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Musiciens de Brême, III



Comment comprendre, pour finir, ce titre si décalé ? Jamais nos Musiciens n’iront jusqu’à Brême, jamais ils ne deviendront des Musiciens de Brême.
Il faudrait dire, pour être précis, et juste, des Musiciens municipaux. Leur rêve tient pour partie à ce besoin de sécurité, qui s’incarne dans les structures administratives de la ville, qui employait, depuis tôt dans le Moyen-âge, des musiciens pour accompagner divers offices. Ils apportaient par leur présence de la pompe et de la solennité, de la gravité ou de la joie, selon les exigences de l’occasion.
Et quant à Brême, c’est sans doute, dans les limites de l’horizon de ouï-dire qui circonscrit l’expérience de nos animaux, la pointe extrême de la modernité. Une ville de commerce et d’échanges avec le vaste monde. Une ville d’anonymat, où la disgrâce de leur vieillesse serait moins cruelle. Une ville libre, enfin, par là-même un modèle de l’émancipation. Comment n’en rêveraient-ils pas ? Comment l’accord ne se ferait-il pas entre une ville où le travail est honoré, le commerce prospère, l’indépendance choyée, et des artistes qui furent aussi laborieux, et qui lui apporteraient maintenant un supplément de grâce, une note esthétique ?
Autrement dit, Brême est bien la cité utopique qui attire, comme une étoile, la pérégrination de la bande. Une ville de Lumière où leur existence pourrait se conclure dans la dignité. 

Les Musiciens municipaux de Brême désignent un travail utopique où la conscience de soi retrouvée, conférée par la reconnaissance officielle, s’allie à la transfiguration musicale du quotidien.
Le titre concentre toutes les attentes de l’aspiration sociale, d’un effort réconcilié avec le plaisir, d’une vie accordée à la société comme le sont entre eux les musiciens d’une bande, du lieu de liberté et de prospérité humaine qu’est la ville commerçante. Nous sommes bien loin des châteaux et des contes. Nous sommes, dans le conte, dans l’envers du conte.
Le titre désigne l’utopie même, qui ne se réalisera pas. Et nous enseigne par là une leçon d’opportunité. Qu’il est bon, sans doute, d’avoir des buts, et même des idéaux, pour refuser une condition par trop étriquée qui nous serait faite. Mais qu’il est avisé aussi de savoir les remiser, si une occasion se présente. À l’étoile polaire de la ville hanséatique a donc été substituée par le coq la lueur hésitante d’une cabane dans la nuit, repère de malfrats. Et c’est pourtant en celle-ci, contre toute attente, que l’utopie urbaine se réalisera sans se perdre. Elle n’a pas perdu de son charme, n’étant jamais approchée. Elle inspirera d’autres chiens errants, d’autres chats à noyer.

17.I.2017

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