Arthur Lochmann a écrit un livre simple et solide,
roboratif, substantiel et non bavard*. Sa lecture en est extrêmement réjouissante.
Il nous explique l’apprentissage d’un charpentier et la vie itinérante sur les
chantiers. C’est bien le désir de tenir quelque chose dans ses mains et de
travailler à ciel ouvert qui a poussé cet étudiant de droit, philosophie et
allemand à s’inscrire en CAP. Une révolution culturelle personnelle, non
contrainte. Une libération.
Rien de trop en ce livre, mais la description d’un
apprentissage et des étonnements d’un débutant, puis l’acquisition du sens du
savoir-faire qui vient dans la pratique et dans la durée, du rapport aux autres :
un chantier est une collectivité suspendue entre terre et ciel. La rigueur du
livre est tirée du travail du bois. Ce ne sont pas les impressions subjectives
qui en font l’objet, mais les gestes, les progrès dans le maniement des outil
et dans l’appréhension d’un espace nouveau qui importent. La beauté de l’ingénierie
d’un métier qui a finalement très lentement évolué dans ses façons depuis le
temps des cathédrales. La séduction de la connaissance des techniques et des matériaux,
les échanges avec le bois, qui a sa résonance et sa résistance, et n’est pas
simplement une matière première, et certainement plus qu’un matériau.
La rigueur tient à l’absence de romantisme. Une réflexion
informée de références sobrement choisies à la sociologie ou à la critique
sociale contemporaine permettent à notre charpentier de garder les pieds sur
terre, pour suspendu qu’il soit parfois à son échaffadage. La perspective est
bien différente aussi de celle de Fernand Pouillon, dont les magnifiques Pierres sauvages disaient l’ascèse de l’architecte
confronté au message lithique du Thoronet, intégrant immanquablement une
dimension spirituelle au métier de bâtir. L’apprenti a trouvé la juste
distance, sans cesser d’être celui qui réfléchit, qui savoure la précision des
termes du métier auxquels il nous initie, qui rebondit aussi sur les variations
du vocabulaire quand il travaille à des chantiers dans le Brandebourg. Il
glorifie les mots, parce que ces mots là renvoient à des gestes précis, à des façons
de faire qu’il faut avoir essayées soi-même maintes fois par l’imitation d’abord
maladroite et décalée avant d’en saisir toute la portée intime, corporelle,
habituelle. Le langage resourcé dans le temps de l’effort et de l’échange avec
les compagnons est ici restitué à son plus grand sérieux. La charpente ouvre-t-elle
sur une « éthique du faire » ? le mot est peut-être ici
excessif. Mais elle conduit en tout cas à une poétique réjouissante.
Les intitulés des treize chapitres qui composent l’édifice
forment en eux-mêmes un poème. 1, Le cœur
au soleil : c’est l’émerveillement devant le vocabulaire, la
jubilation des éléments. 2, Manucure à la
scie égoïne ; la mise en œuvre, la résistance des matériaux et des
outils qu’il faut savoir apprivoiser. 3, Logique
du geste aérien : le bon geste sur le chantier est une synthèse précaire,
le contraire du renforcement séparé de nos différents muscles dans les clubs de
fitness. 4, Le trait, l’épure et la
charpente : Nous entrons dans le travail même, entre la conception et
l’accomplissement. 5, Un assemblage de carte
postale : comment faire tenir ensemble toutes ces pièces ? 6, L’exacte imprécision : cette
magnifique formule indique le sens du jeu à préserver en fonction des matériaux
utilisés et de leur place dans le dispositif complexe de la charpente, il faut
que « ça biche », mais cet ajustement peut s’accommoder d’une certaine
imprécision. 7, Routines et combines :
que le savoir faire doit-être intériorisé, à l’inverse du savoir de plus en plus
extériorisé dans de vastes mémoires artificielles, il nous rappelle que « l’intuition
se travaille ». 8, Les pieds sur la
canopée : les expériences accumulées lors de la restauration d’un
pigeonnier. 9, Le filtre des ans :
retour sur la conscience d’être pris dans un ensemble de compétences, de savoir-faire
et de techniques élaborés sur une durée séculaire, concentrés dans les gestes
du métier et leurs outils. 10, Les
copains valseurs : sur les migrations des compagnons en formation. 11,
La tournée du coq : qui signale
la fierté publique du travail fait et renseigne sur l’éthique de la
corporation. 12, Le bouquet final :
le signe sensible de l’achèvement, qui est un accomplissement aussi bien du
côté de l’objet que pour ceux qui l’ont fait ensemble, un travail désaliéné.
13, Une bombe à retardement :
laissée sous la soupente, en message surprise aux futures générations qui auront
à rouvrir le travail, signe du sens d’une durée qui excède notre propre usage
et se préoccupe, comme par évidence, des occupants futurs de l’habitation.
Le livre tient bon, il est bien ajusté. Les quelques
prolongements tirés de Sennet, Rosa ou Polanyi ne le font nullement dériver. Encore
une fois, aucun romantisme, aucune idéalisation du métier de bâtisseur, mais
une réflexion sur l’apprentissage et sur la beauté du contact avec les
matériaux, notamment le bois et ses essences si variées. Le récit est
construit, ouvert sur les expériences auxquelles il nous confronte. Il parle d’un
métier, mais propose en même temps une poétique, ajustée à celui-ci.
*
Arthur Lochmann, La
vie solide. La charpente comme éthique du faire, Paris, Payot, Rivages,
2019, 202 p. (paraît dans Esprit).
Les photos montrent la charpente du château de Bruniquel en Occitanie (Tarn et Garronne).
Les photos montrent la charpente du château de Bruniquel en Occitanie (Tarn et Garronne).
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