quelconque, donc.

Vue d'Oran (cc)

Mais pour un port de mer, elle a cette particularité un peu ingrate qu’on n’y voit pas la mer (un peu comme Barcelone avant qu’elle ne s’ouvre sur ses plages). L’auteur n’omet pas de le préciser, quand il nous présente cette « cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme », sans doute enserrée dans un « paysage sans égal, au milieu d’un plateau nu, entouré de collines lumineuses », mais « construite en tournant le dos à cette baie », en sorte que « il soit impossible d’apercevoir la mer qu’il faut toujours aller chercher. » (1221)
Alors que la ville commence à bouillir d’impatience et de fièvre, que les perspectives d’avenir demeurent ambiguës car les signes prognostiques sont contradictoires et que le discours officiel inspire une méfiance de plus en plus fondée, une scène vient soudain poser une tache de couleur dans cette grisaille. Vers la fin de la quatrième partie, Tarrou et Rieux ont soudain le pressant désir d’un bain de mer. Les voilà bientôt au port :
« Derrière eux s’étageait la ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. Ils montrèrent leurs papiers à un garde qui les examina assez longuement. Ils passèrent et à travers les terre-pleins couverts de tonneaux, parmi les senteurs de vin et de poisson, ils prirent la direction de la jetée. Peu avant d’y arriver, l’odeur de l’iode et des algues leur annonça la mer. Puis ils l’entendirent. » (1428)
Ils utilisent les laissez-passer dont ils disposent en tant que personnels soignant, qui leur permettent de sortir un moment de la nasse. En même temps, il est clair qu’ils annoncent une percée hors du siège. Qui d’autre aurait pu la tenter ?
La mer, « souple et lisse comme une bête », dont les « eaux se gonflaient et redescendaient lentement » « en une respiration calme », est une puissance plus profonde que la peste[1]. En se plongeant en elle, les deux personnages se préparent à l’après de la peste, au recommencement. Ils nagent ainsi quelque temps en cadence, « solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste ». (1429). Une sorte de baptême.
La peste recule, les statistiques baissent enfin. Les signes deviennent enfin convergents et positifs. Pourtant, « il était difficile de décider s’il s’agissait d’une victoire » (1440). La maladie semblait plutôt partir comme elle était venue. Bientôt, c’est officiel. La liesse s’empare des rues. On se croirait soudain à Libération. Le narrateur, qui se dévoile à la fin de l’histoire comme étant Rieux, rappelle pour finir que l’allégresse est « toujours menacée ». (1474)
À ce moment-là, la peste n’est plus qu’un prétexte. La véritable question est celle du recommencement. Quelles possibilités de renouvellement réel ce bain de jouvence apporte-t-il ? S’est-on lavé déjà de l’expérience oppressante, négative, de l’enfermement ? Déjà les prix redescendent…
Qu’appelle-t-on « le retour à la vie normale » ? C’est la question de Cottard : « Il voulait savoir si l’on pouvait penser que la peste ne changerait rien dans la ville et que tout recommencerait comme auparavant, c’est-à-dire comme si rien ne s’était passé. » (1448) La discussion prend d’abord ces termes dans leur plus grande banalité. Mais peu à peu les interlocuteurs, ici Tarrou et Cottard, entrevoient qu’il faut aller plus loin : « tout le monde devra tout recommencer ». « D’une certaine manière, c’est une vie nouvelle qui va recommencer. » (1449). Vita nova.
(à suivre)


[1] Une variante donnée par Roger Quilliot dans l’édition Pléiade tirée du premier manuscrit terminé en janvier 1943 suggère une tentation nihiliste dans cette scène capitale : « Rieux s’arrêta le premier en songeant soudain à la profondeur qui se creusait sous ses pieds. Il en sentait l’attirance et l’oubli. Il lui semblait que sa longue fatigue trouverait enfin un repos dans le cœur d’eau et de sel d’une vie encore inexplorée. Stephan [nom d’un personnage alors envisagé, remplacé ici par Tarrou] revenait déjà vers lui et soufflait l’eau en avançant. « La mer est bonne », dit-il d’une voix essoufflée qui parut imperceptible au-dessus des eaux. « Oui, dit Rieux, on a presque envie de se laisser couler. » C’est vrai, mais ça empêcherait de recommencer…. » (2001).

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