Celui de Louxor (photo DT) |
1.
Il y a deux Egypte. La Haute est celle des temples, dont les dimensions
sont telles qu’elles ne se laissent pas décrire. Pour les ressentir, il faut y
être, y entrer, écrasé par la masse des pylônes, la robustesse des colonnes, le
mystère croissant de la progression. L’architecture sépare un lieu pour y faire
entrer à demi. L’autre moitié est réservée. On démarque l’espace de la
rencontre avec le sacré, la cour où l’on porte les offrandes, pour reproduire
dans ce lieu découpé la coupure d’avec le monde des prêtres, puis du
grand-prêtre et des divinités. Le temple met en scène la fermeture qu’il
symbolise : il accueille, tout en ne permettant pas qu’on accède jusqu’en
son saint des saints.
La cour et les chemin de colonnades sont les lieux ambigus de la rencontre
et de l’approche. Difficile de n’être pas saisi par ces volumes dessinés. Cela
est imposant, mais non nécessairement effrayant. Les figures dessinées de
toutes part ont souvent de la bonhommie et un sourire en coin qui allège leur
posture hiératique. La vie quotidienne est aussi figurée. Il faut bien que les
offrandes proviennent de quelque terre, de quelque travail. La végétation
fluviale, propice aux oiseaux, y invite sa poésie propre.
Nous traversons le désert sur le Nil, mince ruban vert entre les sables. Là
aussi, une expérience que ne remplace aucune préparation, aucune connaissance
préalable. Le jeu répété du cosmos opérant la traversée du grand fleuve de vie.
Le soleil plongeant et réémergeant, parcours incessant de lumière, suggestion
incontestable d’une suite à laquelle ces tombeaux sont des hommages démesurés,
creusés dans la vallée ou sous des édifices d’une bouleversante géométrie.
À pied dans la tourmente cairote, où chacun, si occupé de ses activités
propres, n’a guère de curiosité pour vous. Incroyable déferlement de véhicules,
bêtes, formes humaines. Passages impossibles des trottoirs, rues encombrées et
sales, bâtisses toutes de guingois.
Celui de la place de la concorde (photo DT) |
2.
Et puis il faut bien voir que l’Egypte se donne à voir à travers un système
d’exploitation cynique de ses ressources, populations et territoires.
On vous convoie sur place dans une noria d’avions arrivant et repartant à n’importe
quelle heure. Ce bétail touristique est piloté directement dans des hôtels qui
semblent des forteresses, îlots de calme « international ». Il n’est
manifestement pas prévu que ces humains sortent par eux-mêmes, fût-ce pour
faire le tour du pâté de maison. Un car vient les chercher assez tôt pour les
déverser sur les lieux super sécurisés qui font la célébrité du pays : pyramides
et musées. Ces lieux stratégiques du tourisme mondial sont des forteresses,
dotées d’une présence militaire affichée. Chaque groupe ou grappe touristique
est accompagnée d’un garde du corps armé dont la fonction est de limiter les conséquences
d’un attentat par une riposte rapide. Car malgré tous les contrôles, l’impression
est que ce système n’a rien d’infaillible.
Sur les "sites", on vous laisse un temps extrêmement réduit, on vous sert un
discours banal dans l’idée que de toute façon ces dynasties égyptiennes et
leurs mythologies ne vous intéresseront pas et sont trop compliquées, on
invente un récit à la portée des enfants. Les aspects contemporains du pays sont
évoqués dans le conformisme et l’euphémisme le plus extrême. On enterre
volontiers l’élan du printemps de naguère.
En chaque lieu, les différents groupes se retrouvent et se gênent mutuellement
par leur abondance numérique. L’entre soi indécent colore les plus sublimes
visites.
La navigation fluviale évite-t-elle ces engorgements ? Dans les arrêts
qui ponctuent la descente ou remontée du Nil, c’en est presque comique, car les
bateau lâchent en même temps leurs livraisons humaine qui se dévident sur les
sites, des temples somptueux, tout d’un coup assiégés, entre deux phases de
vide. Ces moments d’arrivées et de départ des masses touristiques sont précieux
pour les multiples petits vendeurs qui se ruent sur leur passage en brandissant
leurs marchandise, puisque le court trajet entre les bateaux et les lieux
protégés sont l’unique point de contact entre la masse étrangère et la masse
autochtone.
Tout est fait pour séparer ces deux populations. Les hôtels plus anciens,
encore dans les villes, dans les rues passantes, semblent veufs et désertés. On
préfère ces forteresses isolées du pays. Mieux encore. Les bateaux croisant sur
le Nil restent à distance des populations. Ils se déplacent en cohorte, les passagers
du second respirant les fumées du premier, ceux du troisième les siennes et
ainsi de suite. À l’arrêt, il faut bien que les moteurs tournent et asphyxient
qui se risque à l’air.
Contempler les eaux du Nil de près : en une minute, un tel nombre de
déchets vous passe sous les yeux… qu’on en remplirait une poubelle … des Danaïdes.
Sur 3 000 kilomètres de fleuve, on imagine bien ce qu’il charrie.
Les hippopotames ni les alligators ne s’y font plus voir. Les ibis trempent
leurs pattes dégoutées dans un breuvage peu appétissant.
Ni les uns ni les autres ne se soucient de cela.