mardi 4 novembre 2025

Voit-on bien ce que l’on voit ?

 

La République de Weimar est trop souvent réduite à son échec politique final. Notre regard ne l’interroge que pour savoir ce qu’il faudrait éviter de faire pour conjurer le suicide d’une démocratie. Or elle fut aussi, fut surtout un jaillissement de modernité au sortir de la première Guerre mondiale, qui trouve peu d’équivalents ailleurs (si l’on met de côté bien entendu ce qui se passait en Union soviétique). Sur les plans politique, technique, culturel, la société allemande expérimenta en quelques années une formidable liberté. À bien des égards, les images qui nous en viennent semblent étrangement proches : on se croit dans les années 50, alors qu’il s’agit des années 20. Cette modernisation ne couvrait pas, on s’en doute, tous les aspects de la société. Mais les visiteurs de l’exposition de Beaubourg sur la « Nouvelle objectivité » en 2022 ont gardé le souvenir de cette étonnante familiarité avec un monde pourtant déjà ancien de cent ans. Lire les feuilletons écrits dans les années 1925-1933  par Siegfried Kracauer pour les grands journaux de Francfort ou de Berlin plonge le lecteur de plain-pied dans cette société en pleine réinvention. Les rapprochements opérés par le préfacier, Philippe Despoix, avec les Mythologiques de Roland Barthes, qui analysait les signes de la modernisation dans la France des années 50, convainquent, car nous avons en effet un sentiment de « déjà vu », au-delà même des communes références au vocabulaire du sacré ou du mythe. Tout est déjà dans Kracauer*. Les photos de célébrités du Kurfürstendamm explicitent le passage aux nouvelles formes de gloire : l’allée des stars, c’est « Le ciel sur la terre », résume-t-il (p. 188). L’allée des stars de la Potsdamerplatz reconstruite n’en est qu’un lointain écho d’écho.

Ces feuilletons parus dans des quotidiens sont des articles parfois de quelques pages, souvent des essais assez longs, où l’observation des phénomènes passe par la description et la mise en relation afin de conduire le lecteur à la réflexion. On passe du phénomène a l’idée en interrogeant de façon critique la surface même de l’expérience sociale. Ce genre s’affirme particulièrement dans les années vingt, Kracauer mettant en œuvre une forme de sociologie concrète que Philippe Despoix désigne une « socio-esthétique ». Que ce soit par le compte rendu de spectacle, d’événements ou de phénomènes ordinaires, ils répondent aux transformations d’un monde en lui posant des questions. Ces textes sont à rapprocher de ceux d’autres feuilletonistes occasionnels comme Robert Musil ou Joseph Roth, Béla Balázs ou Walter Benjamin. Mais ils ont une spécificité,  un style propre.

Kracauer interroge le visible et se demande ce que l’on voit. Il décrit pour fixer l’apparence et la rendre interrogeable : voit-on bien ce que l’on voit ? Dans l’accélération généralisée qui peut se symboliser par le passage de la photographie au cinéma, comme image mobile, les repères habituels sont emportés. Il n’y a plus de point de vue à partir duquel exercer son jugement, ou comme il le dit directement dans l’essai qui donne son titre au recueil, « Culte de la distraction », à propos des salles de cinéma : « Les excitations des sens ici se succèdent si étroitement qu’elles ne laissent pas de possibilité à la moindre réflexion de se glisser entre elles » (p. 68). Décrire ce qui passe si vite qu’il s’arroge une sorte d’évidence, c’est aussi se donner les moyens de le remettre en question. C’est arrêter le flux des choses pour fixer des signes. Ceux-ci, déconnectés du mouvement qui les portent, peuvent être interrogés quant à leur signification, qui a perdu toute évidence. L’arrêt sur instant permet ainsi au feuilletoniste de problématiser les évidences vécues partagées. Il produit une abstraction, en sortant une séquence de son milieu. Kracauer procède en quelque sorte à un démontage du visible pour le rendre problématique et finalement « visible », là où le « montage » cinématographique produit avec une puissance extrême une cohérence nouvelle et l’impose aux phénomènes captés par la caméra. Cette suspension du sens libère le regard et produit des signes. En effet : « C’est bien de ne rien connaître au but d’une chose, il arrive qu’on la comprenne beaucoup mieux » (p. 159).

Les articles portent sur des lieux urbains, des événements sportifs ou culturels, des scènes quotidiennes, dans Berlin et quelquefois dans Paris ou Hambourg. Dans ce choix, qui élargit un volume antérieur, les critiques de films ont été retenues, non celles de livre[1]. Qu’importe, c’est toujours l’occasion de relire, à travers la recontextualisation, le nouvelle mise en série, comment un œil averti décrit les micro-transformations que connait la société, très souvent en fonction des introductions d’éléments techniques dans la vie quotidienne. Ainsi le sentiment d’avoir déjà vécu une scène, le « déjà vu » est-il à rapporter à un film qui s’est inséré dans notre expérience et a contribué à la façonner (p. 182). Ou la remarque suivante, en 1930, à l’occasion de la visite d’un champ de course : « On peut à peine s’imaginer encore le monde sans haut-parleurs » (p. 161). Effectivement, une telle remarque suppose que celui qui la fait ait bien connu un monde d’avant, sans haut-parleurs, et note sa désuétude : le recours au mégaphone n’est pas encore complètement devenu une évidence, il n’est pas encore tout à fait « naturalisé ». C’est ce genre de basculements que le chroniqueur sait saisir. Il le fait à la fois en s’astreignant à l’ignorance et à l’inintelligibilité, par une sorte de suspension « phénoménologique » du sens, et en interrogeant ce qui se passe sous ses yeux. Les signes isolés valent comme des symptômes d’un monde en bascule. Ce n’est pas le temps perdu qui l’intrigue, mais le soudain effacement de ce qui auparavant était si naturel au profit d’autres modes d’expérience. En partie, l’argumentation recourt aux explications par la réification et le devenir marchandise, inspirées de Marx, Simmel ou Lukács. Elles ont pour nous un air connu, mais ne sont jamais explicitées pour elles-mêmes. Une sorte d’expressivisme est supposé, que rappelle l’incipit de l’essai phare, « L’ornement de la masse », placé en exergue : c’est depuis la surface des choses que l’on peut situer une époque historique, qui rarement se comprend elle-même. Kracauer développa à sa façon une méthode d’interprétation des indices culturels et sociaux qui devait sans doute à l’art de Simmel d’interroger la surface, à la leçon du cercle de Warburg de creuser le détail et à l’interprétant marxiste dont il fait un usage très mesuré. Le thème des lieux de sociabilité multifonctionnels comme les salles de cinéma, les gares, les centres commerciaux ou les halls d’hôtel se retrouve en bonne place dans ces textes. Les uns sont de purs lieux de passages réduits à leur fonctionnalité, les autres nourrissent ce besoin de curiosité que nourrit la victoire de l’efficience. Les spectacles de divertissement, films ou music-hall, les spectacles sportifs comme les courses de chevaux ou les combats, viennent emplir le vide que nous créons. La transcendance se cherche à partir de l’oubli de toute finalité, dans le voyage ou la danse, analysés comme les modernes cultes au dieu absent. L’injonction à pratiquer le sport s’inscrit dans cette nouvelle répartition des rôles : « (…) les hommes savent enfin ce qu’ils ont à faire » (p. 84). Sceptique devant l’emprise de l’unanimisme sportif, Kracauer sous-titre son article sur une « course de trot à Mariendorf » : « Ceci n’est pas un compte rendu sportif » ! Tout ce qui va bientôt constituer « notre monde » se met en place manifestement en ces années et il faut bien un regard non encore désabusé de ces nouveautés pour nous rappeler ce qu’elles produisent. Le feuilletoniste n’est pas en peine de nous avertir des concessions incessantes que nous faisons du fait de ces facilitations fonctionnelles et le plus souvent techniques. L’avertissement est politique ; il est aussi d’un moraliste.

L’analyse des « actualités cinématographiques » fournies par les grandes firmes comme Ufa, Fox ou Paramount, les ancêtres de nos journaux télévisuels ou des mal nommées chaînes d’information en continu, parue en octobre 1931, montre à la fois l’acuité de Kracauer et la nécessité de le relire. Ces actualités promettent une fenêtre sur le monde et ne font que le fuir. Voyons comment : « Une partie du répertoire permanent est constitué par les catastrophes naturelles », ce qui est une première façon « d’éviter les événements qui se déroulent au sein de la société des humains » (p. 201). En effet, le spectateur va être conduit à regarder toutes les crises comme des phénomènes naturels, donc inéluctables, jusqu’à « assimiler la crise du capitalisme à un tremblement de terre ». Notre vocabulaire a-t-il tellement changé ? Et ne devons-nous pas ici conclure comme Kracauer qu’il s’agit là d’une « mythologisation de la vie sociale » qui « fait croire à l’inamovibilité de nos institutions et paralyse toute intention de les changer. » ? Une autre façon de faire est de nous plonger dans les scènes enfantines ou animales, qui vont bien sûr nous détourner de « cette réalité dont nous sommes malades ». Et puis il y a le rôle des rencontres sportives, revenons-y : « En prêtant au sport une importance que, par comparaison avec l’activité sociale et politique, il ne mérite pas, le retour trop fréquent de ces images à l’écran empêche la présentation de maints événements qui, en un sens décisif, sont plus actuels que les événements sportifs » (p. 203). Il y a là une capture de l’attention, puisque l’on cherche à remplir les yeux et les oreilles des spectateurs, dont le but, avoué ou non, est bien de les rendre « aveugles et sourds ». À quoi il n’y a, conclut cependant Kracauer, nulle fatalité, car d’autres choix thématiques et d’autres montages pourraient ouvrir plus largement sur le monde et sur la réflexion. L’emprise n’est pas telle qu’elle serait fatale.

Les critiques cinématographiques montrent la conscience de l’importance des enjeux esthétiques de cette production, saluent les grandes réalisations (notamment d’Eisenstein et de Dziga Vertov, ou Jean Renoir), évoquent les échecs (le « Berlin Symphonie d’une grande ville » de Walter Ruttmann), et attestent d’emblée de l’engagement de l’auteur en ce domaine. Les réflexions sur le rôle du son, l’apparition des premiers films sonores et la transformation du jeu des acteurs qui s’ensuit, montrent sa réactivité. C’est une autre lignée de ses travaux qui prend ici son élan. L’écran : la surface par excellence, encore un de nos enjeux, bien qu’autrement.

Terminons cette revue incomplète de la sensibilité sismographique du critique face aux phénomènes de son époque. Il prélève, avons-nous remarqué, des signes du temps, qu’il fait paraître pour eux-mêmes et dont il suggère ainsi la signification plus profonde. Déconnectés du récit qui leur donne sens ou simplement du sentiment de leur évidence, ces signes deviennent problématiques et révélateurs. Mais il y a aussi parfois des signes annonciateurs. Dans « Culte de la distraction », écrit en 1926, il remarque au passage : « Dans les rues de Berlin, il n’est pas rare que l’on soit assailli quelques instants par la pensée qu’un jour, sans crier gare, tout va éclater » (p. 70). Le dernier texte, daté du 2 mars 1933, écrit fin février, juste avant sa fuite hors d’Allemagne, décrit la foule interdite contemplant le Reichstag en flammes – un incendie, note-t-il, qui « rend la foule muette », loin de faire jaser, comme le ferait un quelconque fait divers. Ce texte clôt une ère du reportage sociologique. La foule semble désemparée : « Les regards traversent ce symbole et replongent dans l’abîme ouvert par la destruction. » Des scolaires se mêlent aux adultes : « Quand ils seront grands, l’histoire leur apprendra quel sens devait avoir en réalité l’incendie du Reichstag » (p. 235). Kracauer a vu pour nous. Il ne fait pas la leçon. Il exerce notre regard. À nous d’ouvrir les yeux.

*Siegfried Kracauer, Culte de la distraction. Miniatures urbaines et critiques de films (1925-1933), traduit par Sabine Cornille et Barbara Thériault, préface de Philippe Despoix, Dijon/Montréal, Presses du réel/Presses de l’Université de Montréal, 2025.

[1] Signalons la parution d’articles et d’essais le plus souvent rédigés dans la période antérieure (1915-1924), Siegfried Kracauer, Sur l’amitié et autres écrits, introduit par Enzo Traverso, Bordeaux, La Tempête, 2022.

 

lundi 10 mars 2025

Voir ce que l’on voit

 


Je lis dans une chronique de Michael Foessel qui me tombe sous les yeux par hasard (Libé 27.II.2025) cette belle phrase de Péguy écrite apparemment au sujet de Joseph Reinach, dans le contexte de l’Affaire Dreyfus : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » En peu de mots, Péguy réussit assez génialement à conjoindre la perception et le dire, à en faire une injonction qui ne regarde pas seulement l’accord de l’un à l’autre, ce qui serait encore facile, mais l’interprétation inhérente au voir lui-même.

J’apprends aussi que cette formule serait utilisée « par des influenceurs d’extrême droite » dans une perspective dénonciatrice, pour suggérer que le discours public ment sur la réalité des faits controversés et qu’il y aurait donc un dévoilement à opérer en se fiant au voir, posé comme factualité brute, contre le dire, ramenée à une intoxication des esprits.

Le chroniqueur interprète l’injonction de Péguy comme une invitation à « ne pas fermer les yeux devant le scandale », contre sa récupération complotiste. Il évoque la prolifération de salut nazis ou du moins de bras tendus dans une direction qui rappelle ceux-ci, notamment dans la gestique des puissants de l’heure. Or ceux-ci, tout en reprenant le geste, sont dans le déni : « il n’y a rien à voir ». Contre cette hypocrisie, il faut, suivant Péguy, dire ce que l’on voit, ce qui suppose à son tour de voir ce que l’on voit : l’œil écoute, il interprète aussi. L’œil est informé et pour cette raison il est aussi désinformable. Il y a le combat pour les mots, pour lequel sont couramment invoqués Gramsci, Klemperer ou Orwell. Mais il y a aussi le combat pour le visible. Une double vigilance est donc requise.

Il y a "voir ce que l’on voit", pris dans la force de cette formulation, il y a "dire ce que l’on voit" (et par exemple appeler un chat un chat). Mais il y a aussi "penser quelque chose de ce que l’on voit". Voir n’est pas neutre, il est pris dans une interprétation et peut donc être aussi bien éduqué que désinformé. On rêve bien sûr de l’état d’un voir innocent tel qu'Andersen l'a mis en conte au sujet des habits de l’empereur. Le voir démasquant et décapant. Mais il faut aussi considérer la force de l’habituation commune du voir qui produit l’illusion collective. Comme le langage commence à penser pour nous quand il ne fait plus que ronronner, que ses expressions sont reprises sans être remotivées ni interrogées, le voir peut nous endormir. Nous dormons alors les yeux grand ouverts. Voir ce que l’on voit serait une façon de rester éveillés.

Mais il y a aussi la réflexion. À rapprocher de la formule de Péguy est donc cette phrase de Nelson Mandela rappelée en plusieurs de ses écrits par Barbara Cassin : « Que pensez-vous de ce que vous voyez ? ». Une telle phrase aurait servi de commentaire principal au musée anthropologique et raciste issu de l’Afrique du sud ségrégationniste. Elle indique le gain de la réflexion, car il eût été commode de faire disparaitre d’un seul coup la muséologie raciste. S’y confronter et être invité à prendre position et surtout à réfléchir pour soi-même mène bien plus loin.

Quand il nous enjoint à « voir ce que l’on voit », Péguy nous incite à la réflexion, c’est-à-dire à refuser un voir passif et partagé par le sens commun de l’heure. « Voir ce que l’on voit » ; c’est bien y regarder ou encore: y regarder à deux fois ; c’est savoir ce que l’on fait en voyant ; c’est donc réfléchir.

Voit-on bien ce que l’on voit ?

  La République de Weimar est trop souvent réduite à son échec politique final. Notre regard ne l’interroge que pour savoir ce qu’il faudr...