Tirés de cahiers recopiés, sélectionnés par Bernhild Boie, cet ensemble* prolonge les écrits comme les Lettrines ou les Carnets du grand chemin, où Gracq a concentré l’essentiel de son effort après ses rares et précieux romans (parfois s’y glissent peut-être quelques ébauches de textes repris ailleurs, suscitant une impression troublante de déjà lu). Le lecteur s’interroge sur le parcours de qui flirta avec le surréalisme, s’illustra dans quelques romans pour se concentrer sur le genre très subjectif de fragments. L’abandon du roman se pressentait au cœur même des romans les plus réussis à travers le statut de plus en plus évanescent des personnages. La rêverie et la promenade, la poétique du paysage sans personnages devait remplacer un genre dont la séduction tenait sans doute à l’attrait imaginaire de la fiction. Avec ces fragments, c’est le temps d’une critique qui garde quelque chose de la virulence du pamphlet, qu’il pratiqua, et des jugements catégoriques sur l’époque et ses représentants.
Des quatre sections regroupant les fragments écrits à des moments différents, si l’on peut reconstituer leur datation, parfois les années 1970 ou 1980, certains peut-être plus anciens (comme celui qui évoque la mort de Paul Valéry ?), la première, intitulée « Chemins et rues », apportera peut-être le plus de satisfactions au lecteur. Il retrouve l’écrivain géographe qui a fait de la sensibilité atmosphérique à ce pays de Loire une marque singulière. Le paysage n’est pas magnifié mais abrite au contraire l’annonce d’une tragique ruine imminente. Rien d’une idylle, parce que déjà le pessimisme historique de l’auteur s’empare du monde naturel qui préservait quelques îlots ou « Kamtchatkas » poétiques, encore présents ici, issus de couches géologiques antérieures de son écriture. La force du souvenir et sa concentration sur la puissance d’émotion qui peut se tenir tapie au détour du chemin est bien là, et diffuse sa force envoûtante (recueillis dans la seconde section, dont le titre, « Instants », rappelle cette recherche épiphanique, quand « reflambe » un sentiment enfoui).
Les deux derniers ensembles varient des expériences de lecture et d’écriture sur le mode de En lisant en écrivant. Le goût de Stendhal y ressort avec vivacité, l’attrait pour la condition militaire qui devrait donner une forme à la société, qui explique aussi le salut à Vigny, et la tonalité souvent critique à l’endroit de la modernité, y compris de celle à laquelle il a participé. On s’arrête à Valéry ou Gide, sans se risquer bien au-delà. Le roman est sans doute moins présent, Balzac et Zola disparaissent au profit des instants d’exaltation stendhalien et des plongées proustiennes dans l’épaisseur du souvenir. La contrainte de s’occuper de l’état civil et de la société en général est depuis longtemps abandonnée. Les sciences humaines en prennent pour leur grade, trahissant plutôt le manque d’information du critique que la pertinence de ses jugements. Le repli et le retrait confèrent à ces arrêtés souvent péremptoires mais aussi prévisibles un air de morosité qui peut lasser. Vers la fin du livre se cachent pourtant des joyaux incandescents, quand il est question de l’écriture et que Gracq revient sur la phrase. Il ne revendique ni ne pratique aucun retour à quelque classicisme grand style qui pourrait être celui de l’ « enchanteur » Chateaubriand, mais assume la « détérioration » de la syntaxe dans le maniement du relatif qui. Il milite pour une distension du rapport entre le relatif et son objet, introduisant une incertitude calculée dans la phrase. De même, l’italique ne lui est pas une baguette d’instituteur pour attirer l’attention, mais un dispositif de « surcompresseur » pour charger autrement la teneur sémantique, redoubler la valeur du mot dans la chaine signifiante. Il admire dans une phrase d’Adolphe « l’accablante disposition de ses adverbes et de ses adjectifs ». S’il semble rester – et reste à maints égards – dans le cadre de la poétique du choc des surréalistes, alimentée par l’usage prolifique du « stupéfiant image », quand il dit son désir de « restituer au langage sa puissance de choc », il soumet cette doctrine à une cure d’austérité qui la replonge dans sa motivation première : l’attention aux premières cristallisation sémantiques qui pouvaient fasciner les romantiques allemands. La visée recherchée est un éveil constant de l’esprit. Un emploi heureux qui relance le langage aura ainsi « embrayé sur l’esprit selon un angle d’incidence neuf ». La prose s’engage dans cette quête poétique et propose ses calculs où la tension entre le dit et la « longueur des phrases » cherche sa « proportion » la plus efficace.
Ces notations de poétique invitent à une relecture des premières sections, en quête de cristallisations ou de « nœuds de vie », qui rencontrent ces « éclaircies augurales ». Le titre choisi par B. Boie dit bien cet effort de tension poétique incessamment repris par Gracq, ou d’ouverture de l’empan. Un effort souvent contredit par la pesanteur des clôtures d’horizon idéologique qui affaiblissent nombre de jugements, comme si l’auteur se mettait en retrait de son propre temps. Contre cette tendance déclinante, le rappel de l’injonction poétique accueillie en ses jeunes années (« Lâchez tout ! ») fait de nouveau bailler la phrase : « Quelques fils seulement, venus de l’indéterminé et qui y retournent, mais qui pour un moment s’entrecroisent et se serrent l’un l’autre, atteignent, entre les bouts libres qui flottent de chaque côté, à une constriction décisive. Une sorte d’enlacement intime et isolé, autour duquel flotte le sentiment de plénitude de l’être-ensemble. » Une écriture somptueuse tisse de tels nœuds, incroyablement vivante.
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Julien Gracq, Nœuds de vie, Paris, Corti, 2021.
Photos des bords de Loire aux alentours de Tours (DT).