dimanche 23 septembre 2018

Simmel, l'été indien

Quand il meurt le 26 septembre 1918, Georg Simmel a soixante ans et la guerre n'est pas encore terminée. Il vit depuis quatre ans à Strasbourg, son premier poste, qu'il rejoint à la veille du déclenchement de la guerre. Il sera aux premières loges.
Il s'installe - comme tous les professeurs de cette magnifique Université, véritable fleuron du Reich - dans le quartier universitaire, face au jardin botanique, rue de l'observatoire. Pour un observateur de la société qui l'entourait, c'était assurément la meilleure adresse.







 Rue plaisante, calme, protégée de son sens interdit, qui marque la contradiction qui semble avoir accompagné sa vie comme sa pensée. La calamité réservait des heureuses surprises, mais les joies étaient entachées de deuil.

1918: on voulut oublier la guerre, on ensevelit aussi son oeuvre. Le penseur de son temps, de cette modernité envahissant si rapidement tous les terrains de l'existence qui fut expérimentée autour de 1900 dans l'empire allemand, fut regardé comme solidaire de ce monde révolu. On voulut rompre, et ce qu'on garda de lui, ce fut le savoir, ou sans le dire. La période du nazisme accusa cet oubli: il avait pensé un monde de la différence et de l'individualité que celui-ci rejetait. 
L'oeuvre, sans être absolument ignorée, restait après la guerre marginale.
 Elle ne commenca d'être traduite en France (à l'exception du volume paru de son vivant) que dans les années 1980. Dans le même temps, se préparait la grande édition allemande dont le 24e et dernier volume a paru en 2015. 
Ces textes  ont dormi et nous retrouvent comme s'ils avaient été écrits hier (bien que leur style les date aussi d'un siècle). Nous profitons de la distance et cherchons à penser notre complexité en parcourant ses analyses. Il a passé pour pessimiste alors que le diagnostic qu'il fourni est toujours ouvert, critique et attentif aux ambiguités, convaincu de la nécessité des transformations (et donc "moderniste"), mais prompt à en repérer les effets pervers (et donc "sceptique" à certains égards, en tout cas critique).
On accède à cette oeuvre parfois par le bout le plus facile, des essais apparemment frivoles, et qui déjà, font penser. On y accède en surmontant différentes barrières: une réserve idéologique, politique, rationaliste, stylistique. On lève peu à peu ces obstacles en lisant la cohérence d'une argumentation toute dévolue à saisir son temps, en reconnaissant le primat du problème sur le résultat et la précision de maints diagnostics.
Il complique, mais sait le faire avec simplicité. Il fait entrer dans la complication.
Un siècle après, le monde est infiniment plus différencié, globalisé, à la fois nivelé et particularisé en "communautés", plus indirect, technologicisé et théoricisé, et en même temps plus immédiat, apparemment immédiat, faussement immédiat. 
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En 2012 a paru un premier ensemble (publié avec Gregor Fitzi) qui aide à baliser cette oeuvre immense:
Un mot sur cette couverture: l'auteur dont il est question n'a pas à être représenté sur le livre. Simmel n'a laissé de lui que 3 photographies. C'est peut-être qu'il n'attachait pas une grande importance à l'apparence. En revanche, il savait que la relation sociale est un phénomène complexe, qui suppose tout un jeu de reconnaissances. L'affinité des regards portés sur le monde moderne par Simmel et par Tati a déjà été signalée. C'est qu'elle est profondément juste. On commence à voir quand on sait se détacher du commentaire, éteindre le son en quelque sorte, voir les relations comme des choses et dans les choses les relations. Quand Tati regarde la scupture de Max Ernst, on peut se demander s'il s'agit d'une relation sociale, à la limite...
Ce livre (numéro de la revue canadienne Sociologie et sociétés) fut suivi d'un second en 2017 (publié avec Bénédicte Zimmermann):




 C'est ici une forme plus abstraite, et complexe en même temps, empruntée à Jean Arp, la "Forêt" (1916), qui fait écho - sans rien illustrer évidemment - à ces essais de géométrie sociale effectués par Simmel, soucieux de faire entrer les rythmes de la vie moderne dans les différents schémas que celle-ci dessine à tous les niveaux de la réciprocité. La forêt n'est plus le mythe germanique (qu'on retrouverait à la rigueur encore chez Max Ernst justement ou chez Anselm Kiefer), mais l'entremêlement moderne de l'autre dans le même (le forestier, c'est d'abord l'étranger), en une danse compliquée, sur une surface réduite. N'est-ce pas exactement ce dont il s'agit?

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En guise de salut, voici dans la suite quelques éléments grapillés parmi de nombreux essais pour comprendre cette oeuvre. 

D'abord sur le point de vue qu'il adopte: 
Alors que la logique de la connaissance de la nature correspond à une logique à deux termes, un cas entrant sous un concept plus général, selon les formes simples de la détermination, la logique sociologique est une logique à trois termes, où A fait quelque chose à B en vue de C par exemple, ou A donne B à C, avec toutes les complications imaginables.
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Simmel était pleinement de son temps (1858-1918), l’époque « wilhelmienne » dont il partageait l’engouement pour la science et la technique, la promotion d’une modernité urbaine, tout en souffrant des étroitesses d’une société hiérarchisée et largement conservatrice. C’était un « homme du 19e siècle ». Plaçant la valeur de l’objectivité au centre de ses préoccupations, il fut d’emblée positiviste, évolutionniste, vraisemblablement social-démocrate. Né au croisement le plus traversé de Berlin d’où sort maintenant de terre la bouche du métro « Centre ville » (Stadtmitte), à deux pas de la place de Potsdam, Simmel, profondément lié à sa ville, s’est assimilé au monde moderne qu’il a cherché à penser. Né dans une famille de commerçants juifs convertis au protestantisme, lui-même virant vite à l’agnosticisme, il développa sa pensée dans le cadre immanent d’une analyse des formes de socialisation bientôt complétée par une anthropologie philosophique. Il n’a pas laissé d’écrits autobiographiques ni témoigné particulièrement sur sa personne. C’est sans doute dans l’étude sur « la grande ville et la vie spirituelle » qu’il a le mieux dépeint son expérience urbaine, son propre monde. Il s’intéressa aux conditions de l’action morale à l’âge de la science, dès son Introduction aux sciences morales, ce qui le conduisit à la sociologie. L’histoire ne le concernait pas comme étude du passé, mais comme une forme de science, pour les problèmes particuliers posés par son épistémologie. Simmel n’était aucunement nostalgique. Pour autant, il n’y a chez lui aucun culte du progrès. Il se distancia de la téléologie de l’histoire, qu’elle fût positiviste ou marxiste. Il n’en fut pas moins étranger à tout discours apocalyptique, à tout décadentisme. Son lieu historique fut le présent, dont il considéra les tensions, les crises, voire le caractère tragique. Simmel fut le penseur de la modernité comme crise continuée.




Simmel et Valéry


Le texte sur l’Europe s’inscrit parmi les réflexions sur la crise et la tragédie du monde moderne. Il s’appuie à ce titre sur l’interprétation de la modernité fournie dès 1900 dans la Philosophie de l’argent. C’est ce qui lui confère sa cohérence et sa profondeur. Mais en abordant explicitement l’Europe en pleine guerre, Simmel met à l’épreuve son analyse dans un contexte qui vient à la fois confirmer la crise et peut-être dégager des issues. La guerre spécifie la crise, dont la portée est plus générale. En suscitant notamment des comportements solidaires, elle recrée du lien social alors que la logique de la modernité tend à le dissoudre. Elle crée du lien en accusant le fossé entre les nations. Tel est son paradoxe.

En accentuant la différenciation des nations européennes, la guerre conforte leur individualisation. Or cette confortation est trompeuse, puisqu’elle conduit droit à leur destruction. Il convient d’envisager pour cette raison l’après, qui retrouve la dimension commune que l’accentuation des particularités n’a pas pu abolir. Le recours à la parabole de l’Enfant prodigue dit aussi ceci : c’est à celui qui aura le plus péché, qui se sera davantage éloigné de ses devoirs, de son foyer, qui aura fondamentalement erré, que sera le plus accordé. Non seulement le pardon de la réconciliation, mais le surcroit de reconnaissance. Mais cela se laisse-t-il transposer à l’Europe ?

Les interventions les plus marquantes sur la question de l’esprit, de la culture et de l’Europe, termes souvent pris de conserve, sont plus tardives. Dans la Crise des sciences européennes (1935), Edmund Husserl n’envisageait que le destin rationnel de l’Europe, identifiée à l’invention de la science galiléenne. Il affrontait l’envahissement du monde par l’objectivation. Ce contexte lui permettait de situer la tâche historique de la phénoménologie, assumant une dimension effacée par l’objectivation du monde. Mais il demeurait relativement indifférent aux autres aspects de la crise, notamment politiques.
De son côté, Paul Valéry tenait, dans la Crise de l’esprit (1919), un discours proche par endroits de celui de Simmel, mais sans être soutenu par un cadre interprétatif aussi cohérent[1]. Le discours de Valéry sur la « denrée » de l’esprit, prise dans une logique de « commerce » qui tend à faire « disparaître graduellement » l’inégalité, se laisse aisément rapprocher de celui tenu dans la Philosophie de l’argent (I, 988). L’Europe est pour Valéry une Méditerranée quelque peu élargie, où les peuples se sont mêlés, et ont « échangé des marchandises et des coups » (I, 1004). Il vaut la peine de le citer ici, après les textes de Simmel, pour montrer la rencontre peu souvent notée des deux penseurs :

« Cette Europe triomphante qui est née de l’échange de toutes choses spirituelles et matérielles, de la coopération volontaire et involontaire des races, de la concurrence des religions, des systèmes, des intérêts, sur un territoire très limité, m’apparaît aussi animée qu’un marché où toutes choses bonnes et précieuses sont apportées, comparées, discutées, et changent de mains. C’est une Bourse où les doctrines, les idées, les découvertes, les dogmes les plus divers, sont mobilisés, sont côtés, montent, descendent, sont l’objet des critiques les plus impitoyables et des engouements les plus aveugles » (I, 1005).

Valéry lie explicitement son bilan de la modernité à la question de l’Europe. La rencontre avec Simmel est frappante. Les réflexions qui sont, chez Simmel, ancrées dans une analyse de l’emprise de la relation et de la fonction, à travers l’argent, sur la substance et les attachements traditionnels, et que celui-ci monnaye si je puis dire dans ses articles sur la crise et la tragédie de la culture, sont directement nouées entre elles chez Valéry. L’Europe y est le foyer de cette modernité fondée sur l’échange et dont une des conséquences psychologiques est « une sorte d’obnubilation générale de la sensibilité » (I, 1037), voisine des figures du blasé et du cynique chez Simmel. De même, ses réflexions sur la « structure fiduciaire qu’exige tout l’édifice de la civilisation » (I, 1035) ne laissent pas d’évoquer le rôle de la confiance dans les relations sociales, un des thèmes centraux de Simmel. Tous les édifices sociaux (l’ontologie sociale dont on commence à reparler) ne reposent que sur un jeu complexe de conventions partagées, une reconnaissance mutuelle incessante, dont la cessation plongerait dans le néant cette réalisation collective. Enlevons le papier sur lequel nous marquons nos accords, et plus encore, enlevons « le support de ce support : la croyance, la confiance, le crédit que nous accordons à ce papier écrit » (I, 1036), tout s’effondre. La consonance des deux positions vaut pour l’analyse du monde moderne où domine la relation quantitative. Mais le discours spécifique que Simmel porte sur l’Europe, qui s’appuie sur ces interprétations générales, s’efforce de prendre en compte davantage l’individualité historique de ses composantes, alors que Valéry en tire des idées singulières comme la démocratie grecque, le droit romain, le christianisme.
En érigeant l’Europe au statut d’Idée, à savoir d’une exigence issue de ses propres réalisations passées, instaurant une rupture dans le cours de l’histoire, à la contingence de laquelle elle demeure entièrement sujette, Simmel visait, sans idéalisme ni optimisme excessif (ce n’était pas le moment !), le cœur de la question. C’est l’apport de la catégorie de plus-que-vie que de rendre pensable la constitution d’un ordre de valeur propre, distinct de la logique implacable de l’aliénation qui conduit l’esprit à être chassé de ses productions. Cette catégorie, dont la portée est soulignée par le Tournant vers l’idée, distingue le discours simmelien des pessimismes tragiques à la tonalité parfois apocalyptique, dont le Déclin de l’Occident est le plus connu. En marquant un coup d’arrêt, elle rend pensable un retournement axial du flux historique et la constitution d’un ordre de valeur propre. Le Journal posthume rappellera que l’objectivité est une invention de l’Occident[3]. Dans une veine voisine, Cassirer s’attachera à spécifier les modes d’objectivation symbolique comme autant de langages pluralisant le monde. L’Europe n’est pas la terre natale de l’Universel, mais une configuration historique singulière, marquées de tensions et de discordes et par là même sans doute remarquablement individualisée. On peut y voir une richesse et une ressource.


[1] P. Valéry, „La crise de l’esprit » (1919), « Note (ou l’Européen) » (1922),  « La politique de l’Esprit » (1932), dans Œuvres I ; Regards sur le monde actuel (1931), dans Œuvres II (éd. J. Hytier, Paris, Pléiade, 1957, cité par le volume puis la page).
[3] „Die große geistesgeschichtliche Tat Europas gegenüber dem (nicht indischen) Orient ist die Entdeckung der Objektivität.“, GSG 20, 293.


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