samedi 7 mai 2016

Effets de la diversité des langues sur la recherche, la communication et l’enseignement des idées



La réflexion devrait se porter concrètement sur le gain cognitif de la pratique de plusieurs langues. S’agit-il vraiment d’un élargissement de ma capacité à penser, comme le suggérait Humboldt ?
Les SHS tendent par un pôle à la formalisation par ambition de souligner leur universalité et le caractère contrôlable de leurs procédés, mais demeurent par un autre pôle irrémédiablement liées aux langues naturelles. L’inventivité est pour partie liée à celles-ci. Les poètes sont ainsi tous (il est à peine d’exceptions) des traducteurs : c’est que leur investissement créatif de la langue passe par la confrontation à d’autres langues. Dans quelle mesure peut-il, voire doit-il en aller de même pour la rechercher en SHS ? Qu’apporterait pour l’enseignement la confrontation soutenue à plusieurs langues ? 1) au plan des contenus, l’étudiant doit-il être assigné à un état fini de traductions ? (limitation objective de son horizon) 2) au plan des concepts, peut-il compenser l’ignorance d’une langue en recourant à des traductions dans une autre langue, soit parce qu’elles sont inexistantes en la sienne, soit parce qu’elles sont inintelligibles (Freud ou Heidegger en français et donc lus plutôt en anglais) ? (secondarisation de son accès aux sources – peu important dans la masse ou de loin, mais vite essentiel dans le détail)
La mise en place d’une Europe de la recherche qui commence avec les échanges Erasmus et s’affine dans les structures internationales est-elle la bonne réponse ? Quels en sont les effets positifs et négatifs ? comment l’infléchir ? Quels sont les atouts des structures multilingues – et quelles leur pathologies ?
A partir de réflexions concrètes, il s’agira de s’interroger sur nos certitudes, loin des discours de doctrine, pour tracer des perspectives.


Premier cas : la parole politique.
Donald Tusk ist ein sympathischer und kluger Mensch, den die Jahre in Polens antikommunistischer Opposition geprägt haben und der sich vor dem großen europäischen Umbruch mit gefährlichen Arbeiten in großer Höhe sein Brot verdiente. Sich auf Gipfeln in englischer Sprache zu bewegen, ist eine Sache, die Tusk hingegen erst mühsam lernen musste, und noch immer ist er gezwungen, sich einfacher und damit eindeutiger auszudrücken, als ihm und anderen lieb ist.
Also spricht Tusk: „Wir können ein schwarzes Szenario nicht ausschließen.“
Nach einem für Brüsseler Verhältnisse vergleichsweise kurzen Abend ist das der Satz, der bleibt. Es ist ein Satz, der eher resigniert klingt als aufgeregt. Der einräumt, dass nach fünf Jahren des Kampfes um Griechenland gerade einmal fünf Tage bleiben, um ihn zu gewinnen. Und dass die Chancen dafür miserabel stehen.
(tiré de Süddeutsche Zeitung, 9 juillet 2015, Die Seite Drei)

Dans un milieu international où l’anglais est la langue parlée au plus haut niveau, ce sont justement les nuances qui peuvent avoir des conséquences incalculables. Car apprendre à parler la langue de bois (ou à parler diplomatiquement) est plus facile dans sa propre langue que dans une langue apprise. Le langage nous piège en nous poussant à dire plus que nous ne le désirons parfois. Le choix d’une langue commune n’est qu’en partie la meilleure solution, car elle introduit des malentendus dès qu’on quitte la pure communication de contenus dénotatifs, mais aussi des disparités entre les locuteurs qui ne sont pas sur le même pied.

Deuxième cas : la contribution du chercheur.
Il y a une quinzaine d’année, on m’a demandé de participer à un colloque en langue allemande, mais la publication qu’on souhaita en extraire devait être en français. N’ayant pas eu le temps ni l’énergie alors de refaire le travail, je me suis contenté de traduire mon texte allemand. Las ! comment pouvait on être si plat, si « plakativ » comme on dit en allemand, si maladroit. On eût dit un ours balourd. L’expérience de la retro-traduction est extrêmement significative de ce qui passe et de ce qui ne passe pas dans l’expression dans une autre langue assez bien sue. Les thèses, les hypothèses passent, les exemples et les citations, les concepts aussi. Mais ce qui ne passe pas est la permanente modalisation de l’écriture qui donne sa profondeur à la réflexion et sa finesse à l’expression. C’est finalement une dimension essentielle de la communication qui disparaît : la modalisation. Il s’agit manifestement de plus que la simple connotation. Les thèses sont là, les concepts aussi, pourtant, la scientificité en pâtit. Il est nécessaire de s’interroger sur ces limitations, qui ne sont pas réductibles à la dimension stylistique personnelle, non plus qu’à la maîtrise de la rhétorique scientifique requise dans telle ou telle langue, mais qui engagent la qualité scientifique du discours dans l’autre langue.

Troisième cas : de l’ignorance à l’exclusion.
Il sera ici question du prisme imposé par le choix d’une langue dans la connaissance d’une question. Qu’est-ce qui est traduit, disponible, en quelle langue ? A maints égards, sur le marché académique, ce qui n’est pas publié ou traduit en anglais n’existe pas. C’est donc ignoré. En anglais, le mot n’est pas passif, il est au contraire intentionnel. Ignorer, c’est le vouloir, c’est exclure.
Les conséquences sont patentes : uniformisation, appauvrissement, psittacisme.
L’historien du droit Michael Stolleis le rappelait en octobre 2014 (Wir Europäer lesen einander immer weniger, FAZ 1.10.14) : Wenn alles aus dem Gesichtsfeld schwindet, was nicht durch das Nadelöhr des Englischen gelangt, dann entsteht Fremdheit. (…) Beim sprachlichen Zwangsumtausch über das Englische oder Amerikanische geht nicht nur die Masse verloren, sondern auch die Qualität differenzierter Verständigung.
Stolleis cherche à circonvenir la langue-pont qu’est de facto l’anglais, au moins quant à la communication intraeuropéenne, où rappelons-le l’anglais n’est nullement la langue la plus parlée. Il s’agit d’échapper à une logique de l’aliénation entre les locuteurs et les institutions mais aussi les discours scientifiques qui les entourent. Ce qui fonctionne à peu près pour la transmission des résultats, cela ne va plus pour l’invention, la production de résultats nouveaux. Et la maîtrise de l’anglais entraîne un avantage stratégique indépendant de la qualité scientifique, conduisant à surévaluer des recherches banales mais bien troussées en anglais sur des études plus novatrices mais limitées dans leur internationalisation (je songe à un grand spécialiste français de la statistique dans une discussion d’économistes franco-allemands, il était un peu comme l’albatros de Baudelaire). Il y a donc une aliénation au sens d’une séparation des capacités subjectives et des formes dans lesquelles elles peuvent se déposer. Cette aliénation a pour conséquence une non reconnaissance de pans entiers de la réalité, en l’occurrence du monde intellectuel.
Ne faut-il pas faire en sorte que l’on distingue plus nettement entre la langue pour échanger et celle pour penser, innover, écrire ? Attendre de tout chercheur un bon niveau d’anglais pour la communication, mais sans l’inciter à ne publier qu’en anglais. Il s’agirait dès lors de mutualiser des services de traduction pour que ce qui est le plus pertinent en chaque domaine puisse être traduit en anglais – quelques articles suffisent en général.

Quatrième cas : l’écho des langues
Parler une langue n’est pas parler une langue. Une langue est parlée toujours dans un horizon de pratiques et de savoirs préalables qui ne disparaissent pas avec le passage à l’écrit qui les rend invisibles. C’est particulièrement le cas des langues mondialisées. L’anglais des Anglais est saturé de King James Bible et de Shakespeare. Dans d’autres parties du monde on aura encore la saturation biblique, mais moins ou plus du tout de Shakespeare (perçu par les locuteurs, à part last not least etc.). Ailleurs encore plus rien de biblique (j’imagine l’anglais parlé en Inde). Selon qui la parlera, la langue sera donc différente comme elle l’est déjà en Angleterre même relativement aux accents qui sont des classeurs sociaux plus sûrs que les apparences (Orwell dans la dèche démasqué par son accent etonien – on ne se refait pas). Le français a des saveurs différentes au Québec et en Afrique, saveur voulant dire que l’ensemble du système de référence des locuteurs est différent, donc que c’est aussi une autre langue.
Rapportée à l’écriture de recherche, cette réflexion signifie que chaque usage de la langue suppose des renvois culturels implicites. Autrement dit une langue internationale entièrement explicite n’est pas imaginable. Nous avons pourtant le modèle de la philosophie dite analytique : mais précisément l’univocité n’est gagnée qu’au prix d’une réduction des problèmes à des micro-unités. Les traditionnelles et inévitables jokes censées détendre l’atmosphère sont le plus souvent complètement intraduisibles et inintelligibles (idem chez Winnicott, dans les conférences : l’humour est situationnel et souligne par contraste le caractère désossé du propos exagérément technicisé). Ce qui veut dire qu’on réduit la science à des micro-démonstrations, toute discussion au niveau des catégories « meta » et tout retour sur les formes de conceptualisations étant exclu d’emblée, ce qui est en contradiction avec l’orientation des sciences humaines et sociales comme étant à la fois empiriques et réfléchissantes.


Ces notes ont été préparées en vue d'une rencontre sur les incidences de la traduction et du multilinguisme sur les sciences humaines et sociales à Menagio (Villa Vigoni), les 12-14 octobre 2015.

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