vendredi 6 décembre 2013

Neige sur Johannesburg



paru dans Po&sie 125, 2008, p. 51-54 
Nelson Mandela, 2000 (5).jpgcc
oh, He went
silence
let us hear at the storm
the windy snow
that takes the last leaves
winter
no one in your thoughts
no direction in the air
up and down are nothing
while you're training
your voice again
 
  6xii13
Antjie Krog 

Au nom de l’autre langue



La langue dans laquelle j’écris est l’afrikaans. L’Afrikaans, appelé d’après le continent où elle est parlée, est l’une des rares langues à voir le jour au début du vingtième siècle. Les Afrikaner, le peuple dont je viens, n’ont pas seulement perdu la guerre impérialiste contre les Anglais en 1901, mais virent aussi près du quart de sa population mourir dans des camps de concentration. Quand ils rentrèrent à leurs fermes et villes dévastées et brulées, ils utilisèrent l’Afrikaans, appelé aussi « néerlandais de cuisine » car provenant des esclaves, pour former la nation afrikaner. Les Afrikaner parvinrent au pouvoir en 1948 et mirent en place l’apartheid avec une série de lois et d’oppression violente (y compris contre ceux qui parlaient afrikaans mais n’étaient pas blancs). La langue fut protégée par ce pouvoir et d’énormes structures furent constituées pour elle en sorte que vers le milieu des années 1930 elle put produire une littérature assez puissante pour culminer dans les années soixante avec des écrivains internationalement reconnus comme André Brink et Breyten Breytenbach. C’est dans cette langue que j’ai commencé à écrire et à publier très jeune.

Vers la fin des années 1980, après six volumes de poésie et quinze années d’écriture en afrikaans, on commença, en raison de mon engagement politique, à traduire mon œuvre en anglais pour la première fois. Les œuvres d’Afrikaners furent souvent traduites, certains traducteurs étant spécialisés dans la traduction de l’afrikaans. Les Afrikaners  vivaient dans un système inhumain et les langages du monde étaient curieux de ce qui pouvait se passer dans la tête d’une culture si fière d’elle-même.

Après m’être d’abord satisfaite d’être traduite, je me suis de plus en plus étonnée  de ce qui était chaque fois choisi pour être traduit, le plus souvent des poèmes faciles, la plupart du temps de simples slogans politiques et peu de choses de l’œuvre politique plus complexe, féministe ou expressément sexuelle. De plus, quand je lisais ces poèmes ils me paraissaient si complètement anglais que je ne ressentais plus de rapport à eux et ne pouvais pas même les lire à haute voix. Ils en étaient venus à avoir été écrits par quelqu’un d’autre. Ils étaient devenus trop anglais et ce n’était pas la tonalité que je voulais obtenir. Je voulais rendre un son afrikaans, mais en anglais. Je voulais que le lecteur ou l’auditeur soit tout le temps conscient qu’il avait affaire à quelqu’un de non anglais, à quelqu’un venu d’une autre sensibilité, d’une autre loyauté, d’une autre culture.

Après 1990, quand les mouvements de libération cessèrent d’être bannis et quand Nelson Mandela fut libéré, notre nouvelle constitution accorda aux onze langues du pays le statut de langues officielles. Alors que l’afrikaans partageait ce statut uniquement avec l’anglais, il devait désormais le partager avec les dix autres. L’afrikaans, bien que fort sur le plan interne, perdit à peu près tout pouvoir sur le plan officiel. Les Afrikaners eux-mêmes, forts sur le plan financier, perdirent aussi tout leur pouvoir politique. Avec lui, l’intérêt pour la littérature en afrikaans disparut. On ne se souciait plus guère de ce qui pouvait être dit en afrikaans.

Mais, et c’est important, une littérature sud-africaine se formait pour la première fois en anglais. Des écrivains de tous les horizons se retrouvaient en anglais. Ceux qui écrivaient encore en zoulou, en sepedi ou en afrikaans devinrent sans voix dans les impasses qu’étaient devenues leurs langues dans un pays dont les habitants cherchaient désespérément à se retrouver mutuellement après avoir été séparés pendant tant d’années. Rester dans sa langue signifiait rester à part.



C’est là oú j’ai commencé à me traduire moi-même. Je l’ai fait pour les raisons suivantes :

  1. Je voulais être et devenir une part de cette sudafricanité qui était en train de se former.
  2. Je devais me traduire moi-même dès lors qu’il n’y avait plus de traducteurs en quête de poètes afrikaans à traduire.
  3. Je voulais contrôler ce qui était traduit et comment j’étais présentée.
  4. Tout en voulant faire partie de ce qui était nouveau, je voulais indiquer clairement d’où je venais. Je ne venais pas de nulle part : je porte un passé avec moi. Je ne veux pas devenir anglaise, mais rester afrikaner dans un nouvel environnement sud-africain qui se trouve être anglais. En anglais, je voulais maintenir l’autre.





Au début il semblait possible et simple de faire ainsi. Cela me permettait de fonctionner entièrement en afrikaans et de faire usage de tous les puissants registres dont je dispose en cette langue, et la traduction me permettait de devenir une partie de mon pays. Je me suis aussi occupée activement de traduire la poésie d’autres langues indigènes comme le zoulou, xhosa, venda, sesotho etc. en afrikaans et en anglais.

Dans le même temps, un excellent traducteur néerlandais s’intéressa à mon travail et créa peu à peu depuis une dizaine d’années un public pour mon œuvre aux Pays-bas qui est peu à peu devenu plus important que celui de mes lecteurs en Afrique du Sud.

Au début, j’opérais en simple traductrice en anglais et je devais aller chercher beaucoup de mots dans le dictionnaire et trouver des relecteurs pour contrôler la grammaire et l’écriture. J’´évitais de traduire des poèmes rimés. Je serrais de près l’afrikaans.

Maintenir la structure originale de l’afrikaans avait trois fonctions : en premier lieu, cela préservait le fait que j’étais « l’autre », que je n’étais pas l’un ou l’une de ceux qui écrivent en anglais. Deuxièmement, c’était une façon de dire que je ne connaissais pas intimement la littérature, les nuances et les références littéraires de la langue où j’abandonnais mon poème, en sorte que le poème ne pouvait être jugé et évalué en fonction des conventions de cette littérature. Troisièmement, c’était une façon de signaler que le lecteur ou l’auditeur devait se tenir prêt à s’ouvrir à de nouveaux rythmes, à des contenus étrangers. Cette langue à l’intérieur de la langue a souvent une fonction revigorante dans la mesure où elle assume complètement sa distance et son opposition aux façons de parler de l’anglais.

Mais à mesure que mon anglais s’améliorait à force de travailler et de vivre dans une communauté plus ou moins anglophone, je commençai à ne plus me satisfaire des parties des poèmes afrikaans qui ne passaient pas bien en anglais. Je commençai alors à opérer des changements. Je récrivis, me servis d’autres rythmes, commençai à utiliser les poèmes et les échos anglais, en sorte que les poèmes traduits devinrent souvent de nouveaux poèmes. Je devins de plus en plus consciente de la différence entre une traduction et ce que l’on appelle une auto-traduction. Le traducteur a à être loyal envers l’œuvre telle qu’elle est ; sa compétence et sa créativité doivent rendre justice au texte existant dans la nouvelle traduction. Mais dès que je traduis mes propres poèmes, je ne ressens plus aucune loyauté envers le vieux texte, qui existait, était bien là, vivait sa propre vie, alors que ma loyauté, ma compétence et ma créativité se tournent vers le nouveau texte, le nouveau processus et la nouvelle vie de ce poème.

Comment pouvais-je y parvenir dans une culture qui ne m’était pas familière ? Je gardai les structures du poème afrikaans tout en commençant pour la première fois à faire confiance à l’instinct créateur y compris dans la langue étrangère. C’est ainsi que mon oreille, initialement fiable pour le seul afrikaans, devint peu à peu plus sûre en anglais. J’ai aussi souvent donné des lectures publiques où j’ai mis en avant cette tonalité anglaise avec son timbre afrikaans. Je me suis ainsi autorisée à travailler de façon créative, non comme traductrice, mais en faisant un nouveau poème à partir de l’ancien.

En d’autres mots, le second procès créateur devient plus important que le fait de rester fidèle au premier.

J’ai regardé de près l’écriture d’un auteur connu qui fut le premier écrivain Afrikaner à avoir commencé à publier aussi bien en afrikaans qu’en anglais. Certains critiques disent que ses descriptions sont devenues plus générales et de moins en moins culturellement spécifiques, ce qui enlevait beaucoup à la merveilleuse couleur qui était dans ses écrits. C’est pour cela que j’ai toujours procédé à partir de poèmes finis et publiés, afin d’être sûre que la voix poétique intérieure avait été au bout et déroulé toute la logique poétique de ce que je voulais dire. Dans le Pays de mon crâne (Country of my Skull), mon livre sur la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, il y a un chapitre que j’ai écrit directement en anglais : celui sur Winnie Mandela. C’est le chapitre pour lequel j’ai toujours reçu le plus de critiques en termes de jugement moral et je me suis souvent demandé s’il serait devenu un autre chapitre si je l’avais tout d’abord écrit en afrikaans.

Pour finir je voudrais évoquer quelques problèmes rencontrés par une poète qui se traduit elle-même d’une langue sans importance vers une littérature nouvellement constituée à l’intérieur de la première langue du monde.

Le problème principal est que l’accès au lecteur et à la critique part de plus en plus de l’anglais. Cela veut dire que l’on reçoit beaucoup de commandes de poèmes ou de contributions en anglais – que je continue à écrire d’abord en afrikaans. Je ne peux pas faire autrement, l’inspiration poétique  ne me vient que dans ma langue maternelle. Mais souvent aussi le temps manque, ou les raisons de retravailler un poème jusqu’à ce que j’en sois satisfaite. Alors j’utilise le poème brut, non fini, et je commence à traduire. Je travaille durement à la traduction, mais les solutions des problèmes de structure et de sens sont maintenant directement élaborées en anglais. Parfois, je retraduis ces solutions dans le texte original en afrikaans puis retransforme l’anglais, mais de plus en plus je considérais que j’avais pu attraper quelque chose en anglais pour quoi je ne parvenais pas à trouver de bonne traduction en afrikaans, ce qui voulait dire qu’alors le poème anglais me paraissait meilleur que celui en afrikaans. Je trouve cela effrayant parce que je ne connais pas assez la littérature anglaise pour être vraiment originale en cette langue. Mais à quoi bon batailler pour sauver la tonalité afrikaans alors que l’on commence soi même de plus en plus à penser en anglais ? Cela signifie aussi que mon afrikaans se détériore. Je dois dire que mon séjour en Allemagne m’a restitué ma langue avec une telle force que je me suis trouvée à nouveau écrire en afrikaans sans plus désirer exister en anglais.

Le problème lié à celui-ci est que les autres traducteurs travaillent à partir du poème anglais et non à partir de l’original afrikaans. C’est pourquoi la qualité du texte anglais est d’importance primordiale. J’envoie un poème anglais récemment traduit en Allemagne pour qu’il y soit traduit en allemand. Entre-temps je le retravaille, le transforme et le publie. A présent la version allemande diffère de l’anglaise et de celle en afrikaans.

Le second problème et que cette traduction prend un temps énorme. Là où d’autres écriraient un nouveau poème, je dois traduire. La production s’en ressent évidemment et est plus mince que celle de quelqu’un travaillant uniquement dans sa propre langue.

Le troisième problème est qu’on ne parvient plus à trouver une consistance dans sa propre langue. On est si occupé de cette langue, la langue est elle-même si obsédée de sa protection que l’on en est venu à privilégier la survie et non la qualité. Avec qui est-on désormais en dialogue ? Quels sont les échos de notre œuvre ?

Quatrièmement, il y a une hostilité dans la nouvelle langue pour l’ancienne, craignant que le langage de la puissance, le langage raciste expulse ses écrivains, beaucoup d’entre eux étant excellents, dans la nouvelle littérature. La question est bien sûr : pourquoi donc ces écrivains afrikaans qui ne se sont auparavant jamais soucié d’être anglais seraient-ils soudainement intéressés de l’être ?

Pour conclure. En travaillant à ce texte pour ce soir, j’ai pris conscience que mes efforts de traduction étaient devenus un incroyable chaos ; je ne vois plus la moindre possibilité de revenir au seul afrikaans, et je ne vois devant moi qu’un marais postcolonial et postmoderne. 
(texte prononcé le vendredi 6 juin 2008 au Literarisches colloquium de Wannsee, traduit de l'anglais par DT)