vendredi 6 décembre 2013

Neige sur Johannesburg



paru dans Po&sie 125, 2008, p. 51-54 
Nelson Mandela, 2000 (5).jpgcc
oh, He went
silence
let us hear at the storm
the windy snow
that takes the last leaves
winter
no one in your thoughts
no direction in the air
up and down are nothing
while you're training
your voice again
 
  6xii13
Antjie Krog 

Au nom de l’autre langue



La langue dans laquelle j’écris est l’afrikaans. L’Afrikaans, appelé d’après le continent où elle est parlée, est l’une des rares langues à voir le jour au début du vingtième siècle. Les Afrikaner, le peuple dont je viens, n’ont pas seulement perdu la guerre impérialiste contre les Anglais en 1901, mais virent aussi près du quart de sa population mourir dans des camps de concentration. Quand ils rentrèrent à leurs fermes et villes dévastées et brulées, ils utilisèrent l’Afrikaans, appelé aussi « néerlandais de cuisine » car provenant des esclaves, pour former la nation afrikaner. Les Afrikaner parvinrent au pouvoir en 1948 et mirent en place l’apartheid avec une série de lois et d’oppression violente (y compris contre ceux qui parlaient afrikaans mais n’étaient pas blancs). La langue fut protégée par ce pouvoir et d’énormes structures furent constituées pour elle en sorte que vers le milieu des années 1930 elle put produire une littérature assez puissante pour culminer dans les années soixante avec des écrivains internationalement reconnus comme André Brink et Breyten Breytenbach. C’est dans cette langue que j’ai commencé à écrire et à publier très jeune.

Vers la fin des années 1980, après six volumes de poésie et quinze années d’écriture en afrikaans, on commença, en raison de mon engagement politique, à traduire mon œuvre en anglais pour la première fois. Les œuvres d’Afrikaners furent souvent traduites, certains traducteurs étant spécialisés dans la traduction de l’afrikaans. Les Afrikaners  vivaient dans un système inhumain et les langages du monde étaient curieux de ce qui pouvait se passer dans la tête d’une culture si fière d’elle-même.

Après m’être d’abord satisfaite d’être traduite, je me suis de plus en plus étonnée  de ce qui était chaque fois choisi pour être traduit, le plus souvent des poèmes faciles, la plupart du temps de simples slogans politiques et peu de choses de l’œuvre politique plus complexe, féministe ou expressément sexuelle. De plus, quand je lisais ces poèmes ils me paraissaient si complètement anglais que je ne ressentais plus de rapport à eux et ne pouvais pas même les lire à haute voix. Ils en étaient venus à avoir été écrits par quelqu’un d’autre. Ils étaient devenus trop anglais et ce n’était pas la tonalité que je voulais obtenir. Je voulais rendre un son afrikaans, mais en anglais. Je voulais que le lecteur ou l’auditeur soit tout le temps conscient qu’il avait affaire à quelqu’un de non anglais, à quelqu’un venu d’une autre sensibilité, d’une autre loyauté, d’une autre culture.

Après 1990, quand les mouvements de libération cessèrent d’être bannis et quand Nelson Mandela fut libéré, notre nouvelle constitution accorda aux onze langues du pays le statut de langues officielles. Alors que l’afrikaans partageait ce statut uniquement avec l’anglais, il devait désormais le partager avec les dix autres. L’afrikaans, bien que fort sur le plan interne, perdit à peu près tout pouvoir sur le plan officiel. Les Afrikaners eux-mêmes, forts sur le plan financier, perdirent aussi tout leur pouvoir politique. Avec lui, l’intérêt pour la littérature en afrikaans disparut. On ne se souciait plus guère de ce qui pouvait être dit en afrikaans.

Mais, et c’est important, une littérature sud-africaine se formait pour la première fois en anglais. Des écrivains de tous les horizons se retrouvaient en anglais. Ceux qui écrivaient encore en zoulou, en sepedi ou en afrikaans devinrent sans voix dans les impasses qu’étaient devenues leurs langues dans un pays dont les habitants cherchaient désespérément à se retrouver mutuellement après avoir été séparés pendant tant d’années. Rester dans sa langue signifiait rester à part.



C’est là oú j’ai commencé à me traduire moi-même. Je l’ai fait pour les raisons suivantes :

  1. Je voulais être et devenir une part de cette sudafricanité qui était en train de se former.
  2. Je devais me traduire moi-même dès lors qu’il n’y avait plus de traducteurs en quête de poètes afrikaans à traduire.
  3. Je voulais contrôler ce qui était traduit et comment j’étais présentée.
  4. Tout en voulant faire partie de ce qui était nouveau, je voulais indiquer clairement d’où je venais. Je ne venais pas de nulle part : je porte un passé avec moi. Je ne veux pas devenir anglaise, mais rester afrikaner dans un nouvel environnement sud-africain qui se trouve être anglais. En anglais, je voulais maintenir l’autre.





Au début il semblait possible et simple de faire ainsi. Cela me permettait de fonctionner entièrement en afrikaans et de faire usage de tous les puissants registres dont je dispose en cette langue, et la traduction me permettait de devenir une partie de mon pays. Je me suis aussi occupée activement de traduire la poésie d’autres langues indigènes comme le zoulou, xhosa, venda, sesotho etc. en afrikaans et en anglais.

Dans le même temps, un excellent traducteur néerlandais s’intéressa à mon travail et créa peu à peu depuis une dizaine d’années un public pour mon œuvre aux Pays-bas qui est peu à peu devenu plus important que celui de mes lecteurs en Afrique du Sud.

Au début, j’opérais en simple traductrice en anglais et je devais aller chercher beaucoup de mots dans le dictionnaire et trouver des relecteurs pour contrôler la grammaire et l’écriture. J’´évitais de traduire des poèmes rimés. Je serrais de près l’afrikaans.

Maintenir la structure originale de l’afrikaans avait trois fonctions : en premier lieu, cela préservait le fait que j’étais « l’autre », que je n’étais pas l’un ou l’une de ceux qui écrivent en anglais. Deuxièmement, c’était une façon de dire que je ne connaissais pas intimement la littérature, les nuances et les références littéraires de la langue où j’abandonnais mon poème, en sorte que le poème ne pouvait être jugé et évalué en fonction des conventions de cette littérature. Troisièmement, c’était une façon de signaler que le lecteur ou l’auditeur devait se tenir prêt à s’ouvrir à de nouveaux rythmes, à des contenus étrangers. Cette langue à l’intérieur de la langue a souvent une fonction revigorante dans la mesure où elle assume complètement sa distance et son opposition aux façons de parler de l’anglais.

Mais à mesure que mon anglais s’améliorait à force de travailler et de vivre dans une communauté plus ou moins anglophone, je commençai à ne plus me satisfaire des parties des poèmes afrikaans qui ne passaient pas bien en anglais. Je commençai alors à opérer des changements. Je récrivis, me servis d’autres rythmes, commençai à utiliser les poèmes et les échos anglais, en sorte que les poèmes traduits devinrent souvent de nouveaux poèmes. Je devins de plus en plus consciente de la différence entre une traduction et ce que l’on appelle une auto-traduction. Le traducteur a à être loyal envers l’œuvre telle qu’elle est ; sa compétence et sa créativité doivent rendre justice au texte existant dans la nouvelle traduction. Mais dès que je traduis mes propres poèmes, je ne ressens plus aucune loyauté envers le vieux texte, qui existait, était bien là, vivait sa propre vie, alors que ma loyauté, ma compétence et ma créativité se tournent vers le nouveau texte, le nouveau processus et la nouvelle vie de ce poème.

Comment pouvais-je y parvenir dans une culture qui ne m’était pas familière ? Je gardai les structures du poème afrikaans tout en commençant pour la première fois à faire confiance à l’instinct créateur y compris dans la langue étrangère. C’est ainsi que mon oreille, initialement fiable pour le seul afrikaans, devint peu à peu plus sûre en anglais. J’ai aussi souvent donné des lectures publiques où j’ai mis en avant cette tonalité anglaise avec son timbre afrikaans. Je me suis ainsi autorisée à travailler de façon créative, non comme traductrice, mais en faisant un nouveau poème à partir de l’ancien.

En d’autres mots, le second procès créateur devient plus important que le fait de rester fidèle au premier.

J’ai regardé de près l’écriture d’un auteur connu qui fut le premier écrivain Afrikaner à avoir commencé à publier aussi bien en afrikaans qu’en anglais. Certains critiques disent que ses descriptions sont devenues plus générales et de moins en moins culturellement spécifiques, ce qui enlevait beaucoup à la merveilleuse couleur qui était dans ses écrits. C’est pour cela que j’ai toujours procédé à partir de poèmes finis et publiés, afin d’être sûre que la voix poétique intérieure avait été au bout et déroulé toute la logique poétique de ce que je voulais dire. Dans le Pays de mon crâne (Country of my Skull), mon livre sur la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, il y a un chapitre que j’ai écrit directement en anglais : celui sur Winnie Mandela. C’est le chapitre pour lequel j’ai toujours reçu le plus de critiques en termes de jugement moral et je me suis souvent demandé s’il serait devenu un autre chapitre si je l’avais tout d’abord écrit en afrikaans.

Pour finir je voudrais évoquer quelques problèmes rencontrés par une poète qui se traduit elle-même d’une langue sans importance vers une littérature nouvellement constituée à l’intérieur de la première langue du monde.

Le problème principal est que l’accès au lecteur et à la critique part de plus en plus de l’anglais. Cela veut dire que l’on reçoit beaucoup de commandes de poèmes ou de contributions en anglais – que je continue à écrire d’abord en afrikaans. Je ne peux pas faire autrement, l’inspiration poétique  ne me vient que dans ma langue maternelle. Mais souvent aussi le temps manque, ou les raisons de retravailler un poème jusqu’à ce que j’en sois satisfaite. Alors j’utilise le poème brut, non fini, et je commence à traduire. Je travaille durement à la traduction, mais les solutions des problèmes de structure et de sens sont maintenant directement élaborées en anglais. Parfois, je retraduis ces solutions dans le texte original en afrikaans puis retransforme l’anglais, mais de plus en plus je considérais que j’avais pu attraper quelque chose en anglais pour quoi je ne parvenais pas à trouver de bonne traduction en afrikaans, ce qui voulait dire qu’alors le poème anglais me paraissait meilleur que celui en afrikaans. Je trouve cela effrayant parce que je ne connais pas assez la littérature anglaise pour être vraiment originale en cette langue. Mais à quoi bon batailler pour sauver la tonalité afrikaans alors que l’on commence soi même de plus en plus à penser en anglais ? Cela signifie aussi que mon afrikaans se détériore. Je dois dire que mon séjour en Allemagne m’a restitué ma langue avec une telle force que je me suis trouvée à nouveau écrire en afrikaans sans plus désirer exister en anglais.

Le problème lié à celui-ci est que les autres traducteurs travaillent à partir du poème anglais et non à partir de l’original afrikaans. C’est pourquoi la qualité du texte anglais est d’importance primordiale. J’envoie un poème anglais récemment traduit en Allemagne pour qu’il y soit traduit en allemand. Entre-temps je le retravaille, le transforme et le publie. A présent la version allemande diffère de l’anglaise et de celle en afrikaans.

Le second problème et que cette traduction prend un temps énorme. Là où d’autres écriraient un nouveau poème, je dois traduire. La production s’en ressent évidemment et est plus mince que celle de quelqu’un travaillant uniquement dans sa propre langue.

Le troisième problème est qu’on ne parvient plus à trouver une consistance dans sa propre langue. On est si occupé de cette langue, la langue est elle-même si obsédée de sa protection que l’on en est venu à privilégier la survie et non la qualité. Avec qui est-on désormais en dialogue ? Quels sont les échos de notre œuvre ?

Quatrièmement, il y a une hostilité dans la nouvelle langue pour l’ancienne, craignant que le langage de la puissance, le langage raciste expulse ses écrivains, beaucoup d’entre eux étant excellents, dans la nouvelle littérature. La question est bien sûr : pourquoi donc ces écrivains afrikaans qui ne se sont auparavant jamais soucié d’être anglais seraient-ils soudainement intéressés de l’être ?

Pour conclure. En travaillant à ce texte pour ce soir, j’ai pris conscience que mes efforts de traduction étaient devenus un incroyable chaos ; je ne vois plus la moindre possibilité de revenir au seul afrikaans, et je ne vois devant moi qu’un marais postcolonial et postmoderne. 
(texte prononcé le vendredi 6 juin 2008 au Literarisches colloquium de Wannsee, traduit de l'anglais par DT)

mardi 10 septembre 2013

Les Musiciens de Brême: une interprétation sociale.



Publié sur le site de la revue Multitudes, le 1er octobre 2012


Il faut avoir parfois entendu ou lu sous des vêtements extrêmement divers ces contes de Grimm pour qu’ils commencent à s’imposer dans leur vigueur subversive.
Les musiciens ne sont pas des musiciens, mais des laissés pour compte. Ils sont rejetés par une société qui les a utilisés tant qu’elle pouvait, et maintenant que les voilà trop vieux et qu’ils ne peuvent plus fournir la même quantité de profit à leurs maîtres, on s’en sépare, ou bien on les destine à la casserole.
L’âne ne peut plus porter. Le coq est mis au chômage de sa basse cour. Le chien ni le chat ne sont plus d’aucune utilité à faire fuir voleurs ou souris.
Aucune assurance ne vient compenser cette péremption sociale, dont la violence s’exprime au mieux dans la dernière perspective qui leur est offerte : être mangés.
Contre cet avenir qui n’en est pas un, ils se rebellent, indignés à leur façon. Ils aspirent à une sécurité qu’ils n’ont jamais connue et rêvent de devenir fonctionnaires de la ville de Brême.
Ils forment une bande autour du minimum qui leur reste : un peu d’art, un peu de musique. La bande est le moment de la recomposition d’une solidarité qui a fait défaut dans la société telle qu’elle est. Dans celle-ci, ce qui ne sert plus est jeté. C’est autrement plus vrai de notre société que de celle des contes. Mais c’est une vérité que ceux-ci portent déjà.
Ceux qui sont repoussés de toute part ne se repoussent pas mutuellement. Ils font bande. Ils font société. Ils font société autour d’un projet qui a l’art pour moyen et la sûreté pour fin. Ils refont la société en artistes baladeurs, mais autour d’une revendication sociale. Ils luttent contre ce qui a fait défaut.
Ces canards boiteux sont usés par une vie de travail, de service, de domesticité, dont ils n’ont pu attendre aucune gratitude. Ensemble, ils réinventent l’art. Un art effrayant, sans doute, qu’on n’écoutera pas pour se distraire.
Ils n’ont qu’une visée lointaine et la fantaisie avec eux. Le but les sauve. Où que soit et quoi que soit « Brême ». C’est devenu leur utopie.
Ils sont dans la forêt. Il fait noir et l’espérance commence à peser peu contre le ventre vide, le froid, l’incertitude où passer quelques heures dans la nuit. Mais une lueur les attire.
Pas une étoile, la lueur d’un bouge. Le salut passe par l’inversion de la rapine ordinaire. La bande des musiciens va chasser la bande des brigands. Les animaux malades de la société du profit vont se venger des voleurs. Ils vont montrer qu’on peut voler les voleurs, effrayer les effrayants, les puissants.
Ils en font la démonstration en exhibant leur véritable solidarité, l’appui mutuel de la pyramide animale, les uns sur les autres, alors que les voleurs, littéralement, se débandent.
Les voleurs sont le visage découvert de la société bourgeoise d’oppression qui les a presque tués après les avoir usés jusqu’à la corde. Le retournement est parfait. Leur opposition les renverse, forte de ce qu’ils n’ont pas. Le chant suffit à les faire enfuir. Pour sûr, ils ne sont pas adeptes du bel canto. Ils chantent faux sans doute et leur guitare n’a que des cordes cassées. Qu’importe. Leur appropriation de l’art les dote d’un pouvoir magique qui non seulement effraierait les « honnêtes gens » qui n’avaient plus besoin d’eux, mais qui est aussi en mesure d’éloigner les voleurs de grand chemin, qui sont la vérité des précédents.
La voix qu’on ne reconnait pas d’ordinaire aux animaux est la force qui a brisé le carreau. La porte d’un nouveau domicile leur a été ouverte par un art farouche qu’ils se sont inventé comme un cri de guerre.
Pourquoi les brigands se sont-ils laissé intimider ? Il faisait nuit, la fatigue et le vin ont joué sur leur imagination, révélant une profonde mauvaise conscience. L’intranquillité du crime les a poussés hors de la cabane.
Ce moment de vérité n’a de sens que comme l’inversion des outrages subis en commençant, qui ont jeté ces animaux pelés sur la grand’ route. Ils évacuent une société de peur et de tromperie par l’artifice même de l’art qu’ils improvisent. L’envie leur tient lieu de talent. Car peu de choses les séparerait des brutes qu’ils parviennent à chasser, si ceux-ci n’étaient encore qu’un produit des maîtres ingrats.
La contre-société des brigands repose sur un ensemble de croyances et d’illusions, comme le monde des maîtres. Leur tentative de reconquête de la maison échoue parce que leur imagination est prise par la peur où toutes les superstitions, voire toutes les religions s’engouffrent. La déformation du récit du brigand envoyé en éclaireur, et battu par les animaux réveillés de leur sommeil en une scène rejouant les châtiments infernaux est la contrepartie du pouvoir improbable de l’art qui a permis aux quatre musiciens d’entrer dans la maison.
Cette scène de jugement dernier est dans la tête du brigand. Les musiciens n’en n’ont pas idée, loin qu’ils l’aient aucunement préméditée.
La contre-société ne fait que révéler l’étroitesse de la société, qui se prend à son propre piège. Plutôt que de se déjuger de leur première frayeur, les brigands préfèrent entériner un conte qui les dépossède. Tant il leur est impossible de se remettre en question. L’abandon du but de la sécurité municipale est la conséquence de sa réalisation précoce dans l’asile forestier qui s’est offert à eux. Brême, ou tout autre but lointain, attendra.
Les animaux ont-ils simplement pris la place des anciens maîtres en les chassant sous la figure des voleurs qu’ils sont en vérité ?
Ils restent plutôt fidèles à leur premier refus. Ils ne se glissent pas dans des rôles déplaisant, dans le confort de l’intérieur bien propre, mais s’installent librement dans la maison pour y couler des jours tranquilles, faits de musique et de convivialité. Car ils gardent l’élan artistique pour lequel ils n’ont sans doute pas de génie particulier, mais qu’ils se plaisent à cultiver comme une façon d’exister sans exploiter. Il se peut que les sonorités rauques des premiers essais se fassent avec le temps plus mélodieux. Ou qu’ils inventent une véritable musique pour le seul plaisir de la jouer.
Dans la forêt, pour les arbres silencieux, plutôt que pour les bourgeois de Brême.
Ils préservent leur refus d’un monde réellement sauvage en se fixant aux marges de la société, en des forêts que personne n’ose traverser de nuit, pas même ces pleutres brigands.
Le salut entrevu dans la sécurité du fonctionnariat a fait place à la bonne grâce d’une liberté dans les marges, où la lyre cabossée qu’ils manipulent et accompagnent de leur voix éraillée réinvente une autre société. C’est à quoi servent les contes.
Denis Thouard, 26.XII.2011

mercredi 5 juin 2013

De l’Allemagne au Louvre: pour et contre




Paru sur le site de la revue Esprit, 3 mai 2013

 
Ce n’est pas la discussion contradictoire qui rend en elle-même nécessaire la visite de l’exposition De l’Allemagne 1800 – 1939 : de Friedrich à Beckmann que l’on peut voir au Louvre du 28 mars au 24 juin 2013, mais l’expression d’une disjonction des sens qu’elle a illustrée. Car les descriptions des visiteurs, qu’ils fussent Allemands ou Français, donnaient l’impression qu’ils avaient vu une exposition différente, tant elles étaient discordantes. Les uns criaient au scandale quand les autres s’émerveillaient des œuvres[1]. Cette discussion n’est donc pas le simple écho des divergences apparues lors de la préparation de l’exposition : elle renvoie à la dissociation des modes de perception. Il fallait donc s’y rendre pour comprendre.
Cette visite laisse donc de côté les frictions qui ont accompagné la coopération franco-allemande entre le Louvre et le Centre allemand d’histoire de l’art ainsi que l’amorce de scandale orchestré par la presse, qui sans doute attire l’attention sur l’exposition, mais le fait en réitérant des images convenues, accusant la distance et le confort des clichés nationaux plutôt que favorisant la connaissance mutuelle (il s’agit après tout de commémorer un traité d’amitié). On se limitera donc ici à un parcours des espaces d’exposition et à une lecture succincte des panneaux d’information, abstraction faite de l’audition des audio-guides controversés et de l’étude du catalogue.

Mettre ensemble, collectionner, lire

Comme l’impression finale laissée par cette visite sera mitigée, il convient de commencer par l’éloge et l’invitation à voir une belle et riche collection. La réunion de quelques 200 œuvres effectivement choisies avec discernement est en soi une joie pour l’œil. On voit les toiles autrement quand elles sont regroupées, même « L’arbre aux corbeaux » de Caspar David Friedrich, du Louvre, y prend une autre envergure. Et maints tableaux qui demeureraient invisibles, dispersés dans des musées où ils sont isolés, deviennent intéressants une fois replacés dans un contexte qui dégage des lignes de force. La dimension des séries est respectée, tant pour les peintures romantiques que pour les bois du 20e siècle, ou les études chromatiques de Goethe, celles de Klee, jusqu’aux photos de Sanders.
La réunion produit bien un effet d’intelligibilité. Une œuvre individuelle ne prend sens que dans la série qui la porte. Ce principe leibnizien de la série justifie que tout ne soit pas dit ni tous les artistes représentés. Une exposition est à comprendre sur le mode dont le philosophe Ernst Cassirer, cousin du marchand d’art Paul Cassirer, définissait proprement le concept de collection : l’ordre n’appartient pas aux éléments mais à la relation qui les unit en une série. Il s’agit d’une relation purement fonctionnelle. Or cette dimension évidente est malheureusement ignorée par bien des commentateurs et des visiteurs – sans doute aussi parce que la présence des œuvres et la logique du parcours invite malgré tout à attribuer une continuité substantielle à un sujet qui serait « l’art allemand » plutôt qu’à s’interroger sur la logique fonctionnelle des relations qu’ils entretiennent. Regretter des œuvres qui n’y sont pas ou des courants négligés, c’est poser en principe l’existence d’une de l’art « allemand » qui serait écrite une fois pour toute et que l’on s’attendrait à retrouver. L’illusion est alors véhiculée par le visiteur (et souvent le journaliste ou le critique). Mais une exposition fait inévitablement des choix, qu’il convient d’abord de considérer pour eux-mêmes. Elle « montre-ensemble » des oeuvres.
Voici l’ensemble autour de la cathédrale de Cologne, présente comme le mythe de l’art gothique autant que par sa reprise et continuation, symbole de l’aspiration à l’affirmation d’une collectivité, comme le fut la Tour Eiffel et la succession des tours qui poussent partout où l’on veut s’affirmer dans le monde. Il est significatif et nécessaire par sa double entrée, faisant écho, dans le langage de l’art religieux, aux projets romantiques de « nouvelle mythologie », qui entraînera avec le néogothique une alliance réussie entre la prouesse technique et la nostalgie de la verticalité spirituelle, notamment dans les constructions en brique de l’Allemagne septentrionale. Voici l’ampleur des mondes de Carus et des paysages de Friedrich qui se muent en temples naturels comme les mats des voiliers dans « Le port la nuit (deux sœurs) » (1824) se distinguent à peine des flèches verticales d’une cathédrale. Voici les formes du travail de Menzel qui les contrastent. Voici la décomposition d’une société dans les différentes facettes de « l’Enfer » de Beckmann, des estropiés de Grosz et Dix, des réprouvés de Kollwitz qui portent dans leur vide l’héritage funèbre des années de guerre. Ils répondent aux rêves de paradis de Marées et de Böcklin, dont l’effervescence grotesque (qui parvient à surenchérir sur Bouguereau ou Makart) porte sa négation dans méditation de l’île des morts (présente par une villa romaine dans le vent). La divagation nazaréenne, ce rêve régressif de retour à la pureté médiévale, qui s’est vue ailleurs, est-elle esthétiquement significative ? La mythologie médiévale fut-elle moins grotesque en France, en Angleterre ? Les premières salles n’abondent pas dans le sens d’un romantisme nécessairement réactif, si elles ne présentent pas l’ensemble du spectre de la peinture de l’époque.
Le visiteur peut tiquer en revanche quand on lui propose de sauter du romantisme au néo-romantisme régressif et fascisant des années 1920 (Radziwill), en faisant l’économie des réalismes, impressionismes et modernismes qui viennent distendre cette fausse continuité par un coin de solide réalité ou de vigueur abstraite qui rend caduques ces régressions. Un Max Liebermann, dont on sait l’importance centrale pour la conquête de nouveaux espaces esthétiques sous Guillaume II, ou un tableau de Paula Modersohn-Becker eussent rappelé que d’autres langages étaient disponibles que ceux présentés. Mais si la logique du dispositif est de proposer des contiguïtés plutôt que des continuités, quel mal à cela ? N’est-ce pas à ce prix que nous devons le bonheur d’un Goethe introduit au Bauhaus à travers Klee, dont les planches sur les couleurs tiennent d’un Mondrian qui s’ignore, qui montre la solidité du lien entre l’art et la science, bon préservatif à des élans irréfléchis, comme à ce dionysiaque dont la présentation prête sans doute à la confusion. Dans le même ordre d’idées, on eût pu faire déboucher la contemplation des Friedrich par des œuvres de Schwitters dans leur double registre abstrait et paysager, et poursuivre par Beuys qui les continue à sa façon.
Le public est accueilli par Goethe vu par Tischbein : le Goethe des plaisirs romains. Il le retrouve en buste un peu alourdi et imposant, quelques salles après. Une grand-mère passant rapidement devant instruisait son petit-fils de l’essentiel : c’est un poète, tu n’en as jamais entendu parler ? Cela viendra. Ou pas. Qu’importe : il y a assez de facettes chez Goethe, du culte de l’art allemand et de la cathédrale de Strasbourg à l’amour du classique italien, non dépourvu chez lui de sensualité, à l’ouverture aux horizons lointains de la Weltliteratur, à la fascination pour le monde géologique souterrain d’Illmenau, et Faust aussi, bien sûr : de quoi illustrer chacune des salles ! Mais la pédagogie est ici prise comme à défaut, car la notoriété du poète en question n’excède guère en France ce que Gérard de Nerval en avait traduit, donc le Faust, un Faust, ou ce que Roland Barthes cite du Werther. Il est ici romantique et l’on perdra sans doute son temps à rappeler sa réticence à être confondu avec ledit mouvement. Il est la contiguïté à lui seul des différentes tendances et, en principe, la garantie d’une stabilité bonhomme et bourgeoise de la culture allemande. N’est-il pas aussi bien le « proprement allemand » que l’international voire le « matérialisme » alors que l’exposition, dans son commentaire, prétendrait les opposer ? Dresde, Munich, Berlin n’étaient-elles pas parfaitement « internationales » ?

De la dramaturgie à la dialectique

Si déjà les œuvres exposées, dans leur densité et cohérence propre, se rebellent aux commentaires un peu expéditifs livrés par les panneaux pédagogiques, qu’en sera-t-il de leur rapport au plan d’ensemble ?
Il faut ici, en toute équité, distinguer deux plans. En premier lieu, il y a la construction explicite d’un drame en trois actes, dont l’existence même vient contredire les moments réussis de contiguïté qui donne à penser. Pourquoi enrôler ces espaces dans une dialectique un peu forcée ? Prétendrait-on mettre ainsi le doigt sur une « identité allemande » en train de se faire ? On aimerait ne pas avoir à le penser.
Premier acte : l’Apollonien et le dionysiaque, présentés comme une succession et non, comme ils le sont chez Nietzsche auquel il est fait référence pour justifier ce choix, dans une tension constitutive. On donne à croire ici qu’après un regard nostalgique vers l’antique romain, les artistes allemands, de dépit, se seraient tournés vers leur propre tréfonds dionysiaque, s’abandonnant aux mauvais génies de l’irrationnel ? Rabattus sur la succession d’un avant et d’un après, le couple perd toute pertinence conceptuelle et plonge dans la confusion un propos qui aurait pu être original. Le moment de la position qui met en place les données d’un espace esthétique plus complexe qu’elle ne pouvait le suggérer est ainsi celui de la confusion première.
Le second moment porte un titre séduisant, mais hermétique : L’hypothèse de la nature. Faut-il comprendre qu’après avoir tenté de s’interpréter sous les catégories de la mythologie grecque, il s’agissait d’essayer de se donner une identité à travers la patrimonalisation de la nature ? S’agit-il du rapport aux sciences qui se transforme de la « philosophie de la nature » à l’essor des sciences positives et à ses retombées techniques et industrielles ? L’énigme demeure sur la fonction de cette partie, sans doute pourtant la plus réussie de l’exposition. Le paysage résiste à sa lecture politique et débouche sur une spéculation géologique et théogonique, fait signe vers l’art abstrait. Une sauterelle dessinée par Goethe accroche l’œil du visiteur autant que les études de nuage : tout semble montrer l’amour de la forme inséparable du « sentiment de l’infini ».
Enfin, le drame se noue et se referme sur la figure humaine : en appelant Ecce homo la dernière section, qui porte sur les années du vingtième siècle, l’exposition se conclut sur une ambiguïté. S’agit-il d’une allusion au livre de Nietzsche, comme la présence initiale du couple nietzschéen le suggère, et donc d’une ironie violente contre la religion et ses résultats ? Ou bien au contraire une façon de sceller un destin théologique de l’Allemagne par le moment de son histoire où la volonté de domination coïncide avec le plus grand abaissement ? Ou encore, après le moment du mythe et celui de la nature, est-ce l’heure de l’homme qui advient, et alors sous quelles étranges auspices ?
Quatre grandes toiles encadrent cette dernière section : « Le Crieur » de Karl Hofer (1935), qui nous lance comme un dernier avertissement, alors qu’il venait d’être destitué par les Nazis ; « L’Ecce homo » de Lovis Corinth (1925) n’annonce lui non plus rien de bon, malmené qu’il est par un soldat en uniforme contemporain ; « Le nouveau Prophète » de Jakob Steinhart (1913), avançant au milieu de visages apeurés ; « L’enfer des oiseaux » de Max Beckmann enfin (1938), où les atrocités de l’oppression, la torture et la haine, sont comme déchaînées. La tonalité lugubre, dès avant le déclenchement de la guerre, et les vérifications implacable des prophéties les plus noires s’achèvent sur un tableau où il ne reste plus rien de cette humanité moyenne que le film « Les hommes le dimanche » de Siodmak et Wilder (pas encore Billy) ou les portraits de Sanders cherchaient à capter : les oiseaux ténébreux de Beckmann supplicient ceux qui ne sont pas mutés en bêtes féroces.
L’exposition culmine donc dans cette toile sans espoir de 1938 et par une section qui rappelle, au-delà des prophéties apocalyptiques de l’expressionisme, les flagellations, Christ aux outrages et autres couronnement d’épines des Maîtres Anciens, ou les cris de haine de la foule des passions de Schütz ou de Bach. Malgré la qualité des œuvres, comme la série de lithographies « L’enfer » de Beckmann (1919), et le parti d’équilibre et de symétrie qui marque le mode d’exposition, où deux films par exemple sont montrés en parallèle (Métropolis face à Berlin. Symphonie d’une grande ville ; Olympia, le film pauvrement apollinien de Riefenstahl (1936) face au Siodmak-Wilder déjà cité), l’impression finale est décidément sombre. Le motif christique choisi pour unifier la dernière section ne manque pas de projeter son ombre rétrospective sur l’art antérieur même à 1800, au point que le malentendu perceptif est préparé comme fatalement par la logique même du parcours.

Deux lectures

Deux logiques s’opposent en effet. D’un côté, il y a une mise en rapport dans la contiguïté qui permet la comparaison, la réflexion sur les continuités dans la conscience des différences, et qui est, dans ses moments les plus réussis, une réjouissance pour le visiteur. Mais de l’autre, celui-ci doit bien suivre un parcours fléché qui produit immanquablement une téléologie contre laquelle l’exposition ne se préserve pas assez. C’est indiscutablement là que le bas blesse. D’une part, en insérant la logique originale de mise en regard dans une dramaturgie en trois temps mal pensée. D’autre part en se dotant de paratextes égarants : un vestibule contemporain dû à Kiefer et un titre mal venu. Il est ici besoin de les commenter pour mesurer tout le poids de malentendu qu’ils portent.
L’entrée dans l’exposition se fait par un sas en losange dont les murs sont recouverts de l’œuvre monumentale d’Anselm Kiefer De l’Allemagne réalisée de 1982 à 2013. Dans quelle mesure cette œuvre est-elle en rapport avec l’exposition ? Lui souffle-t-elle son titre ou le partage-t-elle simplement avec elle ? Toutes les œuvres en noir et blanc sont verticales, portées par l’élan de troncs d’arbres sombres, traversées par le Rhin à leurs pieds. En commençant par la droite, on tombe sur la première œuvre dédiée à Paul Celan, qui introduit donc une chronologie différente de celle annoncée par les bornes temporelles de l’exposition sur lesquelles nous reviendrons. Kiefer part et parle d’un après de la catastrophe, inscrivant le « Es sind noch Lieder zu singen jenseits der Menschen » (Il est encore des chants à chanter au-delà des hommes) du poème « Fadensonnen » sur cette toile. « Encore » (noch) est problématique en ce qu’il pointe vers un après qui excède la période dans laquelle le visiteur va entrer, qui se terminait, on l’a vu, sur une réflexion consacrée à la figure de l’homme (« Ecce homo »). Puis deux « mélancolies » qui rappellent immanquablement l’antériorité de Dürer. L’art allemand se trouve étiré en-deçà et au-delà des deux siècles en question. Suivent deux toiles, sortes de tombeaux « au peintre inconnu », comme il est des soldats inconnus. Du côté gauche, un Mur de l’Atlantique côtoie une ligne Maginot. Enfin, deux planches lourdes de significations, viennent peser sur l’ensemble : un programme théologique remplace la sainte Trinité par une Quaternité menaçante. Ou plutôt la complète, en y adjoignant Satan aux Père, Fils et Saint Esprit, comme si le destin théologique de l’Allemagne (Luther) conduisait fatalement au diable (Faust) ! L’autre renvoie explicitement au titre de Madame de Staël, de Heine aussi, et aligne une collection de noms tirés de la culture allemande (dont Darwin, curieusement). Il a été dit, mais cela est difficile à écarter, que cette œuvre du vestibule accumulait trop de symboles d’une Allemagne perdue dans la forêt de ses clichés.
Venons au titre : De l’Allemagne 1800-1939. Il est triste de devoir constater que tout, ici, est raté, et contribue à l’illisibilité de l’exposition dans son ensemble. On se réfère bien sûr à l’ouvrage de Madame de Staël, qui a tant fait pour la découverte du romantisme en Europe et en Amérique. Mais comment comprendre ce titre ? Ce n’est pas seulement un « sur l’Allemagne », dont Mme de Staël n’oublie jamais combien elle est plurielle, mais aussi un « depuis l’Allemagne », écrit par une exilée, qui propose un contre-modèle au régime autoritaire qui sévit en France. C’est un manifeste politique contre Napoléon autant qu’une introduction à la culture allemande. L’Allemagne indispensable au temps présent pour Madame de Staël est celle de Kant et du protestantisme moderne, qui met au centre de son programme la liberté et l’individu, et reste compatible avec les acquis essentiels de la Révolution, mais non avec l’idéologie impériale. Les censeurs de l’édition de 1810 ne s’y trompèrent pas, qui purent la réduire au silence par la censure puis l’interdiction pure et simple jusqu’à une édition parue à Londres en 1813. Comment cette Germaine aurait-elle apprécié l’exposition et le clin d’œil fait à son livre profondément éclairé ?
Le De l’Allemagne de Mme de Staël, rappelons-le ici, ne mentionne la peinture qu’en quelques pages (au dernier chapitre de la deuxième partie, qui évoque en même temps les collections allemandes et notamment la galerie de Dresde, la danse et la musique !). C’est la littérature et la philosophie qui importent, mais elles importent surtout pour mener à cette forme de religion éclairée qui a ses faveurs, car elle préserve l’individu. De même, l’idéalisme allemand a pour lui de rétablir les pouvoirs du sujet et l’enjeu de la liberté. Ce livre qui présente l’Allemagne en français et aux Français est donc un livre d’exilée, un geste politique (celui d’Henri Heine le sera aussi, mais symétriquement). Or le sentiment national allemand ne se serait sans doute pas éveillé de la façon qu’il le fit sans la stimulation du modèle révolutionnaire français et surtout sans les débordements impérialistes de Napoléon. 1813 eût constitué un point de départ plus cohérent, comme année de la publication du livre et de la bataille de Leipzig, ce grand moment de réveil patriotique allemand contre l’envahisseur. Mais 1800 ! Le romantisme est encore celui de l’Athenaeum et l’on y chercherait bien en vain la pacotille qui suivit : c’est alors une affaire de philosophie et d’invention tout azimut de nouvelles catégories et de formes inédites. En 1800, Germaine de Staël publiait avec son De la littérature le premier programme d’une sociologie de la littérature, sans regard comparatiste. Et surtout, la date passe sous silence le point de butoir de l’Empire contre lequel se forme une partie du patrimoine idéologique et artistique qui suivit.

De l’influence des passions

Il pouvait difficilement se trouver un point de départ ni une bannière aussi malvenue que ce titre assorti de cette date. Quant au terme choisi, il témoigne d’une indécision molle. Il est clair que l’on a voulu éviter les dates de 1933 et de 1945 et que l’on a coupé la poire en deux, cumulant les inconvénients desdites dates et ouvrant la porte à un raisonnement dérisoire : ah bon, dira-t-on, tout cela, toutes les œuvres montrées, cela a donc conduit à 1939 ? Est-ce le seul horizon de cet art ? Le seul horizon de l’Allemagne ? Ne pouvait-on pas, ne devait-on pas aller plus loin ? Pourquoi pas jusqu’à notre présent ? Est-ce ainsi que l’on commence à fêter fraternellement une amitié de raison ? L’unique justification rationnelle que l’on puisse trouver à ce terme là, c’est de provoquer l’attention par une sorte de marketing idéologique réchauffé dont usent ordinairement les magazines de news dans les semaines creuses, et la sorte de pauvre scandale qui en a résulté a pu braquer les projecteurs sur une exposition du Louvre ! S’il n’avait pas du même coup entériné les idées reçues qu’il s’agissait d’ébranler – et que l’exposition, telle qu’elle est, avec ses absences et ses manques, et avec ses imperfections aussi, continue malgré tout à contredire, pour tout visiteur qui s’y rendra avec ses yeux.

Madame de Staël avait publié dans sa jeunesse un essai où elle analysait « l’influence des passions », dont elle reconnaissait la force, sur le bonheur des individus et des nations. Les discussions suscitées par l’exposition tendent à confirmer que la passion nationale parait survivre aux conditions de sa formation, notamment à cette Europe que l’on édifie aussi grâce à des traités d’amitié. Dans le temps de son exil, elle demandait à l’Allemagne une leçon de liberté, comme les exilés allemands la demandèrent par la suite à la France, de Heine à Walter Benjamin. C’est bien cette double assistance qui constitue le socle du rapprochement, non les pétrifications des mythes germaniques, les rappels des tranchées ou la transformation d’une histoire en destin. On préfère garder de cette exposition, plutôt que la monumentalité imposée par le titre, l’occurrence officielle et … sa situation même sous la pyramide ! … On préfère garder de cette exposition le bonheur d’une sauterelle griffonnée à l’encre, par Goethe ou par n’importe qui, à la marge d’un cahier.

Denis Thouard (CNRS)


[1] Enthousiaste, la Süddeutsche Zeitung des 28/29 mars (J. Hanimann), annonce que les voisins ont compris que la « nation de guerriers » avait aussi « de la culture » (le même revient le 11 avril sur la polémique, un peu refroidi) ; polémique et offensive, Die Zeit, qui dénonce la téléologie de la « voie singulière » de l’Allemagne et crie au scandale (Adam Soboczynski), développant l’affaire les semaines suivantes ; la Frankfurter allgemeine Zeitung se place sur la même ligne polémique avec le papier de Niklas Maak (8 avril) intitulé « D’une vallée profonde directement à Riefenstahl », en jouant sur l’assonance du nom de la cinéaste nazie avec la vallée (Tal), qui dénonce aussi l’impression laissée d’un parcours inéluctable vers le pire. En France, le premier regard fut très distant : le 2 avril, le Figaro signale que c’est une exposition « pour bons germanophiles » (sic !) (« Le Louvre emporté par le Rhin », E. Bietry-Rivière), avant de rapporter les motifs de la querelle le 13 ; Le Monde, après un article emphatique de Philippe Dagen (31 mars), rapporte de façon plus neutre le débat, parlant de « grand malentendu » et d’ « exposition sensible » (Ph. Dagen, F. Lemaître, 20 avril), mais laisse en page débats un texte plus critique et argumenté (Chr. Joschke, « Une exposition douteuse sur ‘l’art allemand’ »). Innombrables sont les critiques qui déplorent l’absence ou la présence de telle ou telle œuvre ou de tel ou tel courant, mais c’est là le petit jeu habituel. Les critères de présence sont en revanche problématiques, voire « douteux », quand il s’agit de distinguer l’allemand de l’international : ne risque-t-on pas de réintroduire une lecture substantialiste que l’opération même de rapprocher des œuvres devrait exclure, puisqu’elle se montre comme une simple façon de donner à voir ?