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La Peste et le Corona II


L’exil devient de plus en plus un enfermement. La menace se concrétise et la mort abstraite se monnaye en cadavres à enterrer. Une autre routine, mortuaire, s’installe. L’événement perd de sa singularité et on lui substitue la comptabilité des fiches. Les médecins et soignants doivent aussi se constituer, au-delà des masques de protection, une carapace morale.
« Au grand élan farouche des premières semaines avait succédé un abattement qu’on aurait eu tort de prendre pour de la résignation, mais qui n’en était pas moins une sorte de consentement provisoire.
Nos concitoyens s’étaient mis au pas, ils s’y étaient adaptés, comme on dit, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ils avaient encore, naturellement, l’attitude du malheur et de la souffrance, mais ils n’en ressentaient plus la pointe. » (1366)
La formule est éloquente : « s’étaient mis au pas », tous seuls, sans qu’on les y force, car l’ennemi avec lequel on s’imagine parfois être « en guerre » n’est surtout qu’une menace. Celle-ci n’est telle que pour autant que l’on se sent menacé. Sans effets subjectif, pas de menace, tout juste une agression. La menace redouble donc celle-ci dans la conscience, et ses effets y sont délétères. La menace à laquelle l’on s’habitue en vient à transformer les comportements et constitue déjà une invite à l’ennemi auquel on fait toute la place. Mais cette forme de démission est cependant rémissible, pour Camus. L’habitude du désespoir serait au fond pire que le désespoir lui-même fait-il dire à Rieux. Sans doute cherche-t-il à introduire par-là la dimension du sursaut moral.
Ce consentement rend chacun spectateur un peu lointain de ce qui lui advient. Voici que « toute la ville ressemblait à une salle d’attente », ce qui est un brin fataliste. Voici que la dimension de l’exil, éprouvée dans la séparation d’avec les proches, les aimés, se trouve – par ceux-là même qui en sont touchés – considérée « sous le même angle que les statistiques de l’épidémie » (1367). « La peste avait supprimé les jugements de valeur. Et cela se voyait à la façon dont personne ne s’occupait plus de la qualité des vêtements ou des aliments qu’on achetait. On acceptait tout en bloc » (1368).
La mise au pas de soi produite par la durée insoutenable de la menace débouche sur une hébétude généralisée. L’indifférence s’installe, l’insouciance se répand où la vigilance serait de mise. La fatigue morale s’empare de la ville au début de la quatrième partie du roman. La curiosité pour la situation réelle s’estompe, l’hébétude gagne, on ne s’informe plus de l’évolution du mal.
« Et si on leur annonçait un résultat, ils faisaient mine de s’y intéresser, mais ils l’accueillaient en fait avec cette indifférence distraite qu’on imagine aux combattants des grandes guerres, épuisés de travaux (…) » (1374).
L’épuisement physique et la lassitude morale conduisent à ce que l’on néglige les règles mêmes que l’on avait édictées, les soignants ne se protégeant plus correctement eux-mêmes. On sait, on peut, mais on néglige, baisse la garde, renonce. Ce faisant, le risque est grand de ruiner tout ce que l’on a réussi jusque là à maintenir coûte que coûte en état de marche. Il y a un élément sournoisement suicidaire dans cette négligence.
On peut comprendre cette réaction anarchique et irrationnelle. Elle est une révolte contre la fatigue vaine, une impatience qui à sa façon restitue aux acteurs tenus à la stricte discipline une part d’orgueil et de colère, dont ils ont aussi besoin pour combattre. Mais c’est bien entendu une conduite de fuite. 
Il faudrait réfléchir plus avant à la fatigue morale. Un ermite au désert, qui s’est infligé toutes les privations, après une vie exemplaire (au regard des attendus de sa foi), il se damnera absurdement pour un verre d’eau. Et pour donner un exemple moins allégorique, il n’est pas si rare que, dans une situation politique oppressive, les premiers et les plus radicaux des opposants, les plus irréductibles porteurs de l’idée de liberté, ceux qui ont pris tous les risques quand cela voulait dire quelque chose, le temps passant, par cette forme de lassitude morale peut-être, acceptent, la veille de la chute du régime honni, d’inaugurer un monument, de faire un discours, de participer à une commission. Les voilà aux enfers, remplacés par les résistants de la onzième heure, et l’on s’interroge, voulant apprécier leur mérite exact : pourquoi, à ce moment précis, une telle démission ? 
Revenons au roman. Une scène sans doute peu remarquée me paraît significative et subtile. Un chapitre se clôt sur la crise de la représentation. La ville d’Oran représentait chaque semaine, dans son théâtre bien digne des sous-préfectures de la IIIe République…
Théâtre d'Oran (wikimedia)


…le spectacle qu’une troupe, emprisonnée dans la ville, ne devait jouer qu’une fois. Toute la bonne bourgeoisie continuait de s’y presser, formant« un parterre gonflé à craquer par les plus élégants de nos concitoyens. » On s’y montrait, on refaisait le spectacle de la société dans l’enceinte du théâtre. Bref, « l’habit chassait la peste » (1381).
La (bonne) société se donne en spectacle. Bien. Mais qu’est-elle censée voir ? Précisément Orphée et Eurydice. La ville se donne spectacle en masquant son sort funeste au moyen de cette représentation hebdomadaire. Peut-être même cherche-t-elle à exorciser son sort en rappelant qu’après tout les Enfers sont un lieu d’où l’on peut sortir ?
Or voici qu’Orphée meurt sous nos yeux. Il tue le spectacle en fracassant la mimesis. « C’est à peine si on remarqua qu’Orphée introduisait, dans son air du deuxième acte, des tremblements qui n’y figurent pas, et demandait avec un léger excès de pathétique, au maître des Enfers, de se laisser toucher par ses pleurs. Certains gestes saccadés qui lui échappèrent apparurent aux plus avisés comme un effet de stylisation qui ajoutait encore à l’interprétation du chanteur. » (1382)
Les spectateurs de la bonne société sont pris à défaut. Ils ne sont pas si avisés que cela. Ils se laissent aller au registre de la fiction, pressés de fuir un moment leur quotidien bouleversé. La tragédie peut bien être sur scène, ils sont là surtout pour la petite comédie de l’entracte.
Il fallut attendre donc le sommet esthétique de l’opéra, le duo d’Orphée et Eurydice, pour que l’édifice s’effondre. Le public commence à percevoir quelque chose. Le chanteur s’avance vers lui « d’une façon grotesque, bras et jambes écartés dans son costume à l’antique […] pour s’écrouler au milieu des bergeries du décor qui n’avaient jamais cessé d’être anachroniques mais qui, au yeux des spectateurs, le devinrent pour la première fois, et de terrible façon. »
La salle se vide. Cottard et Tarrou restent seuls et contemplent les dégâts : « la peste sur la scène sous l’aspect d’un histrion désarticulé et dans la salle, tout un luxe devenu inutile sous la forme d’éventails oubliés et de dentelles traînant sur le rouge des fauteuils. » (1382)
L’illusion de la normalité sauvée à tout prix s’estompe. Camus écrit avec rigueur et sérieux son grand poème de la Résistance. Il restitue parfaitement la faculté d'endormissement collectif qui saisit une population exposée à un danger durable. Il perçoit moins l’autre illusion qui saute aux yeux à l’image du théâtre d’Oran. Les « indigènes », comme il dit, sont remarquablement absents de tout le récit. Aussi absents que les citations mauresques sur la façade de l’opéra de la sous-préfecture...
La scène de l’opéra montre qu’une lecture à rebours en est possible, qui dénonce non seulement l’insouciance de la population bourgeoise en temps de peste, mais aussi bien son inconscience (volontaire) de la situation inique où elle se trouve (inconscience d’autant plus facile à vivre qu’une ville comme Oran est peuplée d’une population mélangée, majoritairement « européenne »).



(à suivre)

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