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Éloge du pinceau à bière



Une des dernières vagues de rêve qui a saisi la partie occidentale de la ville de Berlin fut celle des années 1970, si proches et cependant si oubliées. Le quartier de Steglitz au sud-ouest projette une modernité reposant sur une accumulation de centres commerciaux autour de la rue du château. L’heure est aux voies express, aux drugstores, aux escaliers roulants, à la voiture et à ses parkings. Le plus beau fleuron de cette époque est la « tour du château », un champignon multicolore poussé au-dessus d’un pont d’autoroute enjambant lui-même la grande artère passante et commerçante et du même coup la station de métro conduisant à ce paradis du shopping. Il surplombe la vie piétonne comme un extra-terrestre échoué en pleine ville, surpris de l’agitation qui l’entoure, au point qu’il semble avoir la timidité de la tentacule de l’escargot, prête à se rétracter. 


Dans un monde gris de gris, il apporte son lot de couleur, des couleurs franches et même criardes, qui tranchent résolument avec le pastel des façades des immeubles des Gründerjahre, caressant l’ocre, le vert-pâle et le jaune discret, mais présentant aussi, surtout aux carrefours, des élans plus ou moins gothiques de tours partant à l’assaut du ciel. Cette modernité s’accommodait encore de fantasmagories médiévales, elle n’osait pas s’en débarrasser tout à fait. La rupture est ici assumée, avec une franchise que ne connaissait pas le 19e siècle. Quoique officiellement dénommée la tour du château, Schloßturm, le champignon s’est soustrait à la pesanteur de la rue et survole de son sourire inquiétant tout le quartier, fusée atterrie depuis une autre planète, ou flèche indiquant la direction à suivre sur le chemin d’un avenir vraiment moderne.


L’infaillible sagesse populaire eut vite trouvé la juste dénomination de cette excroissance futuriste : Bierpinsel, le pinceau à bière. Une belle trouvaille qui rachète sur le tard la faible représentation du surréalisme outre-Rhin. Si la forme de bouton de fleur n’évoque pas de façon très intuitive le pinceau, le contenu en justifie partiellement l’appellation, puisque la bulle suspendue abritait un restaurant tournant, avec une vue imprenable sur l’autoroute urbaine, susceptible d’offrir un spectacle constamment renouvelé aux clients mastiquant leurs steaks. Il invitait, du temps de sa splendeur, le passant affamé en se présentant comme Restaurant’s mit Weitblick, le restaurant qui voit loin (avec un inexplicable s’ qui avait sans doute pour fonction d’américaniser un peu le lieu). C’est bien vers l’avenir que l’on regardait.
 Le champignon est l’un des témoins les plus audacieux de la pop architecture du début des années 70 (il est l’œuvre de Ralf Schüler et Ursulina Schüler-Witte), futuriste et joyeuse, pas encore post-moderne et ironique. Il associe des couleurs criantes, une tour aux formes qui évoquent certaines Bd américaines, un escalier extérieur bizarre secondant le pilier où circulent les ascenseurs. Des tags subventionnés sur la partie inférieure ont complété de sprays naïfs la dimension artistique du lieu.
Pourquoi avoir fiché cette tour en ce carrefour hostile ? On croyait dur comme fer à la « ville adaptée à la voiture », autogerechte Stadt dans le jargon des urbanistes d’alors (il sévissait non moins à Paris, mais les démolitions de la guerre offraient à Berlin bien davantage de possibilités pour leurs expériences). Quel spectacle plus méditatif pouvait-on alors offrir à la vue des consommateurs que ce paysage mouvant de voitures multicolores avec son flux ininterrompu ? et ce bouquet de couleurs triomphant aux passants ? Quel peintre exubérant avait-il oublié là son pinceau dans la grisaille automobile ? L’élan allègre vers une modernité qu’on se figurait de façon vague comme un processus indéfini et irrémédiable, débouchant sur un jardin enchanté d’une ville à plusieurs niveaux, multicolore et pétillante. C’était l’utopie réalisable.


Indifférent au trafic d’un quartier qui ne le regarde plus, alors qu’il aurait pu en être la vraie fierté, le champignon n’est plus compris. On ne parvient même plus à concevoir l’esprit dans lequel on l’avait imaginé. Il est devenu un témoin mélancolique d’un tournant inattendu pris par l’histoire, c’est-à-dire par nos façons de voir et de ressentir, de vivre.



Est-ce un reste d’optimisme perdu depuis ces années qui nous attache si étrangement à ces constructions orphelines ? Ou l’inévitable désillusion qui accompagne tout projet inaboutit ? N’était-ce comme la promesse d’un fragment de Metropolis glorifiant la contemplation hédoniste de cela même qui détruisait la vie commune, perforait le tissu urbain où il aurait fait bon simplement de se promener… le passant sort du métro, est happé par la galerie commerciale, surplombé par la file absurde des voitures (car dans l’îlot qu’était Berlin-Ouest, on ne pouvait de toute façon aller très loin, même en voiture), et s’évade d’un bond d’ascenseur dans le champignon de couleurs, petite parodie joyeuse de l’impérieuse tour de la télévision surplombant Alexanderplatz. En se moquant, à son échelle, de la grandiloquence idéologique, la hauteur des édifices entrant dans une compétition mondiale accompagnant la course aux armements et toute marque de volonté de puissance bombastique, le champignon ne nous paraît-il pas sympathique, malgré tout ?
Dans la bulle, hors du temps, il esquisse un autre possible de son pinceau à bière.
Il n’est pas besoin d’être une ruine, il suffit de l’indifférence dont font l’objet les survivants, y compris les monuments, pour signifier en profondeur l’expérience historique. L’exercice du passant serait alors de chercher à y percevoir les futurs inaboutis.




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