jeudi 25 juillet 2024

Le Comte de Monte Cristo : la vengeance du romanesque

 

Edmond plonge pour secourir, en pleine tempête, une jeune femme que se noie. Il est promu pour cet acte de bravoure, faisant honneur à la dignité humaine, préférée même au respect de l’ordre de son supérieur qui lui avait intimé de ne pas plonger. Il remplacera le capitaine. Lequel en concevra une haine profonde. Un capitaine peut faire un beau mariage. Mais il s’est élevé. Il tombera de plus haut. Une trahison lui vole sa vie.

Edmond, qui a sauvé une vie par un réflexe généreux, mais idéaliste, perdra bientôt la sienne, trahi par un rival. Le pauvre, il ne comprend même pas ce qui lui arrive, quand la maréchaussée vient le prendre au collet en pleine église, au moment où il s’apprête à conclure un beau mariage avec une femme qu’il aime et qui l’aime et qui, ce qui ne gâte rien, est un bon parti. Tout allait trop bien.

Il disparait au Château d’If. Personne ne se soucie de lui. Il ne comprend pas ce qui lui est arrivé, mais aimerait bien savoir. C’est ce qui le maintient en vie.

 


 

Il passe ainsi quatorze années enfermé. Il est mort. Il parvient finalement à sortir, romanesquement, de cette prison. Il ressuscite. Mais le monde a changé autour du revenant.

Edmond a épousé les idéaux héroïques de l’Empire : le courage, la dignité, l’amour. Il avait commis l’erreur de les croire partagés. On voit ce que cela lui a coûté. Il découvre maintenant un monde dans lequel ils n’ont plus cours du tout. Il n’y a pas sa place. Que va-t-il faire ?

Comment le revenant, porteur des valeurs d’une autre société, peut-il se remettre en jeu, une fois le temps passé, une fois surtout que de nouvelles valeurs se sont imposées ? va-t-il renoncer, comme le Colonel Chabert, cet autre spectre revenu des plaines glaçantes de la Russie, qui finalement renonce à recouvrir ses droits, voyant que non seulement ses proches l’ont trompé et oublié, mais que ce monde n’est plus le sien. Il préfère finir à l’hospice plutôt que participer à cette hypocrite comédie du monde prosaïque. Ulysse, on s’en souvient, prenait sur lui de récupérer sa place, son palais et son épouse. Le prix à payer était le massacre complet de ses rivaux, les usurpateurs, les prétendants. Mais le monde à reconquérir était encore circonscrit, la vengeance totale réalisable. Pourtant, cela même sembla ne pas le satisfaire, puisqu’une rumeur dit qu’il repartit loin de son île, au fond du continent, fuyant à jamais la mer, Poséidon. Et Edmond Dantès ?

Il veut d’abord comprendre. Il doit se déniaiser. Il découvre qu’il a été trahi, plutôt deux fois qu’une. Puis il a besoin de savoir. Il se met en quête de preuves. Enfin il souhaite se venger, mais sans désordre, avec méthode. Trois cibles principales sont désignées. Il a pour cela, nous sommes en régime romanesque, des moyens à foison : le trésor des Templiers. C’est ici que le roman devient intéressant.

Pour mener à bien son plan, Dantès change d’identité. Comte de Monte Cristo. Comte, il vient précisément régler ses comptes. Monte Cristo, il est le ressuscité qui annonce sa propre rédemption dans la vengeance. Non, il ne donnera plus l’autre joue à gifler. Il rendra coup pour coup. Il se fait le bras d’une justice transcendante. Chassé du Paradis de l’amour et de la reconnaissance, transformé par les années de purgatoire à If, il ouvre le chapitre de l’Enfer. Mais ce sera pour les autres. Il n’est pas Dantès pour rien.

L’Ancien monde héroïque vient à l’assaut du monde moderne désenchanté avec les ressources d’un trésor médiéval. Avec sa rapière et ses pistoles, Dantès affronte les milieux de la finance et de la politique. Il navigue désormais en eaux troubles. Il a connu tant de tempêtes qu’il est sans doute armé pour cela. Dumas part à l’assaut de Balzac.

Balzac a cherché à montrer que le monde prosaïque et désenchanté de la Restauration n’était pas moins romanesque que celui des valeurs héroïques. Il s’inscrit dans la suite de Cervantès : le véritable romanesque n’a pas besoin des dehors du romanesque. Il peut se produire au coin de la rue, à la prochaine auberge, autour de nous. Observer le basculement d’un monde à l’autre tel qu’il se reflète dans les comportements individuels, prompts à adopter d’autres valeurs, voilà un objet tout à fait digne de la considération du romancier.

Dumas s’y colle. Après avoir suivi l’aventure au temps de l’honneur gascon avec les Trois mousquetaires, géniale leçon d’arithmétique, puis mesuré le temps interne qui se creuse dans l’expérience Vingt ans après, il se risque à percuter deux univers l’un contre l’autre. Le romanesque part à l’assaut du monde trivial et veule des Illusions perdues. Il est en quête de rédemption. Il ne recule devant aucune ficelle, porté par l’excellence de l’intrigue. Car on pardonne une accumulation d’événements peu vraisemblables du moment que l’histoire avance à grands pas selon une attente mûrement préparée. Le lecteur, qui a souffert l’emprisonnement, est vivement intéressé à la l’accomplissement de cette justice. La justice narrative doit faire son œuvre. Il faut que cette affaire se termine. Ce n’est pas tant le sens moral qui est sollicité, car après tout, qui y croit encore ? que la contrainte propre au récit qui produit la nécessité de l’accomplissement du plan de vengeance. Les moyens de celle-ci ne peuvent plus être tirés du monde d’avant. Il faudra faire perdre la face politiquement, financièrement, psychologiquement aux traîtres. Ils doivent rendre gorge, mais sans violence, avec subtilité (bien qu’à l’occasion on tire l’épée, on est quand même chez Dumas).

Dantès a assurément une profondeur qui peut l’inscrire au nombre des grandes créations romanesques, mythique si l’on veut. Il est traversé d’une dualité profonde, d’origine humble, transformé par l’épreuve, qui l’anoblit. Il met en œuvre une punition exigée par un ordre transcendant, plutôt mis au compte de la fatalité que de quelque volonté divine qui n’a plus cours à cette époque troublée. Il écrit sa comédie à lui.

Balzac, qui avait témoigné à Dumas son admiration pour l’intrigue exubérante du roman, avait déjà apprivoisé dans son monde désabusé les éléments romanesques défendus par celui-ci. Il en avait par avance inversé tous les signes. En décrivant la mise en place d’une société fondée sur la propriété et l’argent, et donc sur l’égoïsme plutôt que sur les grands idéaux, il avait pris acte de l’entrée du monde dans l’immanence et le prosaïsme. Seule une comédie humaine pouvait en rendre compte. Et cette comédie ne délivre aucun jugement, car elle a mis en crise toutes les valeurs depuis lesquelles un tel jugement aurait pu être porté. Au nom de quels idéaux condamner Rastignac ou Nucingen ?

Qui s’accroche à ses convictions doit se tenir hors du jeu, comme Chabert renonçant à lutter. Qui veut survivre doit se transformer. Qui veut arriver doit au besoin piétiner ses voisins. Or qui ne s’élève plus redescend. La dégradation sociale est le pire affront. Balzac aurait-il inventé le romanesque sans romanesque ? Aurait-il fait passer celui-ci entièrement du côté de la réflexion, en bon héritier de Cervantès ? Pas tout à fait. En certains endroits survit le romanesque, plus émouvant encore de s’inscrire dans les replis d’une société qui n’y est pas favorable – pas plus qu’aux auteurs de poèmes, Marguerites ou autres. La vengeance de Montriveau, mené en barque par la Duchesse de Langeais, ne le cède point à celle de Monte Cristo, bien qu’il en suspende l’exécution. La fuite de la Duchesse et son enfermement volontaire sont eux aussi l’image inversée de l’emprisonnement de Dantès. Même cadre insulaire, méditerranéen, soulignant la distance et l’individualisation extrême. Dans la collision de deux mondes, celui des militaires, dénué de ressources psychologiques, et celui des salons aristocratiques, qui s’est inventé une autre logique pour survivre, nait une passion puis une bataille impitoyable. Dumas semble reprendre ces éléments, ficelles narratives bien connues, pour déployer, autrement, la guerre des mondes. Et rompre une lance en faveur de l’imagination, contre ce monde étriqué qui s’annonce, tout en étant parfaitement à sa place en lui. Il a trouvé sa niche commerciale. Il vitupère le monde qui le fait vivre.

Ainsi va le monde.