Le temps est encore proche de sa disparition, le 4 décembre 2012. L’œuvre se poursuit, maintenant posthume : Mallarmé, Rilke, bientôt Euripide. La singularité de l’homme rend toute transmission improbable. Il était un maître de l’interruption. Il raccrochait le premier au téléphone (il était très difficile de le devancer). Reste une œuvre, toujours à lire. Une œuvre première, à lire pour elle-même, quand même elle se met au service des textes des autres. Une œuvre qui témoigne du premier mot qu’il me dit, que ce qui compte en toute chose et singulièrement dans la chose intellectuelle, c’est la qualité de l’intérêt.
Jean Bollack à Cerisy, entre Heinz Wismann et Mayotte Bollack (2009)
En guise de salut, je reprends ici quelques fragments, récents ou moins.
Jean Bollack et l’amitié[1]
Les maximes de l’amitié d’Epicure eurent une signification particulière pour ce grand savant. On peut imaginer qu’elles aidèrent à construire le trio que j’ai rassemblé dans Herméneutique critique. Bollack, Szondi, Celan[2].
Le dévouement avec lequel il édita les leçons de Peter Szondi, avec un cercle de ses étudiants, laisserait penser que son œuvre était une partie de la sienne. C’est aussi qu’elle l’était un peu devenue. Il en reprit les inspirations fulgurantes, les prolongea, les dépassa, en particulièrement en ce qui concerne la poésie moderne.
Pour Celan, l’amitié fut antérieure à l’étude, là aussi, comme à la compréhension de l’œuvre. C’est la solidarité contre la calomnie, qui faisait ressurgir les spectres encore proches des années noires : l’antisémitisme, la délation, la haine. Puis aussi la fidélité dans les autres moments durs, quand Celan était à l’hôpital, pris du mal de vivre, et que Bollack venait humblement rapporter son linge sale pour le remplacer, contrebande de l’amitié. Le premier contact savant passa d’ailleurs par la nécessité d’éditer un livre inachevé de l’autre ami, les Etudes célaniennes de Peter Szondi. Une première tentative se tient encore dans l’ombre de celle de Szondi, pour en défendre le parti dans Eden, et fut publiée dans les actes du colloque consacré à Szondi à la MSH de Paris.
NOTES SUR L'ECRIT[3]
La lecture reconnaît les mots du poème dans leur constitution, elle s'approprie la langue celanienne. La langue se forme dans les poèmes, se précise et s'affirme, se confirme. La valeur de précision gagnée dans les recueils plus tardifs rejaillit sur les premiers poèmes, qui y visaient.
La mesure entre le langage de départ et l'idiome se constituant est propre à chaque poème. L'autonomie de la réflexion poétique passe par la réfection, qui est la négation, de la langue première. Pour cela justement, elle ne se clôt pas sur elle-même, mais expose dans chaque poème les étapes de sa constitution. Elles marquent la réussite relative de chacun, leur écart avec l'ombre portée qu'ils délaissent.
Les critiques trop souvent ne parviennent pas au texte en lui-même pour ignorer délibérément ce qu'on en a dit. C'est la confrontation des lectures qui rapproche du poème, en faisant sortir l'interprète de lui-même.
La lecture immédiate est son propre mirage.
Le plus souvent, le poème est pris comme le prétexte et la légitimation d'une écriture qui ne repose pas en elle-même. Le poète est dépouillé, le critique se pare de ses plumes. Et parade.
On ne peut pas vouloir comprendre l'oeuvre par l'histoire quand c'est l'oeuvre qui offre une compréhension de l'histoire qui résiste à la constitution d'un mythe, à l'anonymat.
L'indifférence suprême pour le poème dans le refus de confronter les possibilités. Façon libérale de se désintéresser.
Cela voudra dire ce que l'on voudra. Laisser faire, laisser dire. L'enjeu est construit, le poème dépossédé, le sens neutralisé.
L'oeuvre se constitue en même temps que la langue, pierre à pierre. La langue des poèmes, elle aussi, dans son genre, est une oeuvre. L'oeuvre poétique se fabrique sur l'oeuvre de la langue. L'une n'est pas sans l'autre. Les poèmes s'écrivent avec cette langue-là, qu'ils rendent eux-mêmes possible. La langue se forme contre la langue parce qu'elle aboutit au poème. On veut pourtant ramener ce double écart au parler commun.
Le "système sémantique" s'affirme en se constituant dans chacun des poèmes. Il n'est pas un préalable.
[1] Voir dans les Bollackiana 1 : « Jean Bollack et l’amitié. La recherche de la bonne distance ».
[2] Le livre à paru en 2012.
[3] Il s’agit de remarques rédigées pour Jean Bollack à la fin des années 1990 après la lecture d’un état du manuscrit de L’écrit.
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