mercredi 24 avril 2013

L’art du muet




Jacques Richard, Dictionnaire des acteurs du cinéma muet en France, Paris, Editions de Fallois, 2011, 910 pages.
The Artist, film français de Michel Hazanavicius (2011).



L’hommage funèbre

Le succès plutôt inattendu de L’Artiste (The Artist), un film noir et blanc, muet, consacré au passage irréversible du cinéma muet au cinéma parlant entre 1927 et 1932, signale un besoin de réflexion sur le cinéma comme histoire, comme technique et comme industrie, que l’on ne devrait pas négliger. C’est d’abord une parabole sur le mode de fonctionnement de Hollywood, déjà une puissance formidable, qui tel un Moloch exige sa part de victimes toujours renouvelée, propulse aussi haut vers la gloire ses étoiles qu’elle fait déchoir brutalement les astres qui n’en sont plus. Le marché commande, encourageant l’avidité du public pour la nouveauté. C’est aussi une réflexion sur l’histoire d’un art inséparable des transformations technologiques qui en changent la nature selon un rythme inconnu auparavant. C’est enfin une méditation sur l’historicité du cinéma lui-même, un retour aux premières époques de sa conquête que les succès ultérieurs ont peut-être irrévocablement plongées dans l’oubli. La fragilité des supports, l’anonymat bien souvent des acteurs et des techniciens, le désintérêt général semblait vouer ce continent oublié à la disparition sans reste.
L’intérêt du public tient sans doute aux qualités du film en question et de ses acteurs principaux. On veut croire qu’il exprime aussi une interrogation à l’heure où de nouvelles formes et de nouveaux formats viennent remplacer le cinéma que l’on connaissait. Le développement des films en trois dimensions, visionnés avec des lunettes particulières, ou l’intervention de personnages de synthèse qui viennent remplacer les acteurs et n’ont pas besoin de doublures pour leurs cascades ébouriffantes pourraient promettre un archivage rapide des films antérieurs. La dématérialisation touche tous les secteurs de l’industrie culturelle. Si le disque vinyle paraît faire encore un peu de résistance, les disques compactes ne sont-ils pas emportés globalement dans la tourmente, voués à disparaître sous peu ? Les liseuses s’attaquent à l’empire millénaire du livre, et pourraient bien avoir le même effet. Le cinéma, tard venu parmi les arts, ne nous produit-il pas l’émotion suffocante d’une péremption accélérée de ses premiers pas, hier pourtant ?
Le film a assurément des mérites, avec des moments de vitalité, d’humour, de charme, qui compensent un scénario finalement peu surprenant. Il évoque la dureté du ciel hollywoodien pour les étoiles muettes. Il comporte aussi une limitation qui risque de masquer l’essentiel de son enjeu. L’acteur en question est précisément présenté comme un « artiste », dont l’art s’identifiait à la mimique et qui disparaît dès qu’il s’agit de parler. Car il y a là une nostalgie d’un art différent, un orgueil d’un artiste particulier frappé au sommet de sa reconnaissance. Le mythe de l’artiste génial ressurgit péniblement, assorti d’indications pathologiques : le cauchemar de l’artiste après avoir pris connaissance de l’invention du parlant est figuré par un univers de bruit qui résonne et l’effraye. La peur des paroles est assimilée à une folie. L’angoisse de l’obsolescence conduit l’acteur déchu à l’alcool, puis au suicide au milieu des bandes de ses films qu’il incendie par désespoir (il en réchappera). Dans l’univers muet auquel le spectateur s’est peu à peu habitué, car devenu si rare, le moindre bruit, la moindre voix le brusquent de leur intrusion. Le monde du mime est comme violé par le caractère direct et menaçant du son. L’incompréhension du génial acteur tend à confirmer que son art appartient au passé autant qu’à une virtuosité personnelle, et que le film, loin de parier sérieusement sur ses moyens, lui adresse un hommage funèbre.
Mais dans quelle mesure le cinéma muet est-il vraiment du passé ? Il faut sans doute replacer les choses dans leur contexte ordinaire : les talents dramatiques requis pour le muet, qui supposait souvent de surjouer l’expressivité, n’étaient plus demandés. L’exposition des corps pouvait être relayée par d’autres images sans menacer la continuité d’un récit. En revanche, la qualité de la voix, la rapidité, une autre psychologie devenaient essentielles. Ceux qui venaient du théâtre avaient de bonnes chance de poursuivre leur carrière à l’écran avec le parlant, mais leur voix enregistrée ne rendait pas forcément aussi bien qu’à la scène. Finalement, seul un petit nombre d’acteurs sut s’adapter. La vogue du muet fut de courte durée et la plupart de ses héros furent contemporains de leur disparition. Non qu’ils aient manqué, les uns et les autres, de la conscience de leur art et du souci de le perpétuer. Ils disparurent comme n’étant plus demandés par une industrie qui se transformait et par un marché qui cherchait à se fournir ailleurs. Ils laissèrent parfois de beaux fossiles, comme la figure de Harpo Marx, contrepartie muette du plus bavard des comiques du cinéma parlant, et précisément pour cela doté d’une acuité poétique et mimique rehaussée. Il trouva dans la harpe la matérialisation de son expressivité. Comme le mime doit présenter à tout instant son corps pour moduler ses expressions, la harpe, l’un des moins transportables des instruments, est aussi l’un des plus éthérés, des plus nuancés. Sans le prodigieux comique verbal d’un Groucho, les valeurs artistiques de l’ancien cinéma muet n’auraient sans doute pu être glorifiées avec tant d’allant. Les Marx Brothers ont su incarner l’histoire du cinéma en montrant la possible complémentarité des moyens expressifs. Il va sans dire qu’il s’agit d’une alliance improbable entre le cynisme de Groucho et le romantisme de Harpo (et inversement quand il y va des femmes). Le personnage de Harpo est le représentant de la permanence du muet dans un cinéma devenu spectacle total.


Le peuple du muet

Pour comprendre qui purent être ces visages qui animèrent les débuts du cinéma, un regard sur la scène française est particulièrement instructif. Jacques Richard y invite par le trésor de mémoire qu’il a rassemblé depuis des décennies dans son Dictionnaire des acteurs du cinéma muet en France. Cette somme permet l’exploration d’un monde proprement englouti, à la fois proche dans le temps et infiniment lointain, abandonné à la caducité des supports, aux vicissitudes des parcours. Les renseignements glanés sur ces premières figures du cinéma donnent un premier état des lieux, fragmentaire, révisable, subjectif, mais infiniment précieux. Ce ne sont pas loin de 750 courtes biographies, qui non seulement parviennent à mettre des noms et des trajectoires sur des visages (la plupart ont leur photo), mais qui, par leur nombre, permettent une entrée comme statistique dans le monde des acteurs. Le Dictionnaire ouvre ainsi sur une multitude d’itinéraires individuels, sur des vies souvent aventureuses ou hautes en couleurs, mais fournit aussi les éléments d’une première approche sociologique du monde des acteurs du premier cinéma. Venus parfois du conservatoire, ayant la pratique du théâtre ou du concert, ils se sont aussi bien souvent improvisés, se forgeant parfois un caractère demandé, voire un personnage rebondissant de film en film. Certaines de ces étoiles étaient si pâles à discerner dans le ciel du succès, ou si filantes, qu’elles ont laissé peu de traces de leur passage. D’autres chutaient ou montaient irrésistiblement, saisissant ou manquant complètement l’opportunité du cinéma parlant. On ignore bien souvent exactement le lieu et la date de leur naissance, plus souvent encore on ignore tout de la fin qu’ils firent après le muet. La tradition orale, les entretiens de Jacques Richard avec nombre de survivantes et survivants, les recoupements ne donnent nullement une image lisse ou homogène d’une population d’artistes qui n’occupe pas même une génération – trente ans à peine. Entre les grands acteurs du théâtre ou du cabaret qui terminaient là leur vie d’artiste et les futurs premiers rôles du grand cinéma qui y faisaient leurs débuts, des mondes profondément distincts se sont croisés. Si une partie des acteurs recrutés et retenus avait pu avoir une certaine expérience des planches, beaucoup s’y lançaient sans préparation particulière, attirés par le ouï-dire ou par le hasard. Quant aux officines de recrutement, c’étaient souvent les cafés aux alentours des grands Boulevards ou des cinémas.
On venait tenter sa chance de toute l’Europe, du monde entier même. C’était Paris. On y venait aussi poussé par sa propre malchance, comme les nombreux acteurs et actrices que la Révolution russe chassait de leur pays, venus saisir une fragile opportunité. Arméniens de Smyrne, Portugais ou Roumains, Italiens ou Grecs, Parigots de toujours ou Nordistes, Méridionaux, errants, les profils sont multiples à l’image des mouvantes carrières artistiques improvisées ou préparées qui se croisaient sous les projecteurs. Et bien souvent il semble encore impossible de percer sous le nom d’artiste l’identité mystérieuse de ces vies vouées au nouvel art, comme ce Calino dont on connait pourtant une vaste filmographie. Il faut se promener entre ces pages aux notices joliment rédigées, inspirées d’une passion respectueuse pour ces « étoiles du silence ». Quand rien ne les avait prédestinés à servir le grand écran, ils disparurent d’autant plus facilement. C’est aussi le cas des rôles d’enfants, qui n’ont plus trouvé d’usage une fois grandis, comme Régine Dumien « L’Ange », ou les jumeaux Rolane. Les grands noms, les noms qui sont restés se comptent sur les doigts de la main. De Sarah Bernhardt ou Cécile Sorel, dont la carrière fut plutôt vouée au théâtre comme celle d’Yvette Guilbert à la chanson, d’Antonin Artaud ou Joséphine Baker, à Michel Simon ou Sessué Hayakawa, Charles Dullin ou Charles Vanel qui firent les beaux jours du cinéma du milieu du siècle, et à …Madeleine Renaud ou Raimu qui firent leurs débuts dans le muet, les célébrités sont devenues rares – alors que tous le furent, pour un moment. Aussi la plongée dans ces fragments de vie est-elle captivante. Suivons en quelques uns.

Parcours dans le ciel cinématographique
Desdemona Mazza, née à Bologne le 3 octobre 1899 (ou peut-être 1901 ?), au prénom prédestiné, débuta en 1919 dans La naufragée de la vie d’Eugenio Perego avant de jouer à Paris Les Mystères de Paris de Burguet en 1922 et dans des films de Duvivier. On la voit encore à Berlin en 1924, puis dans une Madame Récamier de Ravel en 1927. C’était la séductrice à la sensualité méditerranéenne. D’infimes rôles dans le parlant ne lui « permirent pas (…) d’échapper à l’oubli ». Sa trace se perd du côté du bar qu’elle ouvrit à l’angle de la rue François premier. Michel Floresco, né en Roumanie en 1895, qui côtoya des troupes françaises pendant la Grande guerre et choisit de se lancer dans le muet à Paris. Entre Les trois mousquetaires en 1921 et Mare Nostrum de Rex Ingram tourné à Venise en 1925, sa carrière fut courte, d’autant plus qu’il mourut des conséquences d’un bain dans l’Adriatique où l’avait attiré son dernier film. De Véra Flory, qui lui tient compagnie sur la même page, on n’a pas les dates, mais on sait qu’elle a fui les « soviets » et parvenu a se faire une (petite) place dans le cinéma, entre La Cousine Bette (Rieux, 1927) et La Plume (Hiscott, 1929). « Le cinéma allait, malheureusement pour elle, se mettre très vite à parler, enfermant Véra Flory dans les emplois d’exilée russe (notamment dans L’indésirable en 1933) où son accent pouvait se trouver en situation. » (p. 329-330). Olga Demidoff, née à Nice le 27 septembre 1888, enfant prodige du théâtre, jouant dans la troupe de Sarah Bernhardt, fit un passage rapide dans le muet, avec des apparitions dans Le Sphinx ou dans Zigomar contre Nick Carter (les deux en 1912), avant de finir sa carrière à 31 ans, la voix cassée, avant même l’arrivée du parlant. Abel Sovet, venu de Belgique, joua régulièrement au début des années vingt dans les films de Jacques de Baroncelli. « Ce qu’il advint de lui ensuite reste à découvrir » (p. 830). Nadia Sibirskaia, née Geneviève Lebas en Bretagne en 1900, épousa un musicien russe et joua sous ce nom envoûtant notamment dans des adaptations de Zola, de l’Assommoir (Marsan et Maudru, 1921) au Bonheur des Dames (Duvivier, 1929) : « Son gabarit de tanagra s’accompagnait d’un magnétisme que le public trouvait infiniment russe » (p. 817). De Fred Zorilla, qui ferme la bande, on situe vaguement sa naissance du côté de l’Amérique latine en 1895, son apogée avec le rôle titre du Fils de la nuit de Bourgeois en 1918 avant de le perdre de vue pour ne l’apercevoir qu’au détour d’une rubrique de faits divers, à « Aimos » (1891 ?-20 ? août 1944) qui ouvre la ronde, lequel brilla surtout dans les second rôles du parlant, avant de finir tragiquement ou accidentellement dans les combats de la Libération de Paris, l’inconnu qui nimbe encore leurs trajectoires rend d’autant plus précieux les renseignements grappillés. L’incipit de cette notice, la première du peuple des acteurs du muet, a aussi une valeur emblématique : « Sur la fin aussi bien que sur les premiers pas de cet aimable acteur populaire dans ce qui était encore le cinématographe, on n’a pas fini de s’interroger. » (p. 15). 

Il faudrait encore rêver sur Sylvio de Pedrelli, Max Dearly (Lucien Max Rolland), Lilian Constantini, la dannunzienne Gabrielle Colonna Romano (Gabrielle Dreyfus) ou encore Kri-Kri (Raymond Frau), Mansuelle, Cinq-Léon, Bouboule ou Réjane. Ce sont des carrières fragmentées, souvent avortées, parfois d’une riche filmographie, qui restituent derrière l’écran lisse du spectacle la dimension humaine dans sa complexité troublante de machine industrielle à imagination.


La réflexion du muet

Dans L’Artiste, l’acteur à succès qui sent le vent tourner accélère sa chute en finançant à fonds perdus un film ridicule où on le voit exercer ses simagrées dans une forêt tropicale de carton avant de se laisser ensevelir prémonitoirement dans des sables mouvants, pendant que la jeune figurante s’envole pour une carrière sidérale. Comme s’il fallait en effet tourner la page ! Les moyens d’expressions étaient perçus comme trop différents.
Certaines mimiques nous paraissent à présent emphatiques. Mais il est aussi un art mimique de la litote et de l’euphémisme, qui n’a aucune raison de disparaître. Le parlant a brouillé aussi bien des choses. Maints cinéastes pourtant se sont intéressé de près à la « bande son ». Car il est vrai que le cinéma donne à entendre autant qu’à voir. L’accompagnement du muet était souvent de la musique « live ». Un orchestre, quand le prestige l’imposait, ou un pianiste sur un instrument étrangement accordé, le plus souvent.
Un des plus grands hommages au muet qui se puisse rencontrer dans le cinéma du vingtième siècle se rencontre chez un cinéaste qui s’est passionnément occupé des bruits, de leur côté comique ou cocasse en ce qu’ils font un contrepoint inattendu aux paroles échangées, mais aussi de leur côté « contr’ironique » si l’on peut appeler ainsi une ironie qui proviendrait des choses elles-mêmes ou des situations. Ce cinéaste, c’est Jacques Tati, qui a su sauver les ressources de la mimique corporelle pour interroger, avec un humour inimitable, les absurdités de l’humanité fascinée par le jeu des technologies. Sans discours : la réflexion nous est suggérée par la contemplation silencieuse d’une femme de ménage dans le hall d’Orly ou des bruits insolites hantant la villa polytechnique de Mon oncle. La comédie humaine des tablées de la pension de Saint-Marc où M. Hulot prend ses vacances est mise en scène, les conversations redimensionnées en bruitage indistinct… L’œil de Tati pose d’emblée la distance du ridicule et de la vanité des grands airs qui s’assoient sur de grands mots. Il enseigne le respect des humbles et des moins péremptoires. Il place une distance en faisant cette expérience de pensée qui est à la portée de tout le monde, muni d’un petit écran : face au flux des paroles, il suffit parfois de couper le son. Ce qui était action et dynamisme devient posture et gesticulation. La mise entre parenthèse du son permet l’accès à la dimension réflexive, y compris au milieu de la fascination des images. La décomposition analytique est à la portée de chacun. Le rire est sa pierre de touche, qui reconduit à terre les Icares au petit pied qui s’envolent en direction du ciel de la puissance. Ce qui pouvait être vu dans Jour de Fête comme une élégie au monde disparaissant des villages et de la lenteur des campagnes est devenu, dans Playtime (le titre était passé à l’anglais, comme celui du film français évoqué en commençant), une satire impitoyable. Le mouvement pour le mouvement se caricature lui-même. Tati avait compris la distance critique que pouvait procurer le moyen expressif du muet, distance redoublée par la domination des paroles, des petits bavardages aux grands discours. Ce mutisme critique n’avait rien de passé. L’Artiste exhume une époque pour en confirmer l’enterrement. Les présences clairvoyantes de Harpo chez les Marx ou de Hulot chez Tati indiquent que rien n’est plus vivant que ces enterrés-là. Le chantier ouvert par Jacques Richard permet, au-delà des enjeux esthétiques d’un cinéma révolu, d’aller au-devant du débordement si dynamique des artistes du silence. Ils respirent la spontanéité, l’humour et la passion, loin d’attendre dans l’angoisse la catastrophe qui emportera leur métier.

Denis Thouard*



* CNRS.

De la Chine



Aux larges carrefours de Pékin, une hétérogénéité telle de véhicules mobiles entreprend de passer qu’il n’est nulle règle qui vaille plus, mais la souplesse d’éviter le flux contraire qui se referme après soi. Aucun heurt ne s’aperçoit, alors qu’il en devrait y avoir d’incessants. Chacun sait où vont les autres. Les angles du pousse-pousse n’accrochent pas les passants, ni la mobylette ne leur porte danger. Pas d’agressivité pourtant partie prenante de la mobilité urbaine, mais l’art d’être en masse transposé au mouvement des roues.
Sur les voies d’eaux non plus ne s’atteste aucune règle, aucune priorité systématique pour un bord ou l’autre. On se regarde et, selon l’opportunité, passe de bâbord ou de tribord. Personne n’est particulièrement dans son droit ni ne peut se prévaloir de l’arrogance de devoir passer. Chacun nécessairement s’adapte à l’autre et aux exigences du flux commun où l’on se croise. Un homme à l’avant signale, d’un drapeau vert ou rouge sur le côté, par où il passera ou non.


Dernière image si joliment encadrée dans le rétroviseur d’un minibus : le chauffeur hilare, conversant sur son portable, entre deux courses. La bonne humeur prête à bondir nous est d’autant plus sensible que, visiblement, la vie ordinaire n’est ici jamais facile.


Dans les places infiniment carrées, dans les gares fourmillantes, tout glisse et trouve son lieu. On ne se bouscule pas, même en se touchant.


Partout, dans les campagnes, des silhouettes affairées, ou assises, contemplatives, bavardant ou dormant à la sauvette. Dans l’animation des paysages urbains aussi on trouve des dormeurs acrobates.

Ce qu’on ne voit jamais : des piétons au bord d’une branche d’autoroute, des vélos sur la piste de l’aéroport, des marchands de fruits sur trois bambous flottant à l’abordage des bateaux de passage. Empilement des temps.

Gaieté dans le train, échanges au distributeur d’eau bouillante pour le thé du soir et les nouilles du matin.

Tranquillité ou placidité de tous, - parce qu’on en a tant vu ?

Effets de l’acculturation dans l’absence de politesse, qui surprend, mêlée à tant de gentillesse.

Autres images : le retour des bateaux transportant les touristes sur la rivière Li ; à l’arrière sont les cuisines, en plein air, qu’hommes et femmes nettoient d’abord, les femmes se lavent les cheveux dans un seau à côté.
L’aéroport de Pékin traversé par une bicyclette.
Les moines bouddhistes vidant le tronc avec application au temple du Ciel.
Le temple perdu, non sauvé, simplement emmuré pour le protéger de la montée inexorable des eaux du Yangzi, devenu ainsi un parfait et ridicule bibelot.
Les dormeurs omniprésents, bien sûr.

Xi’an, la rue des calligraphes. Sous les remparts de l’ancienne capitale, on peut y acheter toutes les qualités de papier, tous les pinceaux, les blocs d’encre, les cahiers d’exercice, toute la poésie matérielle de l’écriture chinoise. Comme si elle existait encore. Après la réforme du chinois simplifié, qui peut encore calligraphier, qui peut même comprendre le dépôt des anciens livres ? Pourtant des amateurs sont là, un reste de curieux ou de passionnés qui ne veut pas tout abandonner.

Pas plus au Temple du Ciel qu’en rase campagne, on ne l’a vu bleu. Impossible de connaître la perspective si le soleil se joue de nous jusqu’à nous dérober toute ombre, ne laissant que sa chaleur étouffante. Nous perdons l’orientation, nous sommes au centre. Dans la blancheur jaunissante de l’air irrespirable.

Cette vapeur devient pourtant la beauté même des montagnes, qui seraient nues et sans attrait particulier sans cette ambiance mystérieuse qu’ils lui confèrent. Le rien ici fait tout.